La question du choix du dirigeant. Et si le choix concret diffère de l'idéal, il n'est pas autorisé de chercher à renverser le dirigeant en place. - Ceux qui cherchent à le faire ont tort, et ils en deviennent des Bughât 'ala-l-amîr

Le Prophète (sur lui la paix) a dit : "Celui qui nomme un homme à la tête d'un groupe de gens alors qu'il se trouve dans ce groupe celui qui est plus agréé par Dieu que lui, celui-là a trahi Dieu, a trahi Son Messager et a trahi les Croyants" : "عن ابن عباس، رضي الله عنهما قال: قال رسول الله صلى الله عليه وسلم: "من استعمل رجلا من عصابة وفي تلك العصابة من هو أرضى لله منه، فقد خان الله وخان رسوله وخان المؤمنين" (al-Hâkim, cité dans SSh, p. 9, HI, p. 12).

Les sunnites disent qu'il est nécessaire – c'est une obligation – de confier la direction des affaires de la cité à celui qui en est le plus apte ("al-aslah li-l-wilâya"). Si on avait l'entière capacité de confier le commandement au plus apte et qu'on l'a confié à quelqu'un d'autre par intérêt personnel, on est fautif sur le plan moral. Mais si on désirait sincèrement le confier au plus apte mais qu'on n'a réellement pas pu le faire, alors il n'y a pas faute (MS 1/211).

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Qui est la ou les personne(s) la plus apte(s) pour les postes administratifs ?

Commentant le Hadîth ci-dessus, Ibn Taymiyya écrit qu'il y a deux principes dont il faut tenir compte :
– l'honnêteté ("amâna", fondée sur la foi en Dieu – "khash'yat-ullâh") ;
– les compétences requises par rapport à la fonction ("quwwa") (As-Siyâssa ash-shar'iyya, pp. 15-25).

An-Nadwî a lui aussi cité ces deux principes, qu'il a extraits d'un verset coranique de la sourate Yûssuf :
– l'honnêteté ("kawn ur-rajul hafîzan")
– et les compétences requises par rapport à la fonction ("kawnuhû 'alîman") (Qassas un-nabiyyîn, Qissatu Yûssuf alayhi-s-salâm).

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Comment tenir concrètement compte de ces deux principes ?

Il semble qu'il faille distinguer deux niveaux de commandement :
– celui de "la magistrature suprême" (ici, nous entendons par ces mots le califat),
– et celui des fonctions administratives secondaires.

A propos des fonctions administratives secondaires, Omar ibn ul-Khattâb approuva l'avis de al-Mughîra ibn Shu'ba : par rapport à celui qui a atteint un grand grade de sainteté mais ne possède pas toutes les compétences requises pour la fonction, il est mieux de nommer celui qui possède d'une part le minimum de droiture personnelle exigée même s'il n'a pas atteint un grade très élevé de sainteté, et d'autre part les compétences requises pour la fonction (cf. WK, pp. 74-76). Il s'agit donc, à côté bien sûr du minimum de foi, de piété et autres conditions de droiture minimales, de tenir compte des aptitudes et des compétences de la personne quant à la fonction voulue. Ibn Taymiyya écrit que ces compétences sont liées à la fois à la fonction dont il est question et à la situation du moment (SSh, pp. 15-17).

A propos de la fonction de calife, par contre, il y a eu divergence d'avis entre les Compagnons à propos de savoir qui devait prioritairement y être nommé. Omar ibn ul-Khattâb était d'avis que ceux qui avaient priorité pour la nomination à cette fonction étaient ceux qui non seulement faisaient partie des "as-sâbiqûn al-awwalûn" mais à propos de qui le Prophète avait le plus explicitement dit qu'il était content d'eux. Amr ibn Maymûn rapporte ainsi que, prié de désigner celui qui lui succéderait comme calife, Omar dit : "Je ne trouve personne qui mérite le plus ce poste que les personnages dont le Prophète est mort en étant content d'eux" ; Amr poursuit : "Il cita alors les noms de Alî, Uthmân, az-Zubayr, Tal'ha, Sa'd et Abd ur-Rahmân" (al-Bukhârî n° 3497). Omar cita en fait ici les "ashara mubashshara" (at-Tirmidhî 3847-3848, Abû Dâoûd 4649) qui étaient encore vivants à l'époque – exception faite de Sa'ïd ibn Zayd, qui était encore vivant mais que Omar n'a pas nommé parce qu'il avait un lien de parenté avec lui (FB). Abdullâh ibn Omar pensait lui aussi qu'au sein des Compagnons mêmes, "as-sâbiqûn al-awwalûn" avaient priorité sur ceux qui avaient embrassé l'islam ensuite, et qu'a fortiori les Compagnons avaient priorité sur ceux qui n'étaient pas Compagnons : c'est ce que semble indiquer ce qu'il raconta avoir eu l'intention de dire après l'arbitrage de l'an 37 (al-Bukhârî n° 3882, lire WK pp. 141-142). Pour Omar et Abdullâh ibn Omar, la fonction de calife devait donc revenir prioritairement aux personnages qui étaient des "sâbiqûn".
Mu'âwiya était pour sa part d'un autre avis : Ibn Hajar écrit : "L'avis de Mu'âwiya à propos du califat est qu'il s'agit de donner préférence à celui qui [, tout en étant croyant et pratiquant ce qui est obligatoire,] possède les meilleures dispositions en termes de force, de vision des choses et de connaissance, sur celui qui a une plus grande ancienneté dans l'islam et fait plus de pratiques religieuses [facultatives]" (FB 7/505). Pour Mu'âwiya, il n'y avait donc pas de différence entre les conditions de priorité relatives à la fonction de calife et celles relatives aux postes secondaires.

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Que faire quand le réel est différent de l'idéal ? Se soulever contre le dirigeant en place, pour le remplacer par celui qui est plus proche de l'idéal ?

Le réel, en ce qui concerne le pouvoir, c'est d'être détenteur de l'autorité ; et celle-ci est constituée du fait d'avoir établi la puissance : "فليست هذه أقوال أئمة السنة. بل الإمامة عندهم تثبت بموافقة أهل الشوكة عليها، ولا يصير الرجل إماما حتى يوافقه أهل الشوكة عليها الذين يحصل بطاعتهم له مقصود الإمامة، فإن المقصود من الإمامة إنما يحصل بالقدرة والسلطان، فإذا بويع بيعة حصلت بها القدرة والسلطان صار إماما. ولهذا قال أئمة السلف: من صار له قدرة وسلطان يفعل بهما مقصود الولاية، فهو من أولي الأمر الذين أمر الله بطاعتهم ما لم يأمروا بمعصية الله، فالإمامة ملك وسلطان، والملك لا يصير ملكا بموافقة واحد ولا اثنين ولا أربعة، إلا أن تكون موافقة هؤلاء تقتضي موافقة غيرهم بحيث يصير ملكا بذلك. وهكذا كل أمر يفتقر إلى المعاونة عليه لا يحصل إلا بحصول من يمكنهم التعاون عليه. ولهذا لما بويع علي - رضي الله عنه - وصار معه شوكة صار إماما" (MS 1/203) (lire notre article : Les grandes lignes à propos du détenteur de l'autorité publique).

Or ici deux cas se présentent...

Cas 1) Ce réel est conforme à l'idéal ; dans ce cas il est attendu que le peuple doit faire allégeance à ce dirigeant.

Cas 2) Mais imaginons maintenant qu'il y ait une différence entre ce réel (celui qui est dans les faits le dirigeant) et l'idéal (celui qui mérite d'être dirigeant) (MS 1/213), ou encore que l'établissement du pouvoir ait été fait d'une façon que Dieu n'agrée pas (MS 1/204) :
–--- cas 2.1) soit est parvenue au pouvoir une personne qui, bien que musulmane, ne correspond pas aux critères voulus ; nous avons cité plus haut le Hadîth : "Celui qui nomme un homme à la tête d'un groupe de gens alors qu'il sait qu'il s'y trouve qui est plus agréé par Dieu et son Messager, celui-là a trahi Dieu, Son Messager et les croyants" (al-Hâkim) ;
–--- cas 2.2) soit la personne parvenue au pouvoir l'a été par un moyen qui ne correspond pas à ce qu'il est obligatoire de faire (par exemple il n'y a eu aucune consultation des ahl ul-hall wa-l-'aqd) ; ainsi Omar avait-t-il dit qu'on ne devrait pas faire nommer quelqu'un calife sans qu'il y ait eu consultation préalable entre les musulmans (al-Bukhârî n° 6442).

Qu'est-ce que l'islam demande de faire dans ces deux cas 2.1 et 2.2 ? Faut-il se soulever contre ce dirigeant et le remplacer par celui qui est le plus apte ?

--- Les Kharidjites sont partisans de ce qu'on peut appeler un "idéalisme insurrectionnel" : il y a l'idéal quant à la désignation du dirigeant, et au cas où, dans le réel, la désignation contredit cet idéal, le peuple doit rétablir l'idéal, au besoin en renversant ce dirigeant par la force. C'est cette position qui a fait des Kharidjites dans le passé des hommes littéralistes, puritains, violents.

--- Les Chiites, eux, estiment que le calife légitime ne saurait être qu'un homme appartenant à la descendance du Prophète ; tout autre calife est un usurpateur. Les Chiites pensent de plus que certains personnages de la descendance du Prophète par son gendre Alî disposent d'une infaillibilité dans leurs avis et leurs actes qui est semblable à celle dont le Prophète disposait, une étincelle de celui-ci survivant en eux. C'est dans cette optique qu'ils interprètent la tentative de al-Hussein se rendant à Kufa pour y établir un émirat (alors que les Sunnites en ont une autre lecture, comme nous allons le voir plus loin). Les Chiites sont donc partisans d'un "idéalisme en faveur des personnages rendus infaillibles par la grâce divine". A cela ils ajoutent que cette descendance de Alî se trouve dans l'impossibilité empêcher d'accéder à ce qui lui revient de droit ; leur lecture des événements est que Abû Bakr, Omar et Uthmân auraient "usurpé le droit de Alî" à la fonction de calife ; que même lorsque Alî put enfin exercer ce qui lui revenait de droit, il dut subir l'opposition de la part de Aïcha, Talha et az-Zubayr, puis de la part de Mu'âwiya et 'Amr ibn ul-As ; et que plus tard al-Hussein fils de Alî fut martyrisé dans la plaine de Karbalâ' alors qu'il tentait lui aussi d'exercer la fonction qui lui revenait de droit. Chez les Chiites, il y a donc, à côté de la croyance en l'infaillibilité de Alî et de ses fils, la croyance que ces justes sont opprimés et souffrent face à un monde foncièrement injuste. Ceci fait du chiisme "une doctrine du mystère, de la souffrance et de la passion", qui exalte le martyre pour le martyre, qui, dans certaines régions du monde, a recours aux cérémonies sanglantes d'expiation lors de l'anniversaire du martyre de al-Hussein, et qui évolue avec des thèmes comparables à certains de ceux présents dans le christianisme paulinien.

Dr Al-'Aql a écrit que kharidjisme et chiisme sont certes différents, mais qu'à l'origine il y a un même plant : ce plant, Abdullâh ibn Saba' l'a planté ici et là ; mais en fonction du sol qui l'accueillit, il germa de deux façons différentes ici et là : il en résulta donc ces deux fruits différents que sont le kharidjisme et le chiisme (cf. Maf'hûm ul-iftirâq, p. 32, p. 37).

--- Dans l'orthodoxie Sunnite, il y a un idéal tempéré par du pragmatisme : un idéal quant à la désignation du dirigeant et il est obligatoire de respecter cet idéal (nous l'avons vu au tout début de cette page) ; cependant, au cas où dans le réel, la désignation ne respecte pas cet idéal, il est commandé de faire avec, et de chercher à réformer pacifiquement... Dès que quelqu'un est devenu ainsi détenteur de l'autorité publique, il est le dirigeant "en place", et ce même s'il n'est pas la personne idéale (cas 2.1), ou même s'il est parvenu au pouvoir par un moyen interdit (par exemple le renversement du pouvoir précédent) (cas 2.2) : "وجملة الأمر أن من اتفق المسلمون على إمامته وبيعته، ثبتت إمامته ووجبت معونته، لما ذكرنا من الحديث والإجماع (...). ولو خرج رجل على الإمام، فقهره، وغلب الناس بسيفه حتى أقروا له، وأذعنوا بطاعته، وبايعوه، صار إماما، يحرم قتاله والخروج عليه" (Al-Mughnî, 12/71).

En fait deux cas se présentent ici...

----- a) Si est parvenu au pouvoir un homme alors que d'autres personnes, plus aptes que lui, étaient présentes ("in'iqâd ul-wilâya li rajul ma'a wujûdi aslah minhu li hâdhihi-l-wilâya"), alors il n'y a pas de divergence, entre tous les Ulémas se réclamant du Sunnisme, quant au fait qu'il est interdit de se soulever contre ce dirigeant : il faut faire avec le réel (voir FMAN 3/89 : Al-kalâm fî imâmat il-mafhdûl)...

----- b) La question se pose en fait uniquement à propos des cas où le dirigeant agit injustement ("jawr"), ou bien fait des fautes morales graves publiques ("fisq"), ou bien encore exerce son autorité d'une façon autre que celle menée par le Prophète et les 4 premiers califes, dans les 30 années après lui ("sayr ul-wilâya 'alâ nahjin ghayri nahj il-wilâya ar-râshida")...

Et il y a, pouvant se rapport à ce cas b, un certain nombre de textes dans la Sunna :

------- D'une part on trouve dans la Sunna des Hadîths généraux tels que : "Celui parmi vous qui voit un mal doit le modifier par sa main, s'il ne peut pas par sa main alors par sa langue, et s'il ne peut pas par sa langue alors par son cœur. Et c'est là la plus faible [chose que requiert la] foi" (Muslim 49, le passage entre crochets est une des interprétations relatées par Alî al-Qârî : Mirqât 9/328). "Non ! Jusqu'à ce que vous attrapiez la main de l'oppresseur et l'ameniez sur la vérité" (at-Tirmidhî 3048).

------- Et d'autre part on trouve des Hadîths tels que :
------------ "… Ecoutez bien : celui qui est sous l'autorité d'un dirigeant puis le voit faire un acte de désobéissance à Dieu, qu'il déteste ce que ce dirigeant fait de désobéissance à Dieu mais qu'il ne retire pas sa main de l'obéissance" ("wa lâ yanzi'anna yadan min tâ'atin") (Muslim 1855). "Vous verrez après moi un favoritisme et des choses que vous réprouverez. – Que nous ordonnes-tu alors de faire, Messager de Dieu ? – Vous vous acquitterez de votre devoir et demanderez à Dieu votre droit" (al-Bukhârî 3408, Muslim 1843).
------------ Salama ibn Yazîd demanda au Prophète (sur lui soit la paix) : "Prophète de Dieu, que faire si nous avons un jour des dirigeants qui réclament leur droit mais ne nous donnent pas le nôtre ? – Entendez et obéissez ; ils porteront leur péché et vous porterez le vôtre" (Muslim 1846).
------------ Le Prophète (sur lui soit la paix) dit un jour : "Comment serez-vous lorsque des dirigeants feront preuve de favoritisme à propos de ce fay' ?" Abû Dharr dit alors : "Je mettrai alors mon épée sur mon épaule et frapperai jusqu'à ce que je vienne à ta rencontre [= je passe moi aussi de vie à trépas]. – Ne vais-je pas te montrer ce qui est mieux que cela ? Tu feras preuve de patience jusqu'à venir à ma rencontre" (Abû Dâoûd 4759) (voir MS 2/204, 346-347).
----------- Ubâda ibn us-Sâmit relate avoir fait allégeance au Prophète (sur lui soit la paix) : "sur le fait d'entendre et d'obéir [au dirigeant], dans ce qui (nous) plaît et dans ce qui (nous) déplaît, dans l'aisance et dans la difficulté, et malgré un favoritisme par rapport à nous ; et sur le fait de ne pas disputer le pouvoir à ceux qui le détiennent ; "sauf si vous voyez une incroyance claire ("kufr bawâh"), à propos de laquelle vous détenez une preuve de la part de Dieu"" (al-Bukhârî 6647).
"Entendre et obéir" est une expression signifiant : "ne pas se rebeller contre l'autorité" et non pas : "obéir aveuglément", car il est alors interdit d'obéir à l'ordre du dirigeant de faire ce que Dieu a interdit (sauf s'il y a contrainte : faire l'action dans la forme devient alors autorisé).

Comment concilier ces deux groupes de Hadîths par rapport au cas b suscité ?

--------- L'avis qui est Juste est comme suit :
Il n'est pas permis de chercher à renverser le dirigeant parce que celui-ci est injuste ou fait des fautes morales graves. (Un seul cas fait exception : quand il est clairement établi que le dirigeant de la Dâr al-islâm a apostasié, conformément au dernier hadîth venant d'être cité. Attention : primo, un musulman ayant prononcé une parole de "kufr" n'en devient pas pour autant apostat (de façon mu'ayyan) ; pour plus de détails sur ce point, lire :
- Le musulman qui renie un élément de l'islam quitte-t-il l'islam ? ;
- Celui qui fait une loi différente de celle de Dieu quitte-t-il l'islam ? ;
- De la nécessité de iqâmat ul-hujja quand un musulman prononce une parole de kufr.
Secundo, il faut qu'il y ait présomption de réussite pour entreprendre une telle action vis-à-vis de ce dirigeant étant réellement et certainement devenu apostat : lire à ce sujet : Que faire quand on vit sous l'autorité d'un dirigeant tyrannique ?cf. le Niveau 4.)

Ibn Taymiyya a relaté l'avis de Ibn Hazm (avis contraire de celui que nous venons de voir), puis a écrit que c'est l'avis suscité qui est correct (MS 2/351, 2/346-347).
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Par ailleurs, Ibn Taymiyya a donné préférence (tarjîh) à l'interprétation selon laquelle ce hukm est valable par rapport à tout dirigeant : aussi bien celui qui occupe le poste de calife que celui qui occupe un poste inférieur (MS 2/124-125).

Ibn Taymiyya écrit : "ولهذا كان المشهور من مذهب أهل السنة أنهم لا يرون الخروج على الأئمة وقتالهم بالسيف، وإن كان فيهم ظلم، كما دلت على ذلك الأحاديث الصحيحة المستفيضة عن النبي صلى الله عليه وسلم؛ لأن الفساد في القتال والفتنة أعظم من الفساد الحاصل بظلمهم بدون قتال ولا فتنة، فلا يدفع أعظم الفسادين بالتزام أدناهما. ولعله لا يكاد يعرف طائفة خرجت على ذي سلطان، إلا وكان في خروجها من الفساد ما هو أعظم من الفساد الذي أزالته" : "L'opinion la plus connue chez les Sunnites est qu'ils ne sont pas d'avis de faire de sortie et combattre les dirigeants, même si ceux-ci sont oppresseurs, conformément à ce que montrent les Hadîths authentiques, relatés en grand nombre du Prophète (que Dieu l'élève et le salue). Ceci car le tort qu'entraîne une révolte armée et le trouble (contre les détenteurs du pouvoir) est plus grand que le tort qui résulte de l'injustice que ces (détenteurs du pouvoir exercent) alors qu'il n'y pas de combat (contre eux) ni de trouble. (Or) un tort n'est pas repoussé par un tort plus grand. Et peut-être qu'on ne connaît presque pas de groupe qui ait fait une sortie contre le détenteur du pouvoir, qu'il n'y ait eu dans sa sortie un tort plus grand que le tort que cela (tentait de) faire disparaître" (MS 2/125).

En fait, les Hadîths qui interdisent le renversement de l'autorité injuste ne peuvent pas dater du début de l'islam et avoir été abrogés ensuite (comme l'a dit Ibn Hazm), puisque le Prophète y évoque explicitement une situation qui adviendra après lui ! C'est très clair. Dès lors, les Hadîths autorisant le recours à la force pour changer les abus contiennent une règle générale ('âmm), tandis que les Hadîths interdisant le soulèvement armé contre le dirigeant contient une règle particulière (khâss) ; or il n'y a pas de contradiction entre une règle particulière et une règle générale : la règle particulière fait exception par rapport à la règle générale. Les Hadîths permettant le recours à la force pour mettre fin à ce qui ne convient pas concernent donc les cas autres que celui du dirigeant, vu que les Hadîths cités ensuite ont excepté ce cas-là de la règle générale.

Ibn Taymiyya a aussi écrit : "Rares sont les cas où il y a eu une révolte armée contre le pouvoir et où le tort que cela a engendré n'a pas été plus grand que le bienfait que cela a apporté. On peut prendre l'exemple de ceux qui se sont soulevés à Médine contre Yazîd, ou celui de Ibn ul-Ash'ath lorsqu'il s'est soulevé en Irak contre Abd ul-Malik, ou celui de Ibn ul-Muhallab qui s'est soulevé au Khorassan contre son père, ou encore celui de Abû Muslim qui a organisé la révolte également au Khorassan, ou celui de ceux qui se sont soulevés à Médine et à Bassora contre Al-Mansûr. Ceux qui se soulèvent ainsi soit leur révolte échoue, soit elle réussit mais ils sont ensuite éliminés : Abdullâh ibn Alî et Abû Muslim ont tué quantité de gens (pour les besoins de la révolte), ensuite Abû Ja'far al-Mansûr [pour la famille de qui ils avaient organisé la révolte] les a fait tuer tous les deux. Quant aux gens de al-Harra, quant à Ibn ul-Ash'ath et Ibn ul-Muhallab, leur révolte a de toute façon échoué (…)" (MS 2/346). "Tout ceci montre que le fait que le Prophète ait ordonné de ne pas se soulever contre les dirigeants malgré les abus de ces derniers est cause de bien pour les hommes, aussi bien par rapport à ce qui est lié à l'au-delà qu'à ce qui est lié à ce monde ; et que celui qui a agi différemment de ce que le Prophète a dit là – qu'il l'ait fait avec la volonté délibérée d'agir différemment ou qu'il l'ait fait par erreur d'interprétation –, son action n'a pas apporté du bien mais du tort" (MS 2/347).
"Celui qui médite les Hadîths authentiques relatés du Prophète à ce sujet saura que ce qu'ils disent est ce qui est le plus convenable"
(Ibid.) "C'est pourquoi, lorsque al-Hussein voulut partir pour l'Irak quand ses habitants lui eurent écrit de nombreuses lettres, les plus grands personnages en science et en pratique le conseillèrent de ne pas partir : il y eut Ibn Omar, Ibn Abbas, Abû Bakr ibn Abd ir-Rahmân ibn il-Hârith ibn Hishâm (…). Dieu et Son Messager ne disent de faire que ce dans quoi il y a du bien et il n'y a pas de tort. Mais le 'âlim tantôt parvient à l'avis juste et tantôt fait une erreur d'interprétation. Il apparut ensuite que les choses étaient comme ces personnages l'avaient dit, puisque l'entreprise de al-Hussein n'apporta du bien ni par rapport à ce qui est religieux ni par rapport à ce qui est temporel. Au contraire, les injustes eurent l'occasion de tuer le petit-fils du Prophète. (…) Ce que al-Hussein voulait réaliser de bien ne se réalisa pas et ce qu'il voulait changer de mal ne fut pas changé. Le mal ne fit qu'empirer" (MS 2/347).

An-Nawawî écrit : "وأما الخروج عليهم وقتالهم فحرام بإجماع المسلمين وإن كانوا فسقة ظالمين. وقد تظاهرت الأحاديث بمعنى ما ذكرته. وأجمع أهل السنة أنه لا ينعزل السلطان بالفسق. وأما الوجه المذكور في كتب الفقه لبعض أصحابنا أنه ينعزل وحكي عن المعتزلة أيضا، فغلط من قائله، مخالف للإجماع. قال العلماء: وسبب عدم انعزاله وتحريم الخروج عليه ما يترتب على ذلك من الفتن وإراقة الدماء وفساد ذات البين، فتكون المفسدة في عزله أكثر منها في بقائه" (Shar'h Muslim 12/229).
Que cet avis soit l'avis juste de façon Qat'î, cela est certain.
Cependant, peut-on vraiment parler de Ijmâ' sur le sujet, cela a été discuté.
Le propos de Ibn Taymiyya est peut-être plus précis : lui a écrit (comme nous l'avons vu plus haut) que cet avis est l'avis le plus connu des Sunnites, et qui est conforme aux nombreux hadîths : "ولهذا كان المشهور من مذهب أهل السنة أنهم لا يرون الخروج على الأئمة وقتالهم بالسيف وإن كان فيهم ظلم، كما دلت على ذلك الأحاديث الصحيحة المستفيضة عن النبي صلى الله عليه وسلم؛ لأن الفساد في القتال والفتنة أعظم من الفساد الحاصل بظلمهم بدون قتال ولا فتنة، فلا يدفع أعظم الفسادين بالتزام أدناهما. ولعله لا يكاد يعرف طائفة خرجت على ذي سلطان، إلا وكان في خروجها من الفساد ما هو أعظم من الفساد الذي أزالته" (MS 2/125).

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--------- Quant à ceux qui se réclament eux aussi du Sunnisme (et n'ont donc pas les croyances déviantes des Harûriyyûn) mais qui, par non-connaissance de ce que nous venons de citer, continuent à professer qu'il est mashrû' de chercher à déposer par les armes le dirigeant injuste, ceux- là sont dans une Khata' Qat'î. S'ils passent à l'acte, ils en deviennent, shar'an, des Bughât Khârijûna ala-l-amîr (بغاة خارجون على الأمير), se retrouvant dans le cas 2 cité dans mon article traitant des différents types de combats, tandis que l'autorité en place se trouve alors dans le cas 10 exposé dans le même article.
Al-Hudhaybî semble avoir donné préférence à l'avis disant qu'il est autorisé de combattre le Amîr qui est injuste (voir Du'ât lâ qudhât, pp. 186-191).
Or, ce second avis étant une khata' qat'î, j'adhère pour ma part, et invite à adhérer, à l'avis relaté par Ibn Taymiyya comme étant l'avis connu comme "mash'hûr" au sein du sunnisme.

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La question qui se pose ici est : Le passage à l'acte des gens adhérant à ce second avis, fondé sur cette Khata' qu'ils ont, fait-il alors d'eux des "Kharijites" (خوارج), donc "des gens Hors Ahl us-Sunna wa-l-Jamâ'ah" ?

--- Que Ibn Hazm pense que celui qui est d'avis du Jawâz ul-Khurûj 'ala-l-amîr il-jâ'ïr mais ne partage pas les croyances spécifiques aux Kharijites, celui-là n'est pas un Kharijite ("ومَن وافق الخوارج من إنكار التحكيم وتكفير أصحاب الكبائر والقول بالخروج على أئمة الجَوْر وأن أصحاب الكبائر مخلَّدون في النار وأن الإمامة جائزة في غير قريش، فهو خارجي، وإن خالفهم فيما عدا ذلك مما اختلف فيه المسلمون. وإن خالفهم فيما ذكرنا، فليس خارجيًّا"), que Ibn Hazm pense cela n'a rien d'étonnant, puisque lui-même est de cet avis du Jawâz ul-Khurûj 'ala-l-amîr il-jâ'ïr, qu'il rappelle être l'avis de "certains groupes parmi les Ahl us-Sunna" (FMAN 3/100-106)....

Voici tout le passage qu'il a écrit sur ce point de faire ou de ne pas faire partie des Kharijites, ou des Murjiites, des Chiites ou des Mutazilites :
"وإنما خصصنا هذه الطوائف بهذه المعاني لأن من قال: إن أعمال الجسد إيمان فإن الإيمان يزيد بالطاعة وينقص بالمعصية وإن مؤمنا يكفر بشيء من أعمال الذنوب وإن مؤمنا بقلبه وبلسانه يخلد في النار، فليس مرجئيا. ومن وافقهم على أقوالهم ها هنا، وخالفهم فيما عدا ذلك من كل ما اختلف المسلمون فيه، فهو مرجيء.
ومن خالف المعتزلة
في خلق القرآن والرؤية والتشبيه والقدر وأن صاحب الكبيرة لا مؤمن ولا كافر لكن فاسق، فليس منهم. ومن وافقهم فيما ذكرنا، فهو منهم، وإن خالفهم فيما سوى ما ذكرنا مما اختلف فيه المسلمون.
ومن وافق الشيعة في أن عليا رضي الله عنه أفضل الناس بعد رسول الله صلى الله عليه وسلم وأحقهم بالإمامة وولده من بعده، فهو شيعي، وإن خالفهم فيما عدا ذلك مما اختلف فيه المسلمون. فإن خالفهم فيما ذكرنا، فليس شيعيا.
ومن وافق الخوارج من إنكار التحكيم وتكفير أصحاب الكبائر والقول بالخروج على أئمة الجور وأن أصحاب الكبائر مخلدون في النار وأن الإمامة جائزة في غير قريش، فهو خارجي، وإن خالفهم فيما عدا ذلك مما اختلف فيه المسلمون. وإن خالفهم فيما ذكرنا، فليس خارجيا"
 (FMAN 1/370).

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Cependant, qu'en est-il chez les Ulémas Sunnites qui sont d'avis (c'est l'avis correct) que al-Khurûj 'ala-l-amîr il-jâ'ïr est interdit : ces ulémas disent-ils que celui qui est de l'autre avis (al-Khurûj 'ala-l-amîr il-jâ'ïr est autorisé), celui-là en devient un Khârijî ?

La réponse à cette question a été traitée dans un article spécifiquement dédié.

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Attention, deux points complémentaires sont à noter :

Le premier est que l'avis suscité, qui se fonde sur les Hadîths que nous avons vus, enseigne qu'il est interdit de faire une révolte armée contre le dirigeant injuste.
Il n'enseigne cependant pas qu'il serait interdit de défendre sa vie, sa famille, sa liberté ou ses biens si l'injustice du dirigeant va jusqu'à vouloir les prendre : il est autorisé (jâ'ïz) de défendre ces choses-là (sans que cela soit recommandé) et si on meurt alors on est martyr (inshâ Allâh), conformément au principe général édicté par le Hadîth : "Celui qui est tué en défendant son bien est martyr. Celui qui est tué en défendant sa religion est martyr [c'est-à-dire en défendant par exemple une mosquée face à des attaques armées]. Celui qui est tué en défendant sa vie est martyr. Celui qui est tué en défendant sa famille est martyr" (at-Tirmidhî 1421). Ibn Omar et 'Imrân ibn ul-Hussein, qui disaient bien, certes, qu'on ne doit pas participer aux côtés de l'un ou de l'autre groupe en cas de qitâl ul-fitna, disaient aussi par ailleurs que si, malgré tout, on est attaqué en pareille situation, on a le droit de se défendre (Shar'h Muslim 18/10). Cependant, même alors il s'agit seulement de repousser l'agresseur ; pas de chercher à le renverser (s'il s'agit de l'autorité publique).

Similairement, certains écrits de l'école hanafite affirment qu'en cas d'attaque injustifiée de la part du dirigeant, il est autorisé à l'individu de se défendre. Il n'y a pas de contradiction entre ces écrits, et le Hadîth cité plus haut et interdisant la révolte armée contre le dirigeant : Cheikh Ashraf Alî Thânwî écrit que ce que ce Hadîth interdit, c'est la révolte armée pour le renversement (ou l'affaiblissement) du pouvoir (al-khurûj 'ala-l-amîr) ; or, ce que ces écrits hanafites autorisent (sans en faire une recommandation, précise-t-il), c'est seulement le fait de se défendre contre des attaques armées et donc de tenter de les repousser (ad-difâ' 'an-in-nafs aw il-mâl), et non d'organiser une révolte armée pour renverser le pouvoir ; dans ce Hadîth, "al-amr bi-s-sam' wa-t-tâ'a" désigne donc : "an-nah'y 'an il-khurûj 'ala-l-amîr" et non pas : "an-nah'y 'an id-difâ' 'an-in-nafs wa-l-mâl" (cf. Bawâdir un-nawâdir, Cheikh Ashraf Alî Thânwî, p. 546, lignes 1-3 - Takmilatu fat'h il-mulhim, Muftî Taqî Uthmânî, tome 3 p. 330).

Le second point qu'il est très important de connaître est que ces Sunnites ne sont pour autant pas d'avis qu'il s'agirait de rester passifs face au dirigeant injuste ; ils pensent tout au contraire qu'il faut agir selon la méthode enseignée par le Prophète : "Quel jihad est le meilleur ? demanda un homme au Prophète. C'est une parole de vérité dite auprès d'un dirigeant oppresseur" (an-Nassâ'ï 4209, Ibn Mâja 4012, voir aussi Abû Dâoûd 4344). Il s'agit donc, face à ce genre de dirigeant, de dénoncer par la langue et l'écrit la tyrannie ou les abus et de faire évoluer ainsi les choses. Cet avis interdit la révolte armée, certes, mais il encourage autant que possible la réforme pacifique, par dénonciation, devant le dirigeant, des injustices, et ce de façon franche, courageuse et honnête.

Cet avis est, bien entendu, aussi celui de l'école hanafite : at-Tahâwî a écrit dans sa 'Aqîda : "ولا نرى الخروج على أئمتنا وولاة أمورنا وإن جاروا. ولا ندعوا عليهم. ولا ننزع يدا من طاعتهم. ونرى طاعتهم من طاعة الله عز وجل فريضة ما لم يأمروا بمعصية. وندعو لهم بالصلاح والمعافاة" (point n° 72). Or at-Tahâwî a fait débuter sa 'Aqîda par ces termes : "هذا ذكر بيان عقيدة أهل السنة والجماعة على مذهب فقهاء الملة أبي حنيفة النعمان بن ثابت الكوفي وأبي يوسف يعقوب بن إبراهيم الأنصاري وأبي عبد الله محمد بن الحسن الشيباني رضوان الله عليهم أجمعين، وما يعتقدون من أصول الدين ويدينون به رب العالمين".

On objecte à cela que certains écrits de l'école hanafite stipulent que, en cas de fautes graves [et donc a fortiori au cas où il opprime le peuple], le dirigeant mérite d'être déposé ("yastahiqqu : al-'azl").

C'est vrai, des écrits hanafites le disent. Mais une lecture attentive de ces écrits révèle que cet avis permet en réalité le fait de déposer le dirigeant sans effusion de sang aucune ('azl ul-amîr bi ghayri fitna), alors que les Hadîths interdisent la révolution armée pour déposer le dirigeant (al-khurûj ul-mussallah 'ala-l-amîr) (cf. Bawâdir un-nawâdir, p. 545, Takmilatu fat'h il-mulhim, tome 3 p. 329). Entendons bien la différence !

"Tout cela est bien beau, objecte-t-on alors, mais comment imaginer que le dirigeant d'un pays se laisse déposer sans révolution armée ?"

La réponse est donnée par Muhammad Asad : c'est l'Assemblée représentant le public, celle-là même qui possède le pouvoir d'investir le dirigeant du pouvoir exécutif [ahl ul-hall wa-l-'aqd], qui doit disposer aussi de la possibilité de le déposer par une motion (cité dans Al-Fiqh ul-islâmî wa adillatuh, p. 6194 - tome 8).

Cet avis majoritaire chez les Sunnites constitue donc "l'établissement d'un idéal, contrebalancé par un pragmatisme fondé sur la reconnaissance de l'autorité en place, elle-même contrebalancée par la nécessité de réformer pacifiquement les choses en les tirant vers l'idéal" : il s'agit de garder l'idéal concernant la personne du dirigeant (qu'il s'agisse du poste de calife ou d'un niveau moindre), tout en le contrebalançant par la reconnaissance du dirigeant établi, de même qu'il s'agit d'être déterminé à réformer les choses pacifiquement, de l'intérieur.

Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).

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Signification des sigles :

AMQ : Al-'Awâssim min al-qawâssim, Ibn ul-'Arabî
FB : Fat'h ul-bârî, Ibn Hajar
FMAN : Al-Fissal fi-l-milal wa-l-ahwâ' wa-n-nihal, Ibn Hazm
HB : Hujjat ullâh il-bâligha, Shâh Waliyyullâh
HI : Al-Hisba fi-l-islâm, Ibn Taymiyya
MF : Majmû' ul-fatâwâ, Ibn Taymiyya
MRH : Makânu ra's il-Hussein, Ibn Taymiyya
MS : Minhâj us-sunna an-nabawiyya, Ibn Taymiyya
ShAT : Shar'h ul-'aqîda at-tahâwiyya, Ibn Abi-l-'izz
SSh : As-Siyâssa ash-shari'yya, Ibn Taymiyya
WK : Wâqi'a-é Karbalâ' aur uss kâ pass manzar, eik na'é mutala'é kî rôshnî mein, Cheikh 'Atîq ur-Rahmân as-Sanbhalî.

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