Peut-on acheter quelque chose sans l'avoir vu (اشتراء ما لم يره) ?

Question :

Peut-on acheter quelque chose qu'on n'a jamais vu ? Peut-on par exemple acheter à quelqu'un des livres au téléphone, alors qu'on n'a jamais vu ces livres ?

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Réponse :

Il faut dire plusieurs choses sur le sujet...

A) S'il s'agit de quelque chose qui est déterminé (mu'ayyan) :

Il y a alors divergence d'opinions entre les ulémas...

D'après un avis (relaté de Ahmad notamment : Al-Mughnî 5/364, ainsi que de ash-Shâfi'î), cela n'est pas permis : les auteurs de cet avis pensent qu'il s'y trouve un flou important (jahâla) et que l'acheteur doit donc voir – ou avoir déjà vu – une chose déterminée (mu'ayyan) pour pouvoir l'acheter.

D'après Abû Hanîfa et Mâlik (et Ahmad selon un des avis relatés de lui), il est permis d'acheter quelque chose de déterminé (mu'ayyan) qu'on n'a pas vu, à condition cependant que le vendeur l'ait décrit (wasf) de façon suffisante : il doit ainsi avoir précisé les catégorie, type, qualité et quantité du bien vendu.
Les photos et descriptions font parfaitement l'affaire (il faut que les dimensions etc. soient aussi mentionnées, afin d'éviter les risques de litiges).
C'est lorsque ces données ne sont pas portées à la connaissance de l'acheteur que le flou (jahâla) est présent dans la vente et que cela est interdit (cliquez ici pour lire l'article au sujet du flou dans la vente ; il s'agit des formes B3, B4, B5 et B6).

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B) Et s'il s'agit de quelque chose qui n'est pas déterminé (ghayr mu'ayyan) :

Deux cas existent :

B.1) Soit la livraison en est prévue immédiatement (hâllan) : cela est permis d'après les ulémas, y compris ash-Shâfi'î qui, dans ce cas, considère cette vente comme une "bay' us-salam al-hâll".
Il faut cependant, d'après Abû Hanîfa (et apparemment d'après Ibn ul-Qayyim aussi), que le vendeur possède déjà cette chose pour qu'il puisse la vendre et qu'on puisse donc la lui acheter (même sans l'avoir vue). Il faut également, d'après tous les ulémas, que la description de l'objet de la transaction ait été faite convenablement, afin d'éviter tout flou (jahâla).

B.2) Soit la livraison en est prévue à un délai fixé : il s'agit alors d'une vente à terme ("bay' us-salam al-mu'ajjal") et cela est permis d'après tous les ulémas, même si le vendeur ne possède pas encore cette chose, et a fortiori même si l'acheteur ne l'a pas vue. Et il faut bien sûr que la description de cette chose ait été faite convenablement, afin d'éviter tout flou (jahâla).

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C) Dans le cas A comme dans le cas B, celui qui a acheté quelque chose qu'il n'avait pas vu dispose-t-il d'un droit de résiliation lorsqu'il la voit (khiyâr ur-ru'ya) ?

Cette question se pose bien sûr uniquement dans le cadre de ceux des avis qui autorisent la vente de ce qu'on n'a pas vu.

D'après Abû Hanîfa, celui qui a acheté quelque chose qu'il n'avait jamais vu ne dispose pas du droit de résilier son achat s'il avait quand même pu voir un échantillon de cette chose et que cette chose est un bien dont les exemplaires ne présentent pas beaucoup de différences les uns par rapport aux autres – par exemple un vêtement neuf fabriqué industriellement (Jadîd fiqhî massâ'ïl, nouvelle édition). Par contre, dans le cas où il avait certes reçu du vendeur une description détaillée de la chose qu'il achetait mais qu'il ne l'avait pas vue ni son échantillon, il dispose du droit de résilier l'achat lorsqu'il voit la chose achetée, même si celle-ci s'avère conforme à la description que le vendeur lui en avait donnée.
Cet avis se fonde sur un Hadîth ("Celui qui a acheté quelque chose qu'il n'avait pas vu dispose du droit de résilier son achat lorsqu'il la voit") qui est rapporté par ad-Dâraqutnî et qui est faible d'après le savant hanafite az-Zayla'î. Le contenu de ce Hadîth est cependant renforcé par ce que des Compagnons ont également dit sur le sujet. Ainsi, Uthmân ibn 'Affân avait vendu un bien à Talha ibn 'Ubaydillâh. Quelqu'un vint dire à Uthmân : "Tu as fait une mauvaise affaire. – J'ai le droit de résilier l'affaire, dit-il, car j'ai vendu ce que je n'avais pas vu." Et quelqu'un dit à Talha : "Tu as fait une mauvaise affaire. – J'ai le droit de résilier l'affaire, dit-il, car j'ai acheté ce que je n'avais pas vu." Tous deux prirent comme arbitre Jubayr ibn Mut'im, qui rendit comme jugement que le droit de résiliation revenait à Talha [l'acheteur] et que Uthmân [le vendeur] ne disposait pas de ce droit (rapporté par at-Tahâwî et al-Bayhaqî, cité par az-Zayla'î, Nasb ur-râya, tome 4 pp. 23-24).

D'après l'avis de Mâlik (Al-Mughnî 5/365) – c'est à cet avis que Ibn ul-Qayyim a donné préférence dans A'lâm ul-muwaqqi'în (cf. Fiqh us-sunna, note de bas de page en 4/37) –, celui qui a acheté un bien qu'il n'avait jamais vu mais dont le vendeur lui avait fait une description détaillée, ne dispose pas systématiquement du droit de résiliation lorsqu'il voit ce bien. Il est au contraire tenu à l'achat qu'il avait conclu pour peu que le bien acheté est livré totalement conforme à la description que le vendeur lui en avait faite. Ce n'est qu'au cas où ce bien s'avère différent de la description qu'il avait reçue du vendeur, qu'il dispose du droit de résiliation (Al-Fiqh ul-islâmî wa adillatuh, p. 3584).

Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).

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