Quelle différence entre recueils de Hadîths et ouvrages de Sîra ?

La Sîra est le nom que les musulmans donnent aux ouvrages consacrés entièrement aux événements de la vie du Prophète (sur lui la paix).

Le terme est en fait une abréviation de : Sîratu Rassûlillâh (sallallâhu 'alayhi wa sallama).

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Le processus de la composition des recueils de Hadîths et des ouvrages de Sîra s'est fait parallèlement :

Au début, les sciences ne forment qu'un seul bloc : elles sont là mais encore "repliées sur leur intérieur". Tout se passe exactement comme pour un jeune plant dont les pousses encore toute vertes sont enroulées sur elles-mêmes : au fur et à mesure de l'attention qu'on lui accorde, le plant grandit, des pousses surgissent qui deviendront ensuite des rameaux et plus tard encore des branches, au même moment où le pied se transformera en tronc. Ainsi, ce qui formait au début un jeune plant constitué d'une mince tige verte devient bientôt un tronc d'où se ramifient plusieurs branches. Celles-ci sont différentes mais non point opposées : elles sont différentes en même temps qu'elles se rattachent toujours et nécessairement à un tronc commun. Ce tronc plonge ses racines profondément dans le sol qui l'a vu naître, et c'est de lui qu'elles s'alimentent. De chaque branche devenue vigoureuse partiront ensuite plusieurs branchettes. Le tout produira feuilles, fleurs et fruits. Au fil du temps, alors que notre arbre est devenu ancien et respectable, le tracé de ses principales branches ne se modifiera plus ; par contre de nouvelles pousses apparaissent toujours. Parfois on procède à un élagage de celles de ces branchettes qui ont poussé dans une direction qui n'est pas la meilleure, allant en contradiction avec d'autres branchettes, voire même avec une branche principale. Cet élagage ne constitue pas une destruction de l'arbre ni même de ses branches principales, mais seulement une continuation de son développement sain et harmonieux.

Il en est de même des sciences islamiques.

Toutes elles plongent leurs racines dans le Coran et la Sunna, c'est-à-dire l'enseignement laissé par le Prophète (sur lui soit la paix), qui a su donner une impulsion pour la recherche de la connaissance.

Mais dans les tout premiers temps qui ont suivi le décès du Prophète (sur lui soit la paix), ces sciences étaient encore à l'état "brut" et étaient soudées l'une à l'autre.
C'est au fur et à mesure que se sont distinguées les sciences du "tafsîr", du "hadîth", de la "'aqîda", du "fiqh" et de la "tazkiya".
C'est ensuite encore que, à l'intérieur de ces 5 branches principales, sont apparues des ramifications telles que les écoles de "tafsîr bi-l-manqûl" et de "tafsîr bi-l-ma'qûl", les sciences de "mukhtalif ul-hadîth" et de "asmâ' ur-rijâl", les écoles de "ahl ul-hadîth" et de ahl ur-ra'y", etc.

C'est l'impulsion initiale, donnée par le Prophète (sur lui soit la paix), pour la recherche de la connaissance qui a conduit à ces codification, ramification et spécialisation. Mais pour que l'élan donné par le Prophète revête cette forme concrète, cela a demandé un certain mûrissement : c'est au fur et à mesure que les techniques de codification s'affinent, en même temps que se produit le phénomène de la nécessaire correction des erreurs venues se greffer sur le tronc après le temps du Prophète.

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Histoire de la codification des ouvrages de la Sîra :

Chez les Compagnons du Prophète les sciences formaient donc encore un même "bloc" : Ibn Abbâs, par exemple, était un savant pluridisciplinaire : il touchait au commentaire du Coran, aux Hadîths du Prophète, à l'extraction de règles juridiques de ces Hadîths, à la connaissance de la poésie arabe, etc.

Parmi les élèves des Compagnons, 4 personnages se font particulièrement remarquer pour leur engouement pour les récits de la vie du Prophète :
- 'Urwa ibn az-Zubayr (m. vers 92),
- Abbân ibn Uthmân ibn Affân (m. en 105),
- Wahb ibn Munabbih (m. en 110)
- et Shurahbîl ibn Sa'd (m. en 123).
On remarque que les deux premiers sont fils de Compagnons.
On remarque aussi qu'à l'exception de Wahb, les trois autres personnages sont nés et ont passé une grande partie de leur temps à Médine, ville d'émigration du Prophète. "Ces quatre personnages sont les quatre premiers piliers dans la rédaction des campagnes du Prophète" écrit Ahmad Amîn (Dhuha-l-islâm 2/323).

Vient le temps d'autres élèves de Compagnons tels que :
- 'Assîm ibn 'Amr ibn Qatâda (m. vers 120),
- az-Zuhrî (m. en 124),
- Abdullâh ibn Abî Bakr ibn Hamz (m. en 135).
Les noms de ces personnages apparaissent beaucoup dans les ouvrages de Sîra composés après eux.

Mais c'est dans la troisième vague de spécialistes qu'apparaîtront les premiers ouvrages.
Cette vague est composée de :
- Mûssa ibn 'Uqba (m. en 141),
- Ma'mar ibn Râshid (m. en 150) – qui est un élève de az-Zuhrî –,
- Ibn Is'hâq (m. en 151),
- son élève Ziyâd al-Bakkâ'ï (m. en 183).
Il y a encore :
- al-Wâqidî (m. en 207),
- Ibn Hishâm (m. en 217)
et Ibn Sa'd (m. en 230).
Mûssa est l'auteur d'un ouvrage concis mais qui ne nous est pas parvenu (Dhuha-l-islâm 2/327).
Il en est de même pour Ma'mar ; seules des citations en seront reprises par des ouvrages de la vague suivante.
L'ouvrage de Ibn Is'hâq nous est parvenu par l'intermédiaire des larges citations qu'en a faites Ibn Hishâm (dont l'ouvrage, As-Sîra an-nabawiyya, est disponible et est même devenu un classique).
De al-Wâqidî, seul nous est parvenu son "Maghâzî", à la différence de "At-Târîkh ul-kabîr" et "At-Tabaqât".
L'ouvrage de son élève Ibn Sa'd, "At-Tabaqât" est par contre disponible et est même un classique.

Les plus anciens ouvrages de Sîra à être parvenus jusqu'à nous :
- l'ouvrage de al-Wâqidî sus-cité : "Maghâzî rassûl illâh",
- des bribes de l'ouvrage de Ibn Is'hâq que Ibn Hishâm a si souvent citées dans sa Sîra nabawiyya,
- la partie de At-Tabaqât ul-kubrâ, de Ibn Sa'd, qui est consacrée à la vie du Prophète.

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Deux points qui font la différence entre les recueils de Hadîths et les ouvrages de Sîra :

Le premier point qui fait cette différence est que les recueils de Hadîths font la part belle aux actes et aux approbations mais aussi et surtout aux paroles du Prophète, et, plus que tout, à ses paroles qui induisent une réglementation ; les récits des événements de la vie du Prophète y figurent aussi, mais de façon sommaire (ces récits sont rassemblés dans ces recueils sous des chapitres nommés : "Siyar", "Maghâzî" ou "Manâqib") ; et on y lit aussi, mais rarement, leur déroulement chronologique.

A l'inverse, dans les ouvrages de Sîra, on trouve plus rarement les paroles du Prophète qui concernent la réglementation. Par contre, les événements de la vie du Prophète y sont relatés de façon détaillée, et, souvent, dans une perspective chronologique.

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Le second et le plus important est sans doute la moindre attention donnée à la chaîne de transmission. Attention : il serait faux de dire que Ibn Is'hâq et Ibn Sa'd n'ont pas mentionné leurs chaînes de transmission à propos des événements qu'ils ont relatés. Cependant, si Ibn Is'hâq mentionne parfois des chaînes de transmission complètes – avec le nom de chacun des maillons qui les composent –, parfois il mentionne des chaînes du type : "Certains gens de science m'ont rapporté que Untel rapporte qu'il a entendu tel Compagnon dire : Lorsque le Prophète eut terminé…" ; qui sont ces "gens de science", il ne le relate pas.
Or c'est là une méthode qui manque de rigueur aux yeux des auteurs de recueils de Hadîths, car elle ne permet pas de vérifier s'ils sont fiables ou pas.

D'autre part, lors du déroulement d'un événement qui s'est étalé sur par exemple toute une journée, il arrive que différents éléments de cet événement soient relatés par différents témoins, chacun relatant un épisode qu'il a vu ou qui l'a marqué davantage que d'autres.
En pareil cas, les auteurs de recueils de Hadîths se font un devoir de relater séparément chacun de ces éléments, selon ce qui leur est parvenu, avec la chaîne complète remontant jusqu'au témoin visuel dudit élément à l'époque du Prophète. Or si Ibn Is'hâq, en pareil cas, mentionne lui aussi parfois chaque élément séparément, parfois il se contente de mentionner un récit global de l'événement, en mentionnant une chaîne de transmission globale (avec "un ensemble de gens de science m'ont rapporté que…") et non pas chaque élément séparément. Une nouvelle fois, c'est, aux yeux des auteurs de recueils de Hadîths, une méthode qui manque de rigueur.

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Deux exemples concrets de divergences entre les données figurant dans les ouvrages de Sîra :

On trouve entre les différents auteurs des ouvrages de Sîra des relations divergentes à propos de certains événements de la vie du Prophète. En voici deux exemples :

Mûssâ ibn 'Uqba relate que la guerre du Fossé a eu lieu au mois de shawwâl de l'an 4, alors que Ibn Is'hâq relate qu'elle a eu lieu au mois de shawwâl de l'an 5 ;

'Urwa et Mussâ ibn 'Uqba relate que la campagne des Banu-l-mustaliq a eu lieu en cha'bân de l'an 5, alors que Ibn Is'hâq relate que ce fut en cha'bân de l'an 6.

Le travail des spécialistes est alors de donner préférence (tarjîh) à l'une de ce genre de relations sur l'autre, d'après les recoupements qu'ils peuvent faire par rapport à d'autres données.

– On peut même citer un exemple où, à propos d'un même point historique, la donnée relatée dans les ouvrages de Sîra paraît plus pertinente que la donnée relatée dans Sahîh ul-Bukhârî : lors de son émigration à Médine, combien de jours le Prophète a-t-il passés à Qubâ', dans les faubourgs de Yathrib (Médine), avant de partir pour Yathrib elle-même :
--- Mûssâ ibn 'Uqba relate : 3 nuits (Fat'h ul-bârî 7/305) ;
--- Ibn Ishâq : 4 jours (Sîrat Ibn Hishâm) ;
--- al-Bukhârî : 14 jours (Sahîh ul-Bukhârî n° 3717).
Al-Bukhârî a rapporté par ailleurs que le Prophète est arrivé à Qubâ' un lundi (n° 3694).
Si on retient également la relation selon laquelle le Prophète a quitté Qubâ' pour Yathrib un vendredi (Zâd ul-ma'âd 3/59), alors on ne trouve en aucun cas 14 jours séparant un lundi d'un vendredi.
Par contre, le chiffre de 4 jours y correspond bien (on ne compte alors pas le lundi). De même que le chiffre de 3 nuits (on ne compte alors ni le lundi ni le vendredi). Ibn Hibbân a justement retenu ce chiffre de 4 (Fat'h ul-bârî 7/305), de même que al-Mansûrpûrî (cf. Ar-Rahîq ul-makhtûm, p. 192, note de bas de page).

Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).

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