Pourquoi l'islam est-il spiritualité mais aussi règles juridiques ?

L'islam rappelle à l'homme qu'il lui faut vivre sur terre et satisfaire ses besoins terrestres, corporels et matériels, en tenant compte de ses exigences spirituelles, qu'il lui faut vivre sur terre avec et devant Dieu. Il lui rappelle que le premier niveau de son âme ("ar-rûh ul-hayawânî" ou "an-nafs al-hayawânîyya") est le confluent du corps et du "cœur" ("al-qalb", "ar-rûh al-insânî" ou "an-nafs al-insânîyya"), et donc, de façon naturelle, le siège parfois de tentations, donc de choix, donc de la reconnaissance du bien et du mal. Du bien si les besoins du corps sont satisfaits en tenant compte de ceux du "cœur". Du mal s'ils le sont de façon excessive, c'est-à-dire sans prise en compte des exigences de ce "cœur". "Pourquoi, alors, entend-on souvent dire, l'islam mêle-t-il du juridique au religieux ; pourquoi indique-t-il non pas seulement une droiture du cœur, mais aussi des règles pour le culte de Dieu, et même pour les relations des hommes entre eux ?"La question paraît d'autant plus pertinente qu'on remarque que des musulmans oublient parfois, pendant la prière, la présence du cœur pour ne se focaliser que sur l'observance rituelle des règles.

 

La réponse de Shâh Waliyyullâh :Le savant indien du XVIIIè siècle Shâh Waliyyullâh ad-Dehlawî a répondu à cette question comme suit : "Fondamentalement, le devoir des hommes vis-à-vis de Dieu est qu'ils l'adorent et ne lui désobéissent point. Leur devoir les uns vis-à-vis des autres est qu'ils établissent des relations de bonté et de solidarité, sans jamais se faire du tort, sauf au cas où la nécessité globale y oblige (comme pour toutes les peines prévues pour les criminels)" (Hujjat-ullâh il-bâligha, 1/264).
Un cadre indiquant comment accomplir ces devoirs aussi bien verticaux qu'horizontaux était cependant nécessaire. Car sinon, "certains hommes se seraient suffi de ce qui ne suffit pas : ils auraient prié sans récitation du Coran, ou sans faire de demande à Dieu. Sans horaires indiqués, certains auraient considéré comme suffisant très peu de prières ou très peu de jeûnes. Sans savoir lesquels des actes de la prière sont obligatoires et lesquels facultatifs, il n'auraient pas, en cas d'oubli d'un de ces actes, si leur prière est valable ou pas.
Bref, il fallait que soient indiqués aux hommes non seulement l'existence de ces devoirs, mais également un cadre leur montrant comme les accomplir, avec des horaires, des actes et des conditions d'accomplissement"
(Ibid., 1/256-257).

 

Il en va de même pour les affaires de la vie : à quoi dire oui, à quoi dire non ? Confier cette tâche au seul cœur ou à la seule raison aurait conduit exactement à ce que veut éviter l'islam (cliquez ici pour lire mon article Pourquoi éprouver le besoin d'une révélation ?).

Il fallait donc bien un cadre d'ensemble, un cadre juridique orientant les musulmans afin qu'ils ne tombent pas dans le "tout relatif". A cet effet, les règlements stipulés par le Coran ou les hadîths soit rendent obligatoire, soit recommandent, soit permettent, soit déconseillent, soit interdisent. En même temps que la lettre d'un règlement particulier (juz'î), il existe, au-delà, un principe juridique qui en est la cause (illa) et qui en commande l'application. Toute règle particulière ayant été formulée à propos d'un acte de l'époque du Prophète (sur lui la paix) ne l'est donc que parce que cet acte renferme un principe : c'est la cause (illa) de ce règlement.

Les limites et les orientations juridiques qu'induisent ainsi ces principes entendent indiquer aux hommes lesquels de leurs actes corporels et matériels trahissent, et lesquels au contraire ne trahissent pas leurs exigences spirituelles et / ou sociales.

Et c'est ainsi que, selon Shâh Waliyyullâh, le droit musulman a comme objectif de préserver, dans l'exercice humain de la vie quotidienne, essentiellement deux choses : les exigences humaines spirituelles et sociales. Le 'âlim andalou ash-Shâtibî a pour sa part poussé plus loin l'extrapolation, et a établi que le droit musulman avait comme objectif de préserver cinq choses : la spiritualité, la personne humaine, l'intellect, les biens et la filiation. D'autres ulémas contemporains ont établi par extrapolation d'autres objectifs encore (cliquez ici pour en savoir plus).

Respect des normes (fiqh) et présence du cœur (ihsân) :Le risque, maintenant c'est vrai, est que les musulmanes et les musulmans se contentent d'une application superficielle et littéraliste des règles, sans aller au-delà vers plus de profondeur. Car Shâh Waliyyullâh écrit aussi : "Les actions que dicte l'islam sont à appréhender sous deux angles complémentaires. Le premier est leur aspect visible, sous lequel elles sont réglementées par le droit musulman. Le second est leur lien avec les qualités du cœur , en sorte que leur mise en pratique conduise effectivement à une droiture intérieure" (d'après Hujjat-ullâh il-bâligha, 2/176).

 

Les deux dimensions entrent donc en jeu et sont complémentaires :
- les moyens (la mise en pratique des règles apportées par le Prophète et devant conduire à l'objectif)
- l'objectif (la proximité de Dieu, la droiture du cœur, la justice sociale).

Le respect des règles, et la droiture du cœur... ou la dimension juridique, et la dimension "morale-spirituelle"... le Prophète (sur lui la paix) tenait compte simultanément de ces deux aspects de la réalité humaine : "Dieu ne regarde pas vos visages [s'ils sont laids ou beaux] ni votre fortune [si elle est abondante ou pas], mais Il regarde votre cœur et vos actions" (rapporté par Muslim).

Ainsi, d'un côté, il enseignait le moyen, à savoir les règles juridiques permettant de construire un jeûne (sawm) : les règles concernant l'annulation du jeûne, les repas avant l'aube et après le coucher du soleil, etc. D'un autre côté, il rappelait l'objectif de ce moyen : "Celui qui (malgré son jeûne) ne délaisse pas la parole du mal et l'action du mal, Dieu n'a pas besoin qu'il délaisse nourriture et boisson" (rapporté par al-Bukhârî et Muslim).

C'est bien là le sens de "islam", qui signifie "soumission", sous-entendu "à Dieu", ce qui exprime bien le fait que l'on recherche non seulement la droiture du cœur, mais un accord réel et complet avec ce que Dieu veut.

Ne pas aller vers la profondeur, l'intériorité, et se contenter de l'aspect visible, c'est ne pas se conformer entièrement à ce que Dieu veut de nous. Mais ne pas vouloir de l'aspect visible, le moyen, tel que défini par les sources de l'islam, c'est refuser ce que Dieu a aussi voulu pour nous.

Car celui qui prétend vouloir se passer des moyens que Dieu et Son Messager ont établis pour atteindre le but voulu, ne refuse-t-il pas quelque part de se soumettre à Dieu ? Shâh Waliyyullâh écrit en substance : "Dieu veut-il de nous que nous respections les règlements que Lui et Son Messager nous ont dictés, ou bien veut-il de nous uniquement la droiture du cœur, qui est en somme l'objectif de ces règlements ? Autrement dit, celui qui, sans raison valable, délaisse une des prières (salâts) obligatoires, mais, pendant toute l'horaire de cette prière, ne cesse de penser à Dieu, fait-il un bien ou un mal ?
La vérité est que Dieu veut de nous que nous respections les règlements juridiques qui nous ont été dictés, mais ce d'une façon profonde, en sorte qu'ils nous mènent à la droiture du cœur. Quant à celui qui sait que Dieu a ordonné de faire la prière à telle heure pour penser à Lui, puis la délaisse sans raison valable en prétextant qu'il n'a pas cessé de penser à Dieu sans faire la prière, n'est-ce pas en fait une sorte de refus de ce que Dieu agrée ?"
(Op. cit., 1/268-271).

Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).

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