Mon père s'en est allé

Samedi dernier, le 21 muharram 1433 / 17 décembre 2011, Dieu a rappelé à Lui mon père, Mohammad Youssouf, dit Younous, fils de Ahmad Lala. Fa innâ lillâhi wa innâ ilayhi râji'ûn.

Tout est arrivé si subitement. Aujourd'hui, 6 jours après, il y a par moments des impressions qui traversent fugitivement mon esprit et où il me semble que je suis enfin réveillé d'un mauvais rêve et que, ça y est, je vais voir mon père apparaître là, au détour d'une porte, avec sa démarche habituelle et ses yeux rieurs ; que décrochant le téléphone portable je vais entendre sa voix à l'autre bout du fil, me saluant par "As-salâmu 'alaykum" et me disant, avant de conclure par un nouveau salâm : "Khudâ hâfiz !" ; ou que je vais entendre son coup de klaxon le dimanche matin parce qu'il est venu chercher mes enfants - ses petits-enfants - pour les emmener faire un tour dans sa voiture.

Hélas... Ce n'était pas un rêve.

"A Dieu appartient ce qu'Il a (re)pris, à Lui appartient ce qu'il a donné, et toute chose est auprès de Lui d'après un délai fixé." Nous aurions aimé pouvoir être ensemble sur Terre pendant encore au moins 10 ans. Mais Dieu en a décidé autrement, et notre raison se soumet à Sa décision. Ce qu'Il fait est toujours juste.

Le coeur est triste. L'oeil pleure. Mais notre raison et notre langue restent soumises à la décision de Dieu.

Mon père est né au mois de rajab 1361 (août 1942) à Toamasina (Tamatave), à Madagascar. Il a donc vécu 71 années d'après le calendrier hégirien, 69 ans d'après le calendrier grégorien.

Il est né et a grandi dans un milieu très modeste. Parti à Antananarivo (Tananarive) pour travailler, il y a commencé à jouer au football le dimanche, et, s'étant révélé particulièrement doué, il a fini par être sélectionné dans... une grande équipe de Madagascar comme gardien des buts. Puis il fut appelé à l'île de la Réunion pour y jouer dans une équipe locale, et c'est ainsi qu'il s'est installé ici, qu'il s'est marié ici, que mes frères et soeur et moi nous sommes nés ici.

La situation pas aisée qui fut la sienne et l'école du football forgeront son caractère et lui donneront différentes qualités que tous lui reconnaissent : être heureux de ce que l'on a au moment présent ; une volonté de travailler pour ne dépendre de personne et pour progresser ; des idées nouvelles pour s'adapter ; des projets nouveaux plein la tête ; une prise de risques calculés ; un enthousiasme, un courage et une ténacité que personnellement j'ai rarement vus chez autrui.

Le Maire de notre ville, qui a, dans un communiqué passé dans la presse lors du décès de mon père, tenu à "saluer [sa] mémoire", y a décrit brièvement son parcours, puis sa présence au sein du conseil (consultatif) des sages de la ville, ajoutant qu'il était "un vecteur d'idées nouvelles" et "un éternel [= perpétuel] porteur de projets".

Mon père avait pratiqué le football dans différentes équipes réunionnaises, la dernière étant celle de la ville de Saint-Louis. J'ai ainsi en mémoire quelques soirées où, après l'école et la madrassa, mon père nous emmenait, mon frère et moi, sur le terrain de cette ville, où nous jouions dans un coin pendant qu'il allait à son entraînement. J'ai aussi en mémoire un dimanche après-midi de mon enfance où mon grand-père maternel avait allumé son poste de radio, et je me souviens avoir capté ces mots de l'animateur : "Nous avons cet après-midi un Younous Lala en pleine forme !". Quel vieux créole de la Réunion ne connaît pas le nom de Younous Lala, ancien gardien de buts ?

Mon père était un sportif accompli : le football, mais aussi, bien que de façon moindre, du volleyball, du basketball, et, finalement, du tennis. Une fois il était arrivé en quarts de finales lors d'un tournoi de tennis de la région, et, alors un peu plus grand, j'étais allé assister à son match à Saint-Pierre, lors duquel il s'était incliné face à l'adversaire.

Mais toutes ces activités liées au Dunyâ, ce fut - grâce à Dieu - sans oublier le Dîn. Mon grand-père paternel, Ahmad, était hafiz ul-qur'ân et officiait parfois les prières obligatoires. Dans la compagnie de cet homme dont moi-même je n'ai eu que des témoignages de sa piété (yahsibu-hu-n-nâssu hâkadhâ), mon père avait dès son enfance à Madagascar acquis les bases de la pratique musulmane. Plus tard, sa rencontre avec le mouvement Tablîgh à la Réunion transformera sa vie et donnera à celle-ci - ainsi qu'à celle de la famille - une tout autre teinte. (Que Dieu rétribue Cheikh Muhammad Ilyâs.) Mon père aimait partir dans les sorties de ce mouvement ; il disait que cela a une teinte que les voyages d'agrément n'ont pas. (C'est au bout de 10 ans après mon retour d'études que mon père a agréé l'idée que j'exposais, à savoir que le Tablîgh n'est qu'un mouvement visant à la revivification de différentes dimensions du Dîn, et non pas une branche même du Dîn.)
Mon père était également l'organisateur de voyages pour le grand pèlerinage à la Mecque, et, grâce à Dieu, il a été la cause (sabab) par laquelle des centaines de réunionnais de situation modeste ont pu réaliser le voyage vers la terre sacrée. Un ami à moi me disait : "Sans l'aide de Dieu, puis ton père, mes parents n'auraient jamais pu accomplir le pèlerinage, car de situation financière trop modeste. Mes parents économisaient chaque jour quelques francs, qu'ils mettaient dans une boîte." (Que Dieu récompense mon père au centuple pour tous ceux - moi et mon épouse y compris - dont il a été le moyen de la venue auprès de ce que le Créateur et Pourvoyeur a appelé "Ma Maison" !) Enfin, ces dernières années, mon père avait eu l'idée d'un Cercle de tous les Débats ; il voulait que le commun des musulmans puissent approfondir par ce biais leurs connaissances dans ce que dit l'islam sur des thèmes variés ; il invitait donc un conférencier à intervenir sur un thème donné, et animait ensuite les questions. Personne n'y avait cru au début, mais cela avait fini par se faire une certaine place.

Il y a de cela 20 ans, un musulman de la même génération que mon père me disait (j'étais alors en vacances dans l'île) : "Ton Papa a l'énergie de dix personnes." Puis : "C'est un homme qui est en avance sur son temps : il a 10 ans d'avance. Aussi bien dans le commerce que dans l'effort pour le Dîn. Mais qu'est-ce que des personnes ont pu lui mettre de bâtons dans les roues !"

C'est mon père qui a été la cause (sabab) que je mémorise le Coran et que j'étudie quelque chose des sciences islamiques. Je me souviens très bien d'un soir, quand j'étais petit (je devais avoir à l'époque 7 ans), où, à table, mes parents me demandèrent si je voulais bien m'engager dans la mémorisation du texte du Coran, devenir hâfiz ul-qur'ân. "Oui, je veux bien" répondis-je. Et c'est ainsi qu'à la madrassa de ma ville commença pour moi sous la conduite de mon professeur l'apprentissage chaque jour ouvré d'une partie du texte sacré. Et alors que seulement quelques mois après, mon père nous avait emmenés en vacances en France métropolitaine, en Espagne, au Maroc et en Angleterre, il avait tenu lui-même à ce que je révise les sourates que j'avais mémorisées (j'avais débuté par la sourate Qâf, et devais mémoriser jusqu'à an-Nâs avant de reprendre par al-Baqara ; et j'étais en fait arrivé jusqu'à la sourate al-Hadîd). Et je me souviens qu'un matin, dans une ville du sud de la France, alors qu'il était prévu que nous nous rendrions en sortie quelque part, il m'avait dit : "Aujourd'hui on ne part pas avant que tu ais terminé de réciter devant moi ta sourate" ; c'était, je crois me souvenir, sourate an-Najm. Je ne la connaissais plus très bien (grâce aux vacances), et il ne m'avait pas grondé, mais avait seulement fait preuve d'intransigeance, ne bougeant pas et exigeant que je puisse la réciter par coeur. Alors que je ne connaissais pas, il me dit simplement : "Quand on a appris, on doit connaître." Finalement on était sortis peu après. (Que Dieu les récompense au centuple, Maman et lui, pour chaque lettre du Coran que je récite aujourd'hui.)

Lors de l'une de ses sorties dans le Tablîgh, en Inde, mon père avait entendu dire qu'il faut rechercher le 'ilm ud-dîn, et que si on a plusieurs enfants, il est bien que l'un d'eux, on l'envoie faire des études en sciences islamiques. Alors, un jour, quand j'étais adolescent, il dit à haute voix à ma mère devant moi : "Anas, je voudrais qu'il parte en Inde pour y faire des études en sciences islamiques". En entendant cela, je me souviens avoir été réticent. L'Inde ? Un pays en voie de développement, et moi, le jeune réunionnais habitué au mode de vie et au confort qui sont les nôtres, partir là-bas ? Non merci. Des études en sciences islamiques ? Je voulais en fait devenir professeur à l'école publique ou ingénieur. J'ai donc exprimé de la réticence. Mon père ne m'a rien imposé. Il m'a travaillé patiemment, sur plusieurs années. Et puis l'idée a fait son chemin, et j'ai été d'accord.

Où partir ? Quand ils ont su qu'il allait envoyer son fils faire des études islamiques, des gens différents ont conseillé à mon père des instituts différents : en Inde tel institut, ou au contraire tel autre ; en Angleterre tel institut ; au Pakistan tel institut. Mon père a alors choisi de demander conseil à un personnage qu'il estimait pieux et qui était de passage à la Réunion. Celui-ci réfléchit puis lui dit de m'envoyer à Tadkeswar, en Inde. Et c'est ainsi que c'est là-bas que j'ai fait des études en sciences islamiques. C'est mon père qui a financé mes voyages pour l'Inde, mes frais de séjour là-bas et les livres dans lesquels j'ai étudié et que je continue à lire.

Un jour, alors que, pendant mes études, j'étais allé pour une partie des vacances en petit pèlerinage ('umra) (grâce à Dieu puis parce que mon père avait bien voulu financer le voyage), j'avais vu dans des librairies de la Mecque des éditions des recueils classiques du Hadîth où, chose différente par rapport aux éditions indiennes, les hadîths étaient numérotés et les noms des chapitres et des titres étaient imprimés en gras avec retour à la ligne. J'ai "flashé" dessus, et ai désiré me les acheter pour que ce soit dans ces recueils que je puisse étudier, l'année suivante, le Hadîth auprès de mes professeurs en Inde. Je me souviens que le recueil de Sahîh ul-Bukhârî m'avait particulièrement ébloui : il s'agit de celui avec la numérotation de Dîb al-Bughâ. Mais je n'avais pas suffisamment de sous, et je ne voulais pas en demander. Alors qu'un jour je téléphonais à mes parents, ma maman me dit que mon papa me demandait si je voulais qu'il m'envoie quelque argent supplémentaire. "Louange à Dieu", dis-je en mon for intérieur. Je lui répondis que c'était gentil, et que je voulais bien, car je voulais acheter quelques livres intéressants. Et c'est ainsi que j'ai pu acheter ces recueils, que par la suite je les ai ramenés en Inde et que j'y ai étudié le Hadîth auprès de mes professeurs indiens. Et, depuis, je continue à lire le Hadîth, et j'enseigne le Hadîth, dans ces recueils que mon père a bien voulu m'acheter il y a de cela 20 années. (O Dieu, récompense-le pour tout cela !)

Le Destin a fait que, la nuit précédant son départ pour l'au-delà (la nuit entre les journées de vendredi et samedi), mon père a organisé in extremis une énième session de son Cercle de tous les Débats ; il avait voulu qu'il n'y ait alors que des questions et des réponses, avec thème entièrement libre. Quand j'y repense maintenant, ce qui n'a été du point de vue des hommes qu'une succession de coïncidences a fait que cette ultime session a eu lieu cette nuit là (alors que 4 jours avant Papa m'avait dit vouloir reporter cette session à la semaine d'après, voire au mois suivant, mais je lui avais alors dis machinalement : "Papa, organise-la cette semaine, tu en feras inshâ Allâh une autre le mois suivant") et que c'est mon humble personne qui a été retenue pour intervenir (alors qu'à ma demande même mon père avait d'abord proposé à trois autres personnes de faire l'intervention, mais toutes avaient un empêchement, et l'ultime changement était intervenu 3 jours seulement avant la session)... Je remercie ici Dieu de tout mon coeur d'avoir fait que, par ce qui d'un point de vue humain a été une suite de coïncidences, c'est moi qui ai été finalement retenu pour répondre aux questions ce soir là. Et, dans son mot d'introduction de cette ultime soirée, contrairement à toutes ses habitudes, mon père a eu des mots où il a rappelé qu'il m'avait envoyé en Inde puis a exprimé son encouragement (et un peu plus) par rapport à ce que mon humble personne fait...

Que Dieu te fasse miséricorde, Papa...
Laka-l-hamdu yâ Allâh...

La nuit entre vendredi et samedi, mon père invitait les musulmans, par des affiches, à se rendre dans une mosquée pour y assister à une énième session de son Cercle de tous les Débats. Exactement 24 heures plus tard, la nuit entre samedi à dimanche, mon père invitait indirectement et bien malgré lui les musulmans à se rendre dans une mosquée pour y accomplir la prière funéraire sur lui.
La nuit entre vendredi et samedi, c'est moi qui avais été désigné pour intervenir lors de l'ultime session du Cercle de tous les Débats, fondée et animée par mon père. La nuit entre samedi et dimanche, c'est moi qui étais désigné pour diriger la prière funéraire sur mon père.

Je me souviens d'un moment où, peu après que mon grand-père paternel - mon Dâdâ - avait quitté ce monde (il est décédé à Saint-Denis), mon père me demanda si je n'oubliais pas, de temps à autre, de réciter des passages du Coran et d'en envoyer les récompenses pour le défunt, comme lui il le faisait (cela est mashrû' d'après certains des mujtahidûn). Aujourd'hui c'est moi qui demande à mon fils s'il n'oublie pas de temps en temps d'envoyer des récompenses pour son grand-père paternel. Un jour j'espère que Dieu fera que mes enfants diront à leurs enfants de ne pas oublier d'envoyer des récompenses pour leur grand-père.

La loi de Dieu est implacable : "Toute âme goûtera à la mort". La pousse apparaît verte, pleine de vie et de promesses ; puis elle se développe emplie d'énergie : bientôt on a un arbre ; un arbre qui procure ombrage sous ses feuilles, qui offre fleurs et fruits ; un arbre qui se dresse plein de solidité ; mais voilà que cet arbre commence ensuite à vieillir ; à la fin il se dessèche, et tombe ; on le transporte alors. Pendant ce temps, sur Terre la vie continue pour les autres...

C'est la réalité de notre vie ici-bas.

Cependant, cette vie terrestre n'est pas le début et la fin. Tout n'est pas fini.

Ce n'est s'il plaît à Dieu qu'un Au revoir, un A bientôt... J'espère de Dieu que, par Sa Grâce et Sa Faveur, Il nous réunira, mes proches et moi, dans les Jardins d'Eden, conformément à ces deux Siennes Paroles : "Ceux qui auront apporté foi et que leurs enfants auront suivis dans la foi, Nous ferons que leurs enfants les rejoignent. Et Nous ne diminuerons en rien le mérite de leurs œuvres. Chaque homme sera responsable de ce qu'il aura acquis" (Coran 52/21) ; "(...) Les jardins d'Eden ; ils y entreront, eux, ainsi que ceux qui en seront aptes parmi leurs parents, leurs conjoints et leurs enfants. Et les Anges entreront auprès d'eux de chaque porte, (leur disant) : "Que la paix soit sur vous pour ce que vous avez enduré". Quelle bonne demeure finale !" (Coran 13/23-24).

Je serais gré aux frères et soeurs qui retirent un quelconque profit des articles de ce site et qui ont une once de mahabba fillâh pour ma personne de bien vouloir faire des invocations pour mon père : que Dieu lui accorde Son Pardon complet et immédiat, et qu'Il fasse de sa tombe un jardin parmi les jardins du Paradis.

Rahimallâhu abî rahmatan wâssi'a...

Print Friendly, PDF & Email