La pensée en mal ("سوء الظنّ", ou, en urdu, "بد گماني") qu'on a au sujet d'une personne, cette personne peut-elle en être elle-même responsable (التعرض لسوء الظن) ? (2/2)

La lecture de l'article-ci sera impérativement précédée de celle de l'article précédent : La pensée en mal ("سوء الظنّ", ou, en urdu, "بد گماني") qu'on a au sujet d'autrui, quand cela demeure-t-il interdit, et quand cela devient-il autorisé ?

Dans ce précédent article, nous avions exposé les deux critères qui font qu'une pensée en mal au sujet d'autrui est interdite ou, au contraire, devient autorisée. Cela concernait donc la personne qui pense en mal (الظانّ).
Mais
qu'en est-il de la personne de qui on pense en mal (المظنون به) : peut-elle être malgré tout responsable de la mauvaise pensée qu'autrui a eue à son sujet, et ce parce qu'elle n'avait pas clarifié, pas expliqué la teneur de ce qu'elle faisait
?

En effet, cela est possible : elle peut en être responsable. Le fait est que, effectivement, dans certains cas, n'ayant pas pris les précautions qu'elle pouvait prendre, elle a donné l'occasion à autrui de penser en mal à son sujet.

Il y a sur le sujet le texte suivant :

Le Prophète (sur lui soit la paix) au sujet de Safiyya :

"عن علي بن حسين، عن صفية بنت حيي، قالت: كان رسول الله صلى الله عليه وسلم معتكفا فأتيته أزوره ليلا، فحدثته ثم قمت فانقلبت، فقام معي ليقلبني، وكان مسكنها في دار أسامة بن زيد. فمر رجلان من الأنصار، فلما رأيا النبي صلى الله عليه وسلم أسرعا. فقال النبي صلى الله عليه وسلم: "على رسلكما، إنها صفية بنت حيي." فقالا: "سبحان الله يا رسول الله!" قال: "إن الشيطان يجري من الإنسان مجرى الدم، وإني خشيت أن يقذف في قلوبكما سوءا، أو قال: شيئا" (al-Bukhârî, 1930).
"عن أنس، أن النبي صلى الله عليه وسلم كان مع إحدى نسائه، فمر به رجل. فدعاه، فجاء، فقال: "يا فلان هذه زوجتي فلانة." فقال: "يا رسول الله من كنت أظن به، فلم أكن أظن بك." فقال رسول الله صلى الله عليه وسلم: "إن الشيطان يجري من الإنسان مجرى الدم" (Muslim 1975).
Alors que le Prophète (sur lui soit la paix) se trouvait en retraite spirituelle dans la mosquée, son épouse Safiyya vint lui rendre visite. Comme, plus tard, de nuit, il la raccompagnait jusqu'à la porte de la mosquée, deux Ansarites passaient. Le Prophète les appela et leur dit : "Ce n'est que mon épouse, Safiyya bint Huyayy." Ils s'exclamèrent : "Sub'hânallâh, ô Messager de Dieu !", car son propos les mit mal à l'aise (B 5865). L'un d'eux dit même : "Si j'en étais à penser en mal au sujet de quelqu'un, ce ne serait certes pas à ton sujet !". Le Prophète fit : "Le Diable circule en l'homme de la circulation du sang. J'ai donc craint qu'il jette dans votre coeur quelque chose de mauvais" (al-Bukhârî, 1930, 5865, etc. ; Muslim, 1974, 1975).

En fait il existe ici deux cas de figure :

--- Cas 3.A) La personne dont quelqu'un pense en mal avait pris ses précautions, clarifiant d'elle-même ce qui pouvait être objet de mauvaises interprétations :

Par exemple : G a subi une virulente critique anonyme, et la personne "H" est venue lui dire qu'elle n'était pas l'auteur de cette critique, afin d'éviter que G pense que c'était elle, H, qui en était l'auteur.

Ou bien la personne H a fait une action qui constituait un indice fort de telle autre chose (qui est mauvaise), et un homme, "T", l'ayant vu faire cette action, H est venue exposer à celui-ci la teneur exacte de l'action qu'elle a faite, afin qu'il ne pense en mal à son sujet.

--- Cas 3.B) La personne n'a pas pris de telles précautions :

Soit qu'elle ne se soucie pas de ce genre de choses.
Soit que, étant d'une nature bonne, elle n'a pas pensé qu'autrui pouvait "mal y penser".
Soit qu'elle se trouvait dans un cas où elle ne pouvait réellement rien faire pour clarifier.

A l'exemple de Aïcha (que Dieu l'agrée), qui était loin de se douter que, en allant chercher son collier, elle resterait en arrière de l'armée car les gens chargés de hisser son palanquin sur le chameau ne se rendraient pas compte qu'elle ne s'y trouvait pas (à cause de son poids léger), et qu'ensuite elle serait trouvée par Safwân et ramenée par lui.
Plus encore : d'une nature bonne, elle était loin de se douter que des gens utiliseraient ce simple fait pour monter cela en épingle et diriger une cabale contre elle et contre son illustre mari, le Prophète. Elle n'apprit la rumeur qu'un mois plus tard, et n'en crut alors pas ses oreilles.
Par ailleurs, bien que, pour une femme, voyager seule avec un homme qui n'est ni son mari ni son proche parent, cela est interdit, Aïcha se trouvait là dans un cas de "recours au moindre des deux maux que présente la situation" (akhaff ul-mafsadatayn), car si elle demandait à Safwân d'aller chercher d'autres personnes avant de venir la récupérer, elle restait seule dans le désert, ce qui constituait un tort plus grand encore...

Attention cependant à bien comprendre un point : Chacun de ces deux cas 3.A et 3.B peut coexister avec n'importe lequel des autres cas 2.A et 2.B (cités dans l'article précédent).

C'est-à-dire qu'il arrive qu'une personne :
- était en train de faire une action en soi autorisée mais très susceptible, par rapport à d'autres facteurs présents, d'être interprétée naturellement comme une mauvaise action, constituant alors un indice suffisamment fort d'une mauvaise action (et que cette personne se trouvait donc dans le cas 2.B),
- et n'ait pourtant pas pris de précaution pour clarifier la teneur de ce qu'elle était en train de faire (et reste donc dans le cas 3.B).

Etant donné que ce qu'elle faisait constitue un fort indice d'une teneur particulière de cette mauvaise action (soit le cas 2.B), le fait qu'un homme, l'ayant vu faire cette action, ait dit du mal d'elle, cela ne constitue pas un péché pour lui (à condition, comme l'a dit Cheikh Thânwî qu'il distingue "la probabilité" de "la certitude", et donc qu'il n'accuse pas l'autre devant tout le monde : le cheikh écrit que "penser en mal au sujet (d'une telle personne), cela est autorisé. Cependant, cela ne doit pas aller jusqu'à la certitude (yaqîn)" : Bayân ul-qur'ân). Ayant remarqué que cet homme l'a vue faire cette action, la personne aurait dû prendre des précautions, et clarifier devant cet homme la teneur exacte de ce qu'elle faisait.

Ainsi, une personne a un proche parent qui se rend dans un bar à vins pour y boire. N'ayant pas d'autre solution, elle se rend elle aussi dans ce bar, non pas pour y boire ni profiter de son ambiance, mais pour essayer de raisonner son parent et le ramener à la maison. Elle est aperçue, plusieurs jours de suite, sortant du bar et y entrant, par Untel (dont la boutique est en face), et elle voit bien que cet Untel est surpris de la voir en pareil lieu. Si elle n'explique pas ce qui l'a amenée à entrer et à rester longtemps dans ce bar, il est attendu que l'autre dise du mal d'elle.
Par contre, si elle ne savait pas que cet homme l'a vue, alors l'homme ayant pensé en mal à son sujet n'est pas fautif (vu que cela était un fort indice), et elle non plus n'est pas fautive (vu qu'elle ne pouvait rien faire).

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Cependant, il se peut aussi très bien, par ailleurs, qu'une autre personne :
- n'ait pas pris de précautions pour clarifier la teneur de ce qu'elle était en train de faire (restant donc dans le cas 3.B),
- mais faisait quelque chose ne constituant pas un indice suffisant pour autoriser autrui à penser en mal à son sujet (et était donc dans le cas 2.A).

En d'autres termes :
- il n'y avait pas, en ce que fait cette personne, d'indice fort (qarîna qawiyya) autorisant autrui à penser en mal d'elle (2.A). Ce qu'elle a fait constituait seulement un indice possible (qarîna muhtamala), voire un indice faible (qarîna dha'îfa), lesquels ne rendent absolument pas autorisé qu'on interprète mal ce que cette personne faisait, n'en parlons plus d'exprimer cette mauvaise pensée en public ;
- en même temps, cette personne n'a pas pris des précautions qu'elle aurait dû prendre pour éviter de voir sa réputation être ternie. Elle aurait dû le faire, vu que de nombreux hommes sur Terre sont (de façon contraire à la Sunna) à l'affût pour salir autrui (3.B), acceptant ce que le Diable leur suggère (et tombant alors dans le péché). De nouveau, par contre, si elle ne pouvait pas prendre de telles précautions, aucun reproche ne peut lui être fait ;
- mais en tous cas, qu'elle ait pris ces précautions ou qu'elle ne les ait pas prises, cela n'autorise pas autrui à penser en mal à son sujet, à cause du niveau insuffisant des indices..

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Quand le Prophète (sur lui soit la paix) clarifia devant les deux passants que la femme qu'il raccompagnait de nuit était son épouse Safiyya :

--- Cela ne signifie pas que s'il ne l'avait pas fait, il n'aurait pas été interdit à ces deux hommes de penser qu'il avait une amante. Car ce qu'il faisait ne constituait nullement un indice fort (vu que le seul fait de voir un homme en compagnie d'une femme n'est pas un indice suffisant pour dire que c'est là son amante ; au contraire, le principe premier est l'innocence ; cela constituait seulement un cas 2.A). Si ces deux musulmans avaient pensé volontairement en mal à son sujet, ils auraient été fautifs auprès de Dieu.

--- Cela signifie seulement que le Prophète, connaissant les ruses du Diable voulait éviter à ces deux musulmans de tomber dans une pensée de kufr akbar, par le fait de penser en mal au sujet de leur prophète. C'est ce qu'il a exprimé en ces termes : "Le Diable circule en l'homme de la circulation du sang. J'ai donc craint qu'il jette dans votre coeur quelque chose de mauvais".

--- Cela signifie aussi que le Prophète était soucieux de sa réputation, en tant que Messager de Dieu. Et ce d'autant plus que, ayant vécu douloureusement la précédent de la calomnie contre Aïcha (qui s'était produite en l'an 5, et Safiyya était devenue épouse en l'an 7) et sachant qu'à Médine il y avait toujours des Hypocrites, il ne voulait pas laisser à autrui l'occasion de salir sa réputation. (C'est pour une raison comparable, bien que dans un tout autre registre, qu'il a refusé qu'on sanctionne Dhu-l-Khuwayssira ayant prononcé une claire parole de kufr akbar : il a expliqué qu'il ne voulait pas que les hommes disent qu'il faisait tuer ceux qui étaient autour de lui sans raison apparente : lire notre article sur le sujet).

Ibn Hajar a exposé ces 2 raisons :
--- la première : "والمحصل من هذه الروايات أن النبي صلى الله عليه وسلم لم ينسبهما إلى أنهما يظنان به سوءً لما تقرر عنده من صدق إيمانهما. ولكن خشي عليهما أن يوسوس لهما الشيطان ذلك لأنهما غير معصومين، فقد يفضي بهما ذلك إلى الهلاك؛ فبادر إلى إعلامهما حسما للمادة وتعليما لمن بعدهما إذا وقع له مثل ذلك. كما قاله الشافعي رحمه الله تعالى؛ فقد روى الحاكم أن الشافعي كان في مجلس بن عيينة فسأله عن هذا الحديث فقال الشافعي: إنما قال لهما ذلك لأنه خاف عليهما الكفر إن ظنا به التهمة؛ فبادر إلى إعلامهما نصيحة لهما قبل أن يقذف الشيطان في نفوسهما شيئا يهلكان به" (FB 4/355) ;
--- et la seconde : "وفيه: التحرز من التعرض لسوء الظن والاحتفاظ من كيد الشيطان والاعتذار" (FB 4/355).

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Ibn Hajar relate ensuite de Ibn Daqîq il-'Îd que tout le monde, mais particulièrement les ulémas, doivent prendre ce genre de précautions, du genre de celle que le Prophète a prise lors de l'épisode avec Safiyya :

"قال ابن دقيق العيد: وهذا متأكد في حق العلماء ومن يقتدى به؛ فلا يجوز لهم أن يفعلوا فعلاً يوجب سوء الظن بهم وإن كان لهم فيه مخلص، لأن ذلك سبب إلى إبطال الانتفاع بعلمهم. ومن ثم قال بعض العلماء: ينبغي للحاكم أن يبين للمحكوم عليه وجه الحكم إذا كان خافيا، نفيا للتهمة" (FB 4/355-356).

Ceci s'explique par le fait que les ulémas sont "les héritiers des prophètes", et ce qu'ils font et disent est donc considéré globalement comme modèle à suivre pour le commun des musulmans (je dis bien "globalement", voulant dire par là : "à un degré moindre que celui du Prophète, car lui est infaillible, alors que les ulémas ne le sont pas, faisant donc des erreurs d'interprétation ainsi que des fautes morales").
Ash-Shâtibî
écrit ainsi au sujet du 'âlim : "وأن قوله نافذ في الأشعار والأبشار؛ وحكمه ماض على الخلق؛ وأن تعظيمه واجب على جميع المكلفين، إذ قام لهم مقام النبي، لأن العلماء ورثة الأنبياء" (Al-Muwâfâqât, 1/60 ; voir aussi 2/595-597).

Les ulémas doivent donc s'abstenir de faire des choses qui pourraient réellement être mal interprétées par beaucoup de gens, sans les clarifier, car, comme l'a écrit Ibn Daqîq il-Îd, les gens pourraient alors cesser de profiter de leur savoir.

Cependant, cela marche dans les deux sens : les autres ulémas ont eux aussi le devoir de s'abstenir de "sauter sur l'occasion" pour descendre un 'âlim qui ne fait pas partie du même groupe qu'eux, lui reprochant même parfois, en sus, d'être le responsable de la campagne qu'ils mènent contre lui, car n'ayant pas pris les précautions nécessaires pour qu'ils n'interprètent pas mal son action. Nous l'avons vu plus haut, cela n'est pas valable pour tous les cas de figure.

Les autres ulémas devraient également s'abstenir de reprocher à certains de leurs semblables d'avoir fait quelque chose qui pourrait être mal interprété ("En tant que muqtadâ, il ne doit pas faire telle action, même si en soi elle est autorisée !"), alors même que eux font par ailleurs la même chose, et même plus.

Si vraiment nous avons du souci pour la crédibilité des ulémas, alors cela doit valoir pour tous les ulémas méritant ce qualificatif. Car n'oublions pas, comme l'a écrit Muftî Taqî 'Uthmânî, que ""ulémas" n'est pas le nom donné à une personne qui est le dirigeant d'une organisation. Toute personne qui est telle qu'elle a acquis le 'ilm ud-dîn selon des bases correctes, celle-là est "'âlim" et "héritier du Prophète (sur lui soit la paix)"" (Islam aur djiddat passandî, p. 62) ; n'oublions pas non plus que ""âlim" est le qualificatif que, pour l'acquérir, il n'y a pas la condition d'une couleur ou ascendance particulières. Durant ces 14 siècles, il y a eu des ulémas de toutes les couleurs de peau et de toutes les ascendances (…)" (Ibid., p. 62).

Ne fais pas à autrui ce que tu n'accepteras pas qu'on te le fasse.

Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).

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