Quand le Prophète (صلى الله عليه وسلّم) prenait en considération les données du Réel (الواقع) dans certain de ce qu'il disait et faisait. (4ème partie.)

I) Il y a certes des points au sujet desquels le Prophète (صلى الله عليه وسلّم) est demeuré sur une posture : Les propositions différentes (voire parfois les critiques) ou les incompréhensions de ceux qui étaient avec lui ne l'ont absolument pas fait changer de posture.
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II) Mais il y a aussi, par ailleurs, des points au sujet de quoi le Prophète (paix et salutation soient sur lui) a pris en considération le Réel, et a donc fait quelque chose de particulier (qu'il n'aurait pas fait sans ce Réel) ; ou a fait quelque chose qui était différent de ce qui se faisait précédemment (dans un autre Réel) ; ou a modifié ce qu'il pensait, disait ou faisait précédemment (et ce à cause de ce qu'il a vu ou entendu de ce Réel).

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I) Il y a certes des points au sujet desquels le Prophète (صلى الله عليه وسلّم) est demeuré sur une posture : Les propositions différentes (voire parfois les critiques) ou les incompréhensions de ceux qui étaient avec lui ne l'ont absolument pas fait changer de posture :

--- L'épisode le plus connu relevant de ce cas est celui de la conclusion de la paix entre les Musulmans et les Mecquois, à al-Hudaybiya, en l'an 6. C'était le Prophète lui-même qui, lorsque immobilisé près de ce point d'eau, avait suggéré un traité de paix à l'émissaire mecquois Budayl : "فقال رسول الله صلى الله عليه وسلم: "إنا لم نجئ لقتال أحد، ولكنا جئنا معتمرين. وإن قريشا قد نهكتهم الحرب وأضرت بهم؛ فإن شاءوا ماددتهم مدة ويخلوا بيني وبين الناس، فإن أظهر، فإن شاءوا أن يدخلوا فيما دخل فيه الناس فعلوا، وإلا فقد جموا" (al-Bukhârî, 2581-2582, avec Fat'h ul-bârî.)
Après que le traité de paix eut été signé et après avoir vu Abû Jandal (un jeune musulman retenu et persécuté à La Mecque) arriver jusqu'à eux (après s'être échappé de chez lui) portant encore ses entraves mais être renvoyé chez ses bourreaux, les Compagnons furent estomaqués : comment s'en retourner à Médine sans avoir pu entrer à La Mecque y accomplir le petit pèlerinage alors même que le Prophète avait dit avoir vu en rêve qu'il accomplissait ce petit pèlerinage (FB 5/424), et cela, de surcroît, après avoir accepté un traité comportant des clauses aussi désavantageuses pour les musulmans ? Aussi, lorsque le Prophète leur dit : "Allez. Sacrifiez les bêtes et rasez-vous la tête (ici même)", aucun d'entre eux ne bougea tellement ils étaient tous abasourdis par ce qu'ils venaient de vivre [et cela inclut Abû Bakr et 'Alî ibn Abî Tâlib]. Le Prophète répéta son ordre encore 2 fois supplémentaires. Aucune réaction. Ce fut seulement lorsque, suivant en cela le conseil de son épouse Ummu Salama, le Prophète se mit à sacrifier lui-même en silence, que les Compagnons se mirent à faire de même (al-Bukhârî, 2581).
Sur le chemin du retour, de très nombreux Compagnons étaient dominés par un sentiment de tristesse et de dépit : "وهم يخالطهم الحزن والكآبة" (Muslim, 1786). Abû Bakr avait pour sa part alors recouvré sa sérénité. Mais Omar ibn ul-Khattâb ne put se retenir d'abord de questionner Abû Bakr, puis de venir questionner le Prophète : comment avait-il pu conclure un tel traité de paix avec les Mecquois, alors que telle chose et telle chose ? Le Prophète lui répondit : "Ibn al-Khattâb, je suis le Messager de Dieu, et Il ne me fera pas échouer" (al-Bukhârî, 4563, Muslim, 1785). Ce n'était pas de la part de Omar un doute quant à la véracité du Prophète, c'était un doute quant à la pertinence (rujhân ul-maslaha) de ce traité qu'il avait conclu : en fait il arrivait que des Compagnons proposent autre chose au Prophète, par perception d'une maslaha différente. Et c'est que Omar fit ce jour-là aussi. Cependant, ce jour-là il insista trop. Et à la fin le Prophète lui dit : "Omar, tu me vois être d'accord, et tu refuses ?" : "حتى قال لي: يا عمر تراني رضيت وتأبى" (FB 5/424 et 13/353).
Plus tard, relatant cette épisode, Omar dira aux musulmans : "Restez circonspects quant au Ra'y par rapport au Dîn" : "اتهموا الرأي على الدين فلقد رأيتني أرد أمر رسول الله صلى الله عليه وسلم برأي وما آلوت عن الحق" (FB 5/423 et 13/353). Il relate d'ailleurs : "Je n'ai cessé (par la suite) de faire des jeûnes, de donner des aumônes, de faire des prières et d'effectuer des affranchissements, de ce que j'ai fait, par crainte pour la parole que j'avais dite ce jour là. Jusqu'à ce que j'ai espéré que cela a constitué un bien (qui a contrebalancé ce que j'avais dit ce jour-là)" (Ahmad, 18910 ; voir aussi al-Bukhârî, 2581).
Plus tard encore, à Siffîn, à ceux du groupe de Alî qui refuseront que Alî accepte l'arrêt des hostilités avec le groupe de Mu'âwiya, Sahl ibn Hunayf rappellera n'avoir, à al-Hudaybiya, lui non plus pas approuvé que le Prophète conclue un traité de paix avec les Mecquois : "Si j'avais alors pu, j'aurais refusé ce que le Prophète avait décidé" ; or, conclut-il, "Dieu et Son Messager savent mieux" [et les bienfaits de cette paix nous sont en effet apparus plus tard]. Sahl ibn Hunayf en déduisit le propos suivant, qu'il tiendra à Siffîn à ceux qui, donc, refuseront l'arrêt des hostilités (et qui finiront par devenir les Kharijites) : "Restez circonspects quant à votre Ra'y par rapport à ce que votre Dîn (enseigne)" : "يا أيها الناس اتهموا رأيكم على دينكم، لقد رأيتني يوم أبي جندل، ولو أستطيع أن أرد أمر رسول الله صلى الله عليه وسلم عليه لرددته. وما وضعنا سيوفنا على عواتقنا إلى أمر يفظعنا إلا أسهلن بنا إلى أمر نعرفه، غير هذا الأمر" (al-Bukhârî, 3953, 3010, 3011, avec FB).

--- Lors du partage de ce qui avait été obtenu à Hunayn, en l'an 8, lorsque le Prophète donna une part particulièrement importante de la quinte (khums) à certains personnages parmi les Quraysh, certains Ansâr exprimèrent leur étonnement à cette occasion : "… Le Prophète donne à des gens de Quraysh et pas à nous, alors que nous avons récemment combattu ces Qurayshites ?" Le Prophète leur expliqua alors qu'il le faisait parce que ces personnages venaient de quitter l'incroyance (al-Bukhârî, 2978, Muslim, 1059). Il ne changea donc absolument pas cette façon de faire, bien que, différemment de ces Ansâr qui exprimaient seulement un questionnement, il y eut certains autres hommes (à l'instar de Dhu-l-Khuwayssira) qui le dénigrèrent de façon virulente à cause de cela.

--- Lors du pèlerinage d'Adieu, en l'an 10, un certain nombre de Compagnons avaient prononcé la formule de sacralisation avec l'intention d'accomplir seulement le grand pèlerinage. Mais, après qu'ils eurent accompli les rites de ce qui devait constituer le début du grand pèlerinage, le Prophète ordonna, par maslaha, à "ceux qui n'avaient pas emmené avec eux d'animal destiné au sacrifice" :
- de changer leur intention et considérer les rites déjà accomplis comme constituant un petit pèlerinage,
- et de quitter l'état de sacralisation jusqu'au matin du 8 dhu-l-hijja, date du début des rites du grand pèlerinage.
Certains Compagnons
rechignèrent alors à faire ces deux choses
(Muslim, 1216/143) (al-Bukhârî, Muslim 1216/141). Cela leur semblait nuire à la piété.
Le Prophète leur tint alors un discours dans lequel il insista sur le fait d'appliquer son ordre. Il leur rappela qu'il était le plus pieux d'entre eux, et ajouta : "N'était-ce les animaux de sacrifices avec moi (emmenés depuis Médine), j'aurais (moi aussi) fait ce que je vous ordonne de faire. Mais aucune action interdite (à cause de l'état de sacralisation) ne peut devenir licite pour moi tant que l'animal de sacrifice ne parvient pas à sa destination" (al-Bukhârî, Muslim 1216).

--- En l'an 11, le Prophète désigna le jeune Ussâma ibn Zayd comme chef d'un groupe qu'il voulut envoyer vers Shâm. Dans ce groupe se trouvait de grands Compagnons, parmi lesquels Omar ibn ul-Khattâb. Certaines personnes critiquèrent alors le choix de Ussâma comme chef. Mais le Prophète maintint son choix et, lors d'un discours, dit simplement : "Si vous critiquez le fait qu'il soit chef, eh bien vous aviez critiqué aussi auparavant le fait que son père soit chef. Mais par Dieu, son père méritait d'être chef ; et il faisait partie de ceux que j'aime le plus. Et celui-ci, après lui, mérite d'être chef, et il fait partie de ceux que j'aime le plus. Je vous le recommande, il fait partie de ceux qui parmi vous sont pieux" : "عن عبد الله بن عمر رضي الله عنهما أن رسول الله صلى الله عليه وسلم بعث بعثا، وأمر عليهم أسامة بن زيد، فطعن الناس في إمارته، فقام رسول الله صلى الله عليه وسلم فقال: "إن تطعنوا في إمارته فقد كنتم تطعنون في إمارة أبيه من قبل، وايم الله إن كان لخليقا للإمارة. وإن كان لمن أحب الناس إلي، وإن هذا لمن أحب الناس إلي بعده" (al-Bukhârî, 4199, Muslim, 2426). "عن عبد الله بن عمر أن رسول الله صلى الله عليه وسلم، قال وهو على المنبر: "إن تطعنوا في إمارته - يريد أسامة بن زيد - فقد طعنتم في إمارة أبيه من قبله، وايم الله إن كان لخليقا لها، وايم الله إن كان لأحب الناس إلي. وايم الله إن هذا لها لخليق - يريد أسامة بن زيد - وايم الله إن كان لأحبهم إلي من بعده، فأوصيكم به فإنه من صالحيكم" (Muslim, 2426).

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II) Mais il y a aussi par ailleurs des points au sujet de quoi le Prophète (paix et salutation soient sur lui) a pris en considération le Réel, et a donc fait quelque chose de particulier (qu'il n'aurait pas fait sans ce Réel) ; ou a fait quelque chose qui était différent de ce qui se faisait précédemment (dans un autre Réel) ; ou a modifié ce qu'il pensait, disait ou faisait précédemment (et ce à cause de ce qu'il a vu ou entendu de ce Réel) :

A) Et c'est le Prophète (sur lui soit la paix) lui-même qui a fait cette analyse du Réel :

--- "J'avais pensé interdire le ghîla. Jusqu'à ce que je pense au fait que les Romains et les Perses pratiquent cela, et cela ne cause pas de tort (conséquent) à leurs enfants"
"عن عائشة، عن جدامة بنت وهب الأسدية، أنها سمعت رسول الله صلى الله عليه وسلم يقول: "لقد هممت أن أنهى عن الغيلة. حتى ذكرت أن الروم وفارس يصنعون ذلك، فلا يضر أولادهم" (Muslim, 1442, Abû Dâoûd, 3882).
(* Le ghîla : le fait que la femme allaite un nourrisson alors qu'elle est enceinte ; ou le fait que, pendant les mois où elle allaite un nourrisson, le mari ait des relations intimes avec sa femme, ce qui est susceptible de la rendre enceinte. En fait les deux reviennent au même : le lait de la femme qui est enceinte parfois diminue, parfois perd de sa valeur nutritive.)
On voit là qu'il s'agit bien d'une réflexion, d'un ijtihad, par rapport au réel (wâqi') :
- le principe, la règle générale, est : "Ce dont on sait que cela rend l'homme faible physiquement (ou en mauvaise santé physique), il est interdit de le faire" ; ce principe, le Prophète l'a appris par la Révélation ;
- mais l'application de ce principe à des cas concrets dépend pour partie de la connaissance du réel ;
- le Prophète fit donc ici son ijtihad : à un moment il avait pensé interdire le ghîla, parce qu'il a pensé que cela produit des hommes faibles physiquement. Cependant, ayant continué la réflexion et l'observation, il se souvient ensuite d'un autre élément dans ce réel, qui montre que cela n'est pas vérifié ; il se ravisa alors et n'interdit pas le ghîla.
Dans le premier temps, il penchait (maylân) donc vers le fait de déclarer cela "interdit". Mais après la continuation de la réflexion, ce qui émergea (zann ghâlib) dans son esprit fut le tarjîh de ne pas déclarer cela interdit. On remarque que, tant qu'il n'avait pas mené complètement sa réflexion et qu'il demeurait dans un simple maylân, il ne formula rien à l'attention de gens de sa Umma.
Si le Prophète avait émis l'interdiction du ghîla, cela aurait constitué un amr ta'abbudî
. Et Dieu lui aurait alors fait savoir qu'il avait fait une erreur d'ijtihad. Mais il est parvenu de lui-même, par le biais d'une nouvelle réflexion, à savoir que interdire cela était erroné.

--- Suite au questionnement de Aïcha sur le sujet, le Prophète (que Dieu le bénisse et le salue) lui a relaté que, avant la venue de l'islam, alors que l'édifice de la Kaaba avait été affaibli et que les Quraysh voulaient le rénover, ils avaient pris la résolution de n'y employer que ce de leur argent dont le mode d'acquisition avait été irréprochable sur le plan de la morale (pas d'argent issu des revenus de prostitution, pas d'intérêt, pas d'argent acquis par une quelconque injustice sur des hommes). Ceci se passait 5 ans avant le début du prophétat (Fat'h ul-bârî 3/557-558). L'argent répondant à ce critère qui put alors être récolté fut insuffisant pour reconstruire l'édifice de la Kaaba en entier, selon les fondations de Abraham. Les Quraysh ne purent alors reconstruire qu'un édifice légèrement moins long, une petite partie restant hors édifice et constituant (une partie de) ce qui est appelé le "Hijr" (ou "Hatîm"). Par ailleurs, afin de n'y laisser entrer que ceux des pèlerins qu'ils voudraient bien, les Quraysh avait surélevé la porte d'entrée de la Kaaba.
Aïcha demanda au Prophète pourquoi [ayant déjà conquis la Mecque en l'an 8 de l'hégire - 21 années après le début du prophétat - et ayant purifié la Kaaba des idoles que les Quraysh y avaient introduites, il n'allait pas plus loin et] il ne la reconstruisait pas entièrement selon le modèle de Abraham.
Le Prophète lui répondit : "Si ce n'était pas récemment que ton peuple était dans le kufr – car je crains que leurs cœurs désapprouvent cela –, je l'aurais fait :
– j'aurais reconstruit la Kaaba selon les fondations de Abraham ;
– j'aurais ramené le niveau de sa porte au sol ;
– et j'aurais rajouté une porte (de sortie)
" (al-Bukhârî 1506-1507-1508, Muslim 1333).
On voit ici le Prophète (sur lui soit la paix), ayant procédé à une évaluation entre une mafsada et une maslaha, exposer à Aïcha que cette mafsada l'emportait sur cette maslaha, eu égard à la récente acceptation, par les Mecquois, de l'islam : il préférait donc ne rien entreprendre.
La maslaha que la réforme de l'édifice de la Kaaba aurait permis de réaliser était que l'édifice aurait été alors totalement fidèle à la longueur que Abraham lui avait donnée, et que tout pèlerin aurait pu entrer dans la Maison de Dieu sans devoir attendre le bon vouloir de la famille gérant celle-ci. Par ailleurs, l'existence d'une porte de sortie aurait permis d'éviter toute bousculade. Reconstruire la Kaaba ainsi était recommandé, mustahabb, dit Ibn Hajar (Fat'h ul-bârî 3/566).
Cependant, la mafsada que démolir une partie de l'édifice de la Kaaba pour le reconstruire aurait causée chez les Mecquois (et ce par rapport au fait qu'ils étaient de trop récente conversion à l'islam pour ne pas s'en émouvoir) était beaucoup plus grande que cette maslaha (Fat'h ul-bârî 1/297), et le Prophète n'entreprit donc rien de son vivant, laissant la possibilité aux musulmans devant venir après lui, quand la situation se serait consolidée : "Si après moi il paraît [judicieux] à ton peuple de la reconstruire, eh bien viens, que je te montre la partie qui avait été laissée (hors des murs) de la (Kaaba)" ; et il montra à (Aïcha) une partie d'"environ 7 coudées" (Muslim 1333/403) / "6 coudées" (Muslim 1333/401).
Al-Bukhârî a donc titré sur le hadîth cité en haut : "باب من ترك بعض الاختيار مخافة أن يقصر فهم بعض الناس عنه، فيقعوا في أشد منه" (Al-Jâmi' us-sahîh, kitâb ul-'ilm). Ibn Hajar écrit : "وفي حديث بناء الكعبة من الفوائد غير ما تقدم ما ترجم عليه المصنف في العلم وهو ترك بعض الاختيار مخافة أن يقصر عنه فهم بعض الناس والمراد بالاختيار في عبارته المستحب وفيه اجتناب ولي الأمر ما يتسرع الناس إلى إنكاره وما يخشى منه تولد الضرر عليهم في دين أو دنيا وتألف قلوبهم بما لا يترك فيه أمر واجب وفيه تقديم الأهم فالأهم من دفع المفسدة وجلب المصلحة وأنهما إذا تعارضا بدئ بدفع المفسدة وأن المفسدة إذا أمن وقوعها عاد استحباب عمل المصلحة" (Fat'h ul-bârî 3/566).

--- Au mois de dhu-l-hijja de l'an 9, le Prophète envoie Abû Bakr diriger le pèlerinage à la Mecque ; il le charge aussi d'y proclamer plusieurs mesures dictées par la révélation, notamment la fin des traités avec les polythéistes et le fait qu'ils ont un délai des 4 mois pour quitter l'Arabie. Cependant, il se ravise ensuite : le désaveu d'un traité ne se fera que par lui-même, ou par un de ses proches parents ; le Prophète envoie alors Alî faire ces annonces, Abû Bakr restant le chef. (Il est possible que ce soit du fait suivant qu'il s'est alors souvenu : c'était là la coutume chez les Arabes : "قال العلماء: إن الحكمة في إرسال علي بعد أبي بكر أن عادة العرب جرت بأن لا ينقض العهد إلا من عقده أو من هو منه بسبيل من أهل بيته؛ فأجراهم في ذلك على عادتهم؛ ولهذا قال: لا يبلغ هذا إلا أنا أو رجل من أهلي" : Tuhfat ul-ahwadhî) (al-Bukhârî, n° 4379 ; at-Tirmidhî, n° 3090 ; an-Nassâ'ï, n° 2958 - dans certaines versions, présentes dans Fat'h ul-bârî, il est relaté que c'est Gabriel qui vint dire au Prophète que c'est c'était lui ou un membre de sa famille qui devait proclamer cela.)

--- Lorsqu'il émigra à Médine (Jâmi' Ma'mar ibn Râshid : riwâya mursala ; également citée in FB 10/443), le Prophète se laissa les cheveux sans raie, comme le faisaient les juifs de là-bas. Puis, plus tard, il se mit à faire une raie dans sa chevelure" (al-Bukhârî, 5573, Muslim, 2336). Se faire ou ne pas se faire de raie dans la chevelure sont deux actes purement 'âdî, mubâh. Pourquoi le Prophète fit-il ainsi ? Al-Qurtubî dit qu'il avait comme objectif de gagner les cœurs des juifs de Médine (FB 10/445). Quant à ce "plus tard", il se produisit d'après Ibn Hajar à la faveur de la Conquête de La Mecque.

--- Aïcha avait organisé le mariage d'une de ses parentes avec un Ansarite. Le Prophète lui dit alors qu'elle aurait dû donner, dans la célébration du mariage, place à un divertissement, car, expliqua-t-il, "les Ansâr aiment le divertissement" : "يا عائشة ما كان معكم لهو؟ فإن الأنصار يعجبهم اللهو" (al-Bukhârî 4868). Voyez : le Prophète avait remarqué de lui-même une différence de goût et de coutume (dans le domaine du licite) entre Ansâr et Muhâjirûn : lors de la célébration d'un mariage, la présence d'un divertissement était nécessaire dans le goût et la coutume des Ansâr, à la différence de celui des Muhâjirûn.

--- Suite à un incident s'étant produit entre quelques Compagnons pendant un voyage avec le Prophète (d'après l'un des deux avis, c'était lors du voyage pour Tabûk, en l'an 9), Abdullâh ibn Ubayy dénigra le Prophète et les Muhâjirûn de façon très virulente. Son propos ayant été rapporté au Prophète, un des Compagnons demanda l'autorisation de lui appliquer la sanction. Mais le Prophète dit alors : "لا يتحدث الناس أنه كان يقتل أصحابه" : "(Je ne veux) pas que les gens disent que (Muhammad) faisait exécuter ceux qui étaient avec lui !" (al-Bukhârî 3330 etc., Muslim 2584).
--- Lorsque Alî envoya de l'or depuis le Yémen, que le Prophète partagea (al-Bukhârî 3166, 4094, 6995, Muslim 1064), un homme du nom de Dhu-l-Khuwayssira vint dire au Prophète (sur lui la paix) : "Muhammad, crains Dieu" [al-Bukhârî 6995], "tu n'as pas fait preuve de justice" [al-Bukhârî 4390]. Le Prophète lui répondit : "Et qui ferait preuve de justice si je n'en fais pas ? Si je ne suis pas juste, tu es perdu [puisque tu me suis en disant que je suis Messager de Dieu]" [al-Bukhârî 3414]. Face à la proposition d'un Compagnon de sanctionner ce Dhu-l-Khuwayssira, le Prophète refusa qu'une quelconque sanction lui soit appliquée, et dit : "معاذ الله أن يتحدث الناس أني أقتل أصحابي" : "Je cherche la protection de Dieu contre le fait que les gens disent que je fais exécuter ceux qui sont avec moi !" (Muslim 1063). Alî a été envoyé au Yémen en l'an 9 (Fat'h ul-bârî 12/363) ou en l'an 10 (As-Sârim, p. 230).
--- Cette phrase signifie : "Je ne veux pas que les gens disent que, parmi l'ensemble de ceux qui croient en moi (au moins en apparence), j'en fais exécuter certains parce que maintenant je n'ai plus besoin d'eux" ; "ou par intérêt personnel, par antipathie, comme le font parfois les rois" (As-Sârim : "فإن الناس ينظرون إلى ظاهر الأمر، فيرون واحدا من أصحابه قد قتل؛ فيظن الظان أنه يقتل بعض أصحابه على غرض أو حقد أو نحو ذلك؛ فينفر الناس عن الدخول في الإسلام" : p. 237. "أنه صلى الله عليه وسلم كان يخاف أن يتولد من قتلهم من الفساد أكثر مما في استبقائهم وقد بين ذلك حيث قال: "لا يتحدث الناس أن محمدا يقتل أصحابه" وقال: "إذًا ترعد له آنف كثيرة بيثرب". فإنه لو قتلهم بما يعلمه من كفرهم لأوشك أن يظن الظان أنه إنما قتلهم لأغراض وأحقاد وإنما قصده الاستعانة بهم على الملك كما قال: "أكره أن تقول العرب لما ظفر بأصحابه أقبل يقتلهم" وأن يخاف من يريد الدخول في الإسلام أن يقتل مع إظهاره الإسلام كما قتل غيره" : pp. 357-358).

--- A la Mecque, la culture faisait que les femmes avaient une grande retenue vis-à-vis de leur mari, et qu'elles ne se permettaient pas d'adresser des conseils à leur mari sur la conduite de ses affaires. A Médine, la culture était différente : c'était les femmes qui "menaient les hommes". Et Omar ibn ul-Khattâb, qui a connu les deux sociétés, a été très étonné de voir son épouse changer de comportement suite à leur installation à Médine. En effet, au contact de celles-ci, les femmes d'origine mecquoise se mirent alors à adopter cette façon d'être des femmes ansarites. Bientôt, à Médine, "les épouses du Prophète lui répondent" (al-Bukhârî, 4895). Hafsa, fille de Omar et épouse du Prophète, "répond au Prophète au point que celui-ci reste mécontent la journée" (al-Bukhârî, 4629).
Or chercher à mécontenter son époux contredit une règle universelle de l'islam. Et si en général le Prophète réagissait par le sourire aux remontrances de ses épouses (voir al-Bukhârî, 3480, Muslim 2397), on voit bien que ce n'était que sabr de sa part face à ce qui n'est pas autorisé : ses épouses n'avaient pas à faire ainsi ; il n'a pas approuvé (lam yuqarrir) cette façon de faire puisque parfois il restait quelque peu mécontent par rapport à elle, le reste de la journée.
Bref, il y avait, lors de cette phase de la vie à Médine, certains excès de la part des femmes.
----- En pareille situation, le Prophète n'a pas "brisé" les femmes, et n'a pas donné "entière liberté" aux hommes pour rétablir leur autorité.
----- Mais, il n'a pas non plus cherché à "ouvrir des portes déjà ouvertes", juste "pour plaire" : il n'a pas fait de discours devant ces femmes déjà en situation de prédominance (ghalaba) pour leur dire que, de façon généralisée, leurs droits n'étaient pas suffisamment respectés et qu'elles devaient donc encore et toujours davantage faire des revendications.
----- Au contraire, il a adapté certains conseils et certaines directives afin de rapprocher le réel de l'idéal. Ainsi, un jour de Eid, à Médine, dans un discours fait spécialement pour les femmes (alors, donc, que celles-ci étaient "en situation de prédominance"), il leur a rappelé que le fait pour l'épouse d'être ingrate envers son mari était une cause d'admission (temporaire) dans la Géhenne (cliquez ici pour en savoir plus). Le propos du Prophète ce jour-là fut exceptionnellement, écrit Ibn Hajar, très direct (al-ighlâz fi-n-nus'h), mais cela, poursuit-il, était motivé par la volonté d'amener les femmes à changer (cf. Fat'h ul-bârî 1/525).
----- Une dame s'était rendue auprès du Prophète pour évoquer devant lui une affaire la concernant. Lorsqu'elle eut terminé, le Prophète lui dit : "Es-tu mariée ? Oui. (...) Regarde bien où tu en es par rapport à lui, car il sera la (cause de ton admission au) paradis ou (au) feu (temporaire)" : "عن الحصين بن محصن، أن عمة له أتت النبي صلى الله عليه وسلم في حاجة، ففرغت من حاجتها، فقال لها النبي صلى الله عليه وسلم: "أذات زوج أنت؟" قالت: نعم، قال: "كيف أنت له؟" قالت: "ما آلوه إلا ما عجزت عنه." قال: "فانظري أين أنت منه، فإنما هو جنتك ونارك" (Ahmad, 18233).
Cela se comprend par rapport à la situation dans les couples à Médine.
Mais même alors, cependant, il n'a pas cessé, parallèlement, de rappeler aux maris le devoir qu'ils ont de bien se comporter avec leurs épouses : "Le meilleur d'entre vous est celui d'entre vous qui est le meilleur vis-à-vis de sa famille (ahlih) [= épouse]. Et je suis celui d'entre vous qui est le meilleur vis-à-vis de sa famille (...)" (at-Tirmidhî, 3895 ; voir aussi Ibn Mâja, 1967). "Ne frappez pas les servantes de Dieu" (Abû Dâoûd, 2146). "Prenez (de moi) l'exhortation de bien agir envers les femmes..." (al-Bukhârî, 3153, 4890, Muslim, 1468).

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B) Et c'est suite à sa confrontation avec l'expérience du Réel que le Prophète a pris une décision nouvelle :

--- Ce que le Prophète (sur lui soit la paix) dit au sujet de la pollinisation à la main des dattiers est valable ici. Arrivé à Médine et ayant vu ce que les Ansâr faisaient en la matière, le Prophète leur proposa alors qu'il serait peut-être bien de ne pas y avoir recours. Il peut s'être agi de sa part de l'expression d'une possibilité par rapport à une règle ta'abbudî, cette règle étant le caractère légèrement déconseillé (khilâf ul-awlâ) d'avoir recours à un moyen dont on n'a pas vraiment besoin (pas de hâja) pour réaliser quelque chose dont on a besoin. L'erreur a été qu'il ne savait pas que c'est là un moyen (sabab) dont on vraiment besoin pour obtenir - bi idhnillâh - une bonne récolte.
C'est ensuite, suite à la médiocrité de la récolte, qu'il sut que la pollinisation à la main était nécessaire (hâja) : il comprit alors avoir fait une erreur quant au réel (wâqi'), et fit alors une déclaration en ce sens (Muslim, synthèse des Hadîths 2361-2363).
Tant qu'elles n'avaient fait l'objet que d'une simple expression de possibilité (et pas d'une affirmation), Dieu ne rectifiait pas systématiquement par révélation les khata' ijtihadî du Prophète (sur lui soit la paix). Mais apparemment Il faisait toujours comprendre à Son Messager le caractère erroné de cette possibilité exprimée, parfois par une expérience ultérieure, ou par une discussion avec quelqu'un.

--- Quelqu'un offrit un présent au Prophète, et celui-ci lui fit des présents plus nombreux que le sien. Mais l'homme resta mécontent (il en voulait davantage encore) et le fit savoir au Prophète. Le Prophète (sur lui soit la paix) fit alors un discours et dit : "J'ai pensé ne plus accepter / Par Dieu, je n'accepterai plus, après ce moment où je me tiens debout, un présent d'un Arabe, sauf d'un Muhâjir qurayshite, ou d'un Ansârite, ou d'un Thaqafite, ou d'un Dawsite."
"عن أبي هريرة، قال: أهدى رجل من بني فزارة إلى النبي صلى الله عليه وسلم ناقة من إبله التي كانوا أصابوا بالغابة فعوضه منها بعض العوض فتسخط، فسمعت رسول الله صلى الله عليه وسلم على المنبر يقول: «إن رجالا من العرب يهدي أحدهم الهدية فأعوضه منها بقدر ما عندي ثم يتسخطه فيظل يتسخط فيه على! وايم الله لا أقبل بعد مقامي هذا من رجل من العرب هدية إلا من قرشي أو أنصاري أو ثقفي أو دوسي" (at-Tirmidhî, 3946).
"عن أبي هريرة، أن أعرابيا أهدى لرسول الله صلى الله عليه وسلم بكرة فعوضه منها ست بكرات فتسخطها، فبلغ ذلك النبي صلى الله عليه وسلم فحمد الله وأثنى عليه ثم قال: «إن فلانا أهدى إلي ناقة فعوضته منها ست بكرات فظل ساخطا، لقد هممت أن لا أقبل هدية إلا من قرشي أو أنصاري أو ثقفي أو دوسي" (at-Tirmidhî, 3945 : version abrégée par an-Nassâ'ï, 3759).
"عن أبي هريرة، قال: قال رسول الله صلى الله عليه وسلم: «وايم الله لا أقبل بعد يومي هذا من أحد هدية، إلا أن يكون مهاجرا قرشيا، أو أنصاريا، أو دوسيا، أو ثقفيا" (Abû Dâoûd, 3957).

--- Nous avons déjà vu plus haut que lors du pèlerinage d'Adieu, en l'an 10, un certain nombre de Compagnons avaient prononcé la formule de sacralisation avec l'intention d'accomplir seulement le grand pèlerinage. Mais, après qu'ils eurent accompli les rites de ce qui devait constituer le début du grand pèlerinage, le Prophète ordonna, par maslaha, à "ceux qui n'avaient pas emmené avec eux d'animal destiné au sacrifice" :
- de changer leur intention et considérer les rites déjà accomplis comme constituant un petit pèlerinage,
- et de quitter l'état de sacralisation jusqu'au matin du 8 dhu-l-hijja, date du début des rites du grand pèlerinage.
Certains Compagnons rechignèrent alors à le faire. Cela leur semblait nuire à la piété.
Le Prophète leur tint alors un discours où il insista sur la nécessité d'appliquer ce qu'il leur avait dit. Il
ajouta : "N'était-ce les animaux de sacrifices avec moi (emmenés depuis Médine), j'aurais (moi aussi) fait ce que je vous ordonne de faire. Mais aucune action interdite (à cause de l'état de sacralisation) ne peut devenir licite pour moi tant que l'animal de sacrifice ne parvient pas à sa destination." Il ajouta : "Si j'avais prévu auparavant ce que j'ai su après, je n'aurais pas emporté les animaux du sacrifice" (al-Bukhârî, Muslim 1216).
Voyez : c'est suite à cette expérience qu'il s'est dit que s'il avait su ce qui allait se passer, il n'aurait pas emmené les animaux de sacrifice depuis Médine.

--- Alors que le Prophète (sur lui soit la paix) se trouvait en retraite spirituelle dans la mosquée, son épouse Safiyya (qu'il avait épousée en l'an 7) vint lui rendre visite. Alors que, plus tard, de nuit, il la raccompagnait jusqu'à la porte de la mosquée, deux Ansarites passaient. Le Prophète les appela et leur dit : "Ce n'est que mon épouse, Safiyya bint Huyayy." Ils s'exclamèrent : "Sub'hânallâh, ô Messager de Dieu !" : son propos les avait mis mal à l'aise (al-Bukhârî, 5865). L'un d'eux dit même : "Si j'en étais à penser en mal au sujet de quelqu'un, ce ne serait certes pas à ton sujet !". Le Prophète fit : "Le Diable circule en l'homme de la circulation du sang. J'ai donc craint qu'il jette dans votre coeur quelque chose de mauvais" (al-Bukhârî, 1930, 5865, etc. ; Muslim, 1974, 1975).
--- Le Prophète, connaissant les ruses du Diable voulait éviter à ces deux musulmans de tomber dans une pensée de kufr akbar, par le fait de penser en mal au sujet de leur prophète.
--- Le Prophète était également soucieux de sa réputation, en tant que Messager de Dieu. Et ce d'autant plus que, ayant vécu douloureusement le précédent de la calomnie contre Aïcha (qui s'était produit en l'an 5) et sachant qu'à Médine il y avait toujours des Hypocrites, il ne voulait pas laisser à autrui l'occasion de salir sa réputation.

--- Nous avons déjà vu plus haut que suite à un incident s'étant produit pendant que le Prophète voyageait avec ses Compagnons, Abdullâh ibn Ubayy (du clan des Khazraj) dénigra le Prophète et les musulmans de façon très virulente. Son propos ayant été rapporté au Prophète, un des Compagnons alors présents demanda l'autorisation de lui appliquer une sanction. Mais le Prophète refusa alors (al-Bukhârî 3330 etc., Muslim 2584). Ceci se passa, d'après l'un des deux avis : lors de la campagne de Tabûk (cf. Fat'h ul-bârî, 8/821), en rajab de l'an 9 de l'hégire.
Si le Prophète a refusé qu'une sanction soit appliquée à Ibn Ubayy, ce fut, dit Ibn Taymiyya, parce qu'il craignait que les gens disent qu'il fait exécuter ceux qui sont avec lui par simple décision régalienne (nous l'avons vu plus haut), et aussi parce qu'il craignait que cela provoque, chez certains clans de Médine, une émotion de solidarité avec Abdullâh ibn Ubayy, et que cela engendre de graves troubles à Médine.
Comment le savait-il ? Peut-être suite à l'expérience qu'il avait vécue en l'an 5 de l'hégire, lors de la calomnie contre Aïcha, le Prophète prononça un discours dans lequel il dénonça les agissements d'"un homme dont le tort (qu'il cherche à me faire) atteint (maintenant) ma femme (qu'il accuse ouvertement d'adultère)." Sa'd ibn Mu'âdh dit alors au Prophète qu'il était prêt, si le Prophète lui en donnait l'ordre, d'exécuter Abdullâh ibn Ubayy. Mais Sa'd ibn 'Ubâda, chef du clan des Khazraj, se leva alors et s'opposa violemment à ce qu'avait dit Sa'd ibn Mu'âdh. Relatant cela, Aïcha observa : "C'était un homme pieux, mais le sentiment clanique l'emporta". Quelqu'un d'autre, du clan des Khazraj, se leva alors et contredit Sa'd, qu'il traita de Munâfiq. Le Prophète dut alors s'employer à calmer tout le monde (al-Bukhârî 3910, 4473, Muslim 2770). Il n'oublia pas cet épisode, révélateur de la subsistance d'un certain sentiment clanique à Médine.
" وقال: "إذًا ترعد له آنف كثيرة بيثرب". (...) وقد كان أيضا يغضب لقتل بعضهم قبيلته وناس آخرون فيكون ذلك سببا للفتنة. واعتبر ذلك بما جرى في قصة عبد الله بن أبي لما عرض سعد بن معاذ بقتله خاصم له أناس صالحون وأخذتهم الحمية حتى سكتهم رسول الله صلى الله عليه وسلم" (As-Sârim, pp. 355-357).

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C) C'est un Compagnon qui a proposé au Prophète quelque chose à quoi celui-ci n'avait pas pensé, ou qui était différent de ce qu'il avait dit de faire précédemment :

--- Anas ibn Mâlik raconte, à propos de l'an 7 de l'hégire : "Le Messager de Dieu eut l'intention d'envoyer une lettre à plusieurs personnages parmi les Non-Arabes / à Chosroes, au Basileus et au Négus. On lui dit : "Ils n'acceptent de lettre que si elle porte un cachet." Il se fit alors faire une bague en argent sur laquelle étaient gravés : "Muhammad, Messager de Dieu" (…)" (al-Bukhârî, 5534 ; voir aussi 2780) (Muslim, 2092). Ce fut par maslaha que le Prophète se fit faire une bague et qu'il la porta : il s'agissait de disposer d'un sceau à apposer sur des lettres à envoyer aux souverains de la région.

--- A Badr, en tant que chef de l'armée musulmane, le Prophète (sur lui soit la paix) choisit ce qu'il pensait être le meilleur endroit où se tiendrait son armée face aux Mecquois. Mais quel était précisément cet endroit, il le choisit non pas en fonction d'une indication de la révélation divine mais selon sa réflexion personnelle en tant qu'être humain.
Al-Hubâb ibn Mundhir vint alors le trouver et lui dit : "Messager de Dieu, ce lieu que tu as choisi, l'as-tu fait selon une indication de la part de Dieu – de sorte que nous devions nous y tenir – ou bien n'est-ce qu'un avis personnel lié à la compréhension de l'art du combat ("am huwa-r-ra'yu wal-harbu wal-makîda") ?C'est plutôt un avis personnel lié à la compréhension de l'art du combat ("Bal huwa-r-ra'yu wa-l-harbu wa-l-makîda"), répondit-il. Eh bien ce n'est pas le meilleur lieu pour livrer bataille", lui dit al-Hubâb. Le Prophète accepta alors l'avis de al-Hubab et changea de lieu (As-Sârim, p. 191).

--- Ainsi, le Prophète (sur lui soit la paix) remit à Abû Hurayra ses deux sandales, et l'envoya - muni de ce "témoin" - donner, à toute personne qu'il rencontrerait ayant le Minimum de Foi : la bonne nouvelle de l'entrée au Paradis [c'est-à-dire : fût-ce après un séjour temporaire dans la Géhenne en cas de manquement dans la Perfection Obligatoire, n'ayant pas été pardonné par Dieu].
Abû Hurayra ayant rencontré Omar ibn ul-Khattâb en premier, celui-ci l'obligea à revenir sur ses pas.
Arrivé devant le Prophète, Omar lui demanda s'il avait bien envoyé Abû Hurayra dire cela aux gens.
Ayant reçu confirmation, Omar lui dit : "Ne fais pas ainsi, car je crains que les gens se reposeront sur cette (parole). Laisse-les (se soucier de) la pratique (aussi)."
Le Prophète dit alors : "Laisse-les, alors" (Muslim, 31).
Or le Prophète (sur lui soit la paix) avait en une autre occasion lui-même exposé à Mu'âdh ibn Jabal ce que Omar a dite ici : "قال: «فإن حق الله على العباد أن يعبدوه ولا يشركوا به شيئا، وحق العباد على الله أن لا يعذب من لا يشرك به شيئا»، فقلت: يا رسول الله أفلا أبشر به الناس؟ قال: «لا تبشرهم، فيتكلوا" (al-Bukhârî, 2701, Muslim, 30). Un autre article expose le commentaire de ce hadîth.

--- Lors du voyage pour Tabûk, en l'an 9, les vivres venant à manquer, des Compagnons vinrent demander au Prophète l'autorisation d'abattre des chameaux destinés au transport d'eau. Le Prophète leur donna alors l'autorisation de le faire. Mais quand Omar ibn ul-Khattâb apprit cela, il vint trouver le Prophète et lui dit que les montures étaient le moyen indispensable de locomotion pendant le voyage, et qu'on ne pouvait s'en passer : "Messager de Dieu, demande plutôt que tout le monde apporte les miettes de vivres qui leur restent, et invoque Dieu de les bénir". Le Prophète se rangea alors à l'avis de Omar (rapporté par Muslim, 27, Ahmad).

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III) Des cas voisins : les cas où le Prophète (sur lui soit la paix) a pris en considération l'avis de ses hommes, et ce afin de les contenter :

--- Quand, lors de la tentative d'invasion par les Coalisés, en l'an 5, le Prophète reçut comme proposition de la part de la grande tribu Ghatafân (qui faisait partie des Coalisés) de monnayer leur retrait en échange de la promesse du versement de la moitié de la production des dattes de Médine. Le Prophète refusa de répondre avant d'avoir consulté les chefs des Ansâr.
Une fois que le Prophète les eut réunis et leur eut relaté la proposition des Ghatafân, ces chefs le questionnèrent :
- est-ce que c'était là le résultat d'une révélation de la part de Dieu ?
- ou est-ce que c'était son avis, qu'il avait pris comme décision en tant que Chef, par maslaha nécessaire pour toute la Communauté ?
Ils ajoutèrent une troisième option :
- ou bien est-ce que c'était là un avis motivé seulement pour leur maslaha à eux, pour seulement leur faciliter les choses ? Si c'était le cas, eh bien ils déclinaient cette solution.
Le Prophète dit alors aux Ghatafân : "Voilà, vous entendez ce qu'ils disent !"
"عن أبي هريرة قال: جاء الحارث الغطفاني إلى النبي صلى الله عليه وسلم فقال: "يا محمد، شاطرنا تمر المدينة." قال: "حتى أستأمر السعود." فبعث إلى سعد بن معاذ، وسعد بن عبادة، وسعد بن الربيع، وسعد بن خيثمة، وسعد بن مسعود، رحمهم الله، فقال: "إني قد علمت أن العرب قد رمتكم عن قوس واحدة، وإن الحارث يسألكم أن تشاطروه تمر المدينة، فإن أردتم أن تدفعوا إليه عامكم هذا، حتى تنظروا في أمركم بعد." قالوا: يا رسول الله، "أوحي من السماء؟ فالتسليم لأمر الله! أو عن رأيك أو هواك؟ فرأينا تبع لهواك ورأيك! فإن كنت إنما تريد الإبقاء علينا، فوالله لقد رأيتنا وإياهم على سواء ما ينالون منا تمرة إلا بشرى أو قرى!" فقال رسول الله صلى الله عليه وسلم: "هو ذا تسمعون ما يقولون!" قالوا: "غدرت يا محمد!" فقال حسان بن ثابت رحمه الله:
يا حار من يغدر بذمة جاره ... أبدا فإن محمدا لا يغدر
وأمانة المرء حيث لقيتها ... كسر الزجاجة صدعها لا يجبر
إن تغدروا فالغدر من عاداتكم ... واللؤم ينبت في أصول السخبر"
(at-Tabarânî dans son Kabîr : "hadîth hassan" : note de bas de page n° 4 sur p. 833 de Irshâd ul-fuhûl).
Ici il n'y a jamais eu tarjîh de la part du Prophète, mais seulement 'ardh : présentation d'une possibilité (ihtimâl).

--- En l'an 3 de l'hégire, lorsque les Mecquois étaient sur le point d'arriver aux portes de Médine, le Prophète (sur lui soit la paix) consulta (mashûra) ses Compagnons quant à ce qu'il fallait faire. Il présenta la préférence qu'il avait : ne pas aller rencontrer l'ennemi mais la protéger ville en se barricadant.
Mais un grand nombre de Compagnons (surtout ceux qui n'avaient pas participé à Badr l'an précédent) insistèrent pour aller à la rencontre de l'ennemi et lui livrer bataille.
Suite à l'insistance de ces hommes, et vu que c'était une consultation (mashûra), le Prophète se rangea à leur avis et rentra donc chez lui pour se préparer et revêtir sa tenue (voir Zâd ul-ma'âd 3/193).
Ici, ce fut donc li 'âridh (tenir compte du souhait de ses hommes) qu'il abandonna l'application de l'avis qui lui paraissait râjih, et qu'il adopta le tarjîh de ce que ces Compagnons lui proposèrent.

--- Lors du siège de la forteresse de at-Tâ'ïf, en l'an 8, au bout d'un moment, le Prophète dit à ses hommes : "Nous allons lever le camp demain inshâ Allâh".
Mais ses Compagnons insistèrent pour poursuivre le siège.
Le Prophète accepta donc.
Le lendemain, il y eut de nombreux blessés parmi eux. Cette fois, quand le Prophète dit : "Nous allons lever le camp", personne ne proposa plus autre chose. Alors le Prophète sourit.
"عن عبد الله بن عمر، قال: لما حاصر رسول الله صلى الله عليه وسلم الطائف، فلم ينل منهم شيئا، قال: "إنا قافلون إن شاء الله." فثقل عليهم، وقالوا: نذهب ولا نفتحه! وقال مرة: نقفل. فقال: "اغدوا على القتال." فغدوا فأصابهم جراح، فقال: "إنا قافلون غدا إن شاء الله"، فأعجبهم. فضحك النبي صلى الله عليه وسلم؛ وقال سفيان مرة: فتبسم" (al-Bukhârî, 4070, 5736, Muslim, 1778).
On voit ici le Prophète appliquer le contraire de l'avis pour lequel il avait du tarjîh. Cela car l'autre avis d'une part "tenait lui aussi la route" (bien que marjûh dans son esprit) et d'autre part était celui d'un grand nombre de ses hommes. Le Prophète appliqua alors cet autre avis, parce que c'est ainsi que doit être le bon chef lors d'une consultation : il doit tenir compte des souhaits de ses hommes tant que cela ne contredit aucune règle ta'abbudî. Ici encore, ce fut li 'âridh (tenir compte du souhait de ses hommes) qu'il abandonna l'application de l'avis qui lui paraissait râjih, et qu'il adopta le tarjîh de ce que ces Compagnons lui proposèrent.

Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).

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