Ces versets-ci auraient-ils été omis lors du recensement du texte coranique ?

Question (posée par mail) :

J'ai trouvé les récits suivants dans certains documents…
Aïcha affirmait que si la sourate al-Ahzâb (n° 33) comptait actuellement 73 versets, elle comptait primitivement 200 versets.
Aïcha affirmait également qu'elle avait écrit deux versets sur un parchemin qu'elle gardait sous son lit, mais que juste avant la mort du Prophète un animal s'était emparé du parchemin et l'avait mangé.
Certaines personnes ont vu dans ces récits la preuve que les Compagnons, ayant recensé le texte coranique sous Uthmân, ont omis certains versets. Que répondriez-vous ?

Il y a même ce récit, fort étrange : d'après al-Bukhârî, Aïcha raconte que le Prophète entendit un Compagnon, 'Abbâd, réciter le Coran dans la mosquée ; le Prophète dit alors : "Que Dieu lui fasse miséricorde ! Il m'a fait me souvenir d'un verset que j'avais oublié".

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Réponse :

Tout d'abord l'intégralité du texte coranique a été rédigé sous la forme d'un livre (des feuillets) sous le premier calife, Abû Bakr, et non pas sous le troisième, Uthmân. Les copies préparées sous Uthmân n'avaient pour objectif que d'universaliser l'ordre des sourates et le type de graphie ; mais pour ce qui est du texte, Uthmân ne fit que demander que l'on reprenne les feuillets préparés sous Abû Bakr et que l'on en retranscrive le contenu, tout en adoptant la graphie adéquate (rapporté par al-Bukhârî).

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Comment comprendre les récits que vous avez trouvés ?

C'est simple : ils évoquent tous des versets qui avaient été révélés au Prophète et avaient été enseignés par celui-ci à ses Compagnons mais qui, ensuite et du vivant même du Prophète, avaient été abrogés de récitation (mansûkh ut-tilâwa).

Ce phénomène d'abrogation de la récitation a été évoqué dans le Coran lui-même : "Nous allons te faire réciter, tu n'oublieras alors pas. Sauf ce que Dieu voudra" (Coran 87/6-7) : la première partie de ce verset évoque le fait que, aux premiers temps de sa mission, le Prophète, craignant d'oublier certains mots du passage qui était en train de lui être révélé, répétait les mots déjà reçus avant que tout le passage soit révélé ; dans plusieurs versets (celui-ci, mais aussi 20/114 et 75/16-19), Dieu dit au Prophète de ne pas, par souci de risque d'oubli, chercher à réciter immédiatement la révélation, Il lui fera se souvenir de ce qui a été révélé.
Dans la seconde partie de ce verset 87/6-7, Dieu fait cependant une exception : Il lui fera oublier certains versets qu'Il voudra : il s'agit de ceux dont Il aura décidé que leur récitation sera abrogée.

Dans un autre verset, Dieu dit : "Chaque fois que Nous abrogeons ("nansakh") un verset ou que Nous le faisons oublier ("nunsihâ"), Nous en apportons un meilleur ou un semblable…" (Coran 2/106). "Nous le faisons oublier" désigne le fait qu'un verset ait été révélé puis que Dieu l'ait "élevé" c'est-à-dire qu'Il en ait abrogé la récitation, et ce qu'Il l'ait alors fait oublier à tous ceux qui le connaissaient ou non (c'est l'avis de certains commentateurs, voir MF tome 14, pp. 229 et suivantes). Pour plus de détails, se référer à notre article traitant de l'abrogation de versets du Coran.

Les deux récits suivants montrent explicitement deux cas relevant du phénomène d'abrogation de la récitation…
--- "عن أنس بن مالك رضي الله عنه أن رعلا وذكوان وعصية وبني لحيان استمدوا رسول الله صلى الله عليه وسلم على عدو، فأمدهم بسبعين من الأنصار، كنا نسميهم القراء في زمانهم، كانوا يحتطبون بالنهار، ويصلون بالليل، حتى كانوا ببئر معونة قتلوهم وغدروا بهم، فبلغ النبي صلى الله عليه وسلم، فقنت شهرا يدعو في الصبح على أحياء من أحياء العرب، على رعل، وذكوان، وعصية، وبني لحيان. قال أنس: " فقرأنا فيهم قرآنا، ثم إن ذلك رفع: بلغوا عنا قومنا أنا لقينا ربنا فرضي عنا وأرضانا" : Anas cita un jour cette phrase : "بلغوا عنا قومنا أنا لقينا ربنا فرضي عنا وأرضانا", dont il dit : "Nous l'avions récitée en tant que texte coranique jusqu'à ce que cela ait été élevé" (rapporté par al-Bukhârî, n° 3862, et Muslim, n° 677).
--- "عن أبي الأسود قال: بعث أبو موسى الأشعري إلى قراء أهل البصرة، فدخل عليه ثلاثمائة رجل قد قرءوا القرآن، فقال: أنتم خيار أهل البصرة وقراؤهم، فاتلوه، ولا يطولن عليكم الأمد فتقسو قلوبكم، كما قست قلوب من كان قبلكم، وإنا كنا نقرأ سورة، كنا نشبهها في الطول والشدة ببراءة، فأنسيتها، غير أني قد حفظت منها: لو كان لابن آدم واديان من مال، لابتغى واديا ثالثا، ولا يملأ جوف ابن آدم إلا التراب؛ وكنا نقرأ سورة، كنا نشبهها بإحدى المسبحات، فأنسيتها، غير أني حفظت منها: يا أيها الذين آمنوا لم تقولون ما لا تفعلون، فتكتب شهادة في أعناقكم، فتسألون عنها يوم القيامة" : Abû Mûssa al-Ash'arî déclare : "Nous récitions une sourate que nous comparions, dans la longueur et la rigueur, à la sourate Al-Barâ'ah [9ème sourate dans les copies], puis Dieu me la fit oublier ; cependant je me souviens de ce passage : "لو كان لابن آدم واديان من مال، لابتغى واديا ثالثا، ولا يملأ جوف ابن آدم إلا التراب". Nous récitions une sourate que nous comparions [dans la longueur] à une des sourate commençant par Sabbaha, puis Dieu me la fit oublier ; cependant je me souviens de ce passage : "يا أيها الذين آمنوا لم تقولون ما لا تفعلون، فتكتب شهادة في أعناقكم، فتسألون عنها يوم القيامة"" (rapporté par Muslim, n° 1050).

C'est ainsi que s'expliquent les récits que vous avez cités – et d'autres encore – : il y est question de versets qui avaient été révélés au Prophète mais, ensuite, durant son vivant même, avaient été abrogés de récitation.

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Les propos parlant de la présence, autrefois, d'autres versets au sein des sourates al-Ahzâb et al-Bayyina :

"عن أبي بن كعب، قال: كم تقرءون سورة الأحزاب؟ قال: بضعا وسبعين آية. قال: "لقد قرأتها مع رسول الله صلى الله عليه وسلم مثل البقرة أو أكثر منها، وإن فيها آية الرجم" : Ubayy Ibn Ka'b dit un jour à Zirr : "Combien de versets dénombres-tu dans la sourate al-Ahzâb ?Soixante-treize, lui répondis-je. – Eh bien je l'avais récitée quand elle était d'une longueur comparable à celle de la sourate al-Baqara…" (rapporté par Ahmad n° 21206 ; voir aussi n° 21207 : tous deux dha'îf, cependant).
Aïcha a tenu un propos voisin : la sourate al-Ahzâb était, à un moment donné, constituée de deux cents versets (cf. Al-Itqân 2/718).

Ubayy ibn Ka'b se souvenait que les versets suivants figuraient à un moment donné dans la sourate al-Bayyina (classée dans les copies uthmaniennes comme étant la 98ème sourate du Coran) : "عن عاصم، قال: سمعت زر بن حبيش، يحدث عن أبي بن كعب، أن رسول الله صلى الله عليه وسلم قال له: "إن الله أمرني أن أقرأ عليك القرآ"؛ فقرأ عليه {لم يكن الذين كفروا} وقرأ فيها: "إن ذات الدين عند الله الحنيفية المسلمة لا اليهودية ولا النصرانية ولا المجوسية، من يعمل خيرا فلن يكفره." وقرأ عليه: "لو أن لابن آدم واديا من مال لابتغى إليه ثانيا، ولو كان له ثانيا، لابتغى إليه ثالثا، ولا يملأ جوف ابن آدم إلا التراب، ويتوب الله على من تاب" (rapporté par at-Tirmidhî, n° 3898).
Il s'agit, ici aussi, de versets qui furent révélés au Prophète et récités en tant que tels, mais qui, ensuite, furent abrogés de récitation (mansûkh ut-tilâwa).

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Le récit de Aïcha et du feuillet que son petit animal avala :

"حدثنا يعقوب، قال: حدثنا أبي، عن ابن إسحاق، قال: حدثني عبد الله بن أبي بكر بن محمد بن عمرو بن حزم، عن عمرة بنت عبد الرحمن، عن عائشة زوج النبي صلى الله عليه وسلم قالت: "لقد أنزلت آية الرجم ورضعات الكبير عشرا، فكانت في ورقة تحت سرير في بيتي، فلما اشتكى رسول الله صلى الله عليه وسلم تشاغلنا بأمره، ودخلت دويبة لنا فأكلتها"" : Aïcha raconte : "Avaient été descendus le verset du rajm et (celui de) dix allaitements de l'adulte ; ils étaient rédigés sur un feuillet placé sous un lit dans ma maison. Lorsque le Prophète tomba malade, nous fumes occupées auprès de lui ; un petit animal domestique nous appartenant entra et l'avala" (Ahmad, n° 26316).

D'abord cette narration est dha'îf, dit le muhaqqiq de l'édition de ar-Rissâla (à cause de la tafarrud de Ibn Is'hâq).

Ensuite l'explication de ce propos est très simple : en fait la récitation de ces deux versets avait déjà été abrogée : à propos du verset traitant des dix allaitements, Aïcha elle-même l'a dit (rapporté par Abû Dâoûd, n° 2062, Muslim, n° 1452, voir commentaire dans Al-Itqân, 2/705-706) ; quant à l'autre verset, ce sont Omar et Ubayy qui ont relaté que sa récitation fut abrogée du vivant du Prophète (rapporté par Ahmad, respectivement n° 21596 et n° 21206).
Si Aïcha conservait un feuillet sur lequel ces versets étaient écrits, c'était donc seulement à titre de souvenir et non comme preuve écrite d'un passage devant toujours être récité en tant que partie du texte coranique (cf. 'Ulûm ul-qur'ân, Muftî Taqî Uthmânî, p. 221).

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Le récit du Prophète entendant un Compagnon réciter un verset et se souvenant alors de celui-ci :

Aïcha raconte : le Prophète était chez moi, accomplissant la prière facultative de la nuit, quand il entendit un Compagnon, 'Abbâd, réciter le Coran dans la mosquée ; il dit : "Que Dieu lui fasse miséricorde ! Il m'a fait me souvenir de tel verset, que j'avais fait enlever de telle sourate" : "عن عائشة رضي الله عنها، قالت: سمع النبي صلى الله عليه وسلم رجلا يقرأ في المسجد، فقال: "رحمه الله لقد أذكرني كذا وكذا آية أسقطتهن من سورة كذا وكذا." وزاد عباد بن عبد الله، عن عائشة، تهجد النبي صلى الله عليه وسلم في بيتي، فسمع صوت عباد يصلي في المسجد، فقال: "يا عائشة أصوت عباد هذا؟." قلت: نعم، قال: "اللهم ارحم عبادا" (rapporté par al-Bukhârî n° 2512 ; voir aussi n° 4750, 4751, 4755, 5976, ainsi que Muslim n° 788, 788, Abû Dâoud, n° 1331).
Dans une version on lit que le Prophète (sur lui la paix) a alors dit à propos du verset : "يرحمه الله لقد أذكرني كذا وكذا آية أسقطتها من سورة كذا وكذا" : "Je l'avais fait enlever de la sourate où il se trouvait" (al-Bukhârî, n° 4755) ; dans une autre : "يرحمه الله لقد أذكرني كذا وكذا آية كنت أنسيتها من سورة كذا وكذا" : "Dieu me l'avait fait oublier" (al-Bukhârî, n° 4751).

Il s'est agi, ici encore, d'un verset dont la récitation avait été abrogée (mansûkh ut-tilâwah) : c'est ce fait que le Prophète a évoqué en disant qu'il "l'avait fait enlever de telle sourate" et que "Dieu le lui avait oublier".
Reste que le Compagnon 'Abbâd, lui, continuait à réciter ce verset : la raison en est simple : lui n'a pas su que ce verset avait été abrogé de récitation. Et le Prophète a seulement voulu dire : "Que Dieu lui fasse miséricorde, sa récitation m'a fait me souvenir d'un verset dont Dieu avait abrogé la récitation, qu'il m'avait fait donc oublier et que j'avais fait enlever de la sourate où il se trouvait". Mais il s'est juste agi du souvenir d'un verset qu'il avait reçu et mémorisé puis que Dieu avait "élevé", et non d'un verset dont la récitation se faisait toujours ; car si c'était le cas, le Prophète n'aurait pas dit qu'il l'avait fait enlever de telle sourate où il se trouvait auparavant.

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Les copies coraniques que les Compagnons ont fait préparer n'ont rien omis :

Préparant les copies coraniques, les Compagnons n'ont fait que reprendre l'intégralité du texte coranique que le Prophète leur avait transmis : ils n'en ont pas retranché un verset dont la règle avait été déclarée abrogée ("mansûkh ul-hukm") par le Prophète qui suivait en cela la révélation divine, ni n'y ont écrit un verset qui avait été révélé mais dont ils savaient que la récitation avait ensuite été déclarée abrogée ("mansûkh ut-tilâwa") par le Prophète, toujours selon la révélation divine. Et si les Compagnons ayant préparé les copies coraniques sur ordre des califes Abû Bakr puis Uthmân, avaient omis par oubli un verset, jamais un Compagnon - Aïcha, Ubayy, etc. - sachant que celui-ci fait partie du texte coranique ne serait resté silencieux : certains Compagnons n'avaient-ils pas protesté quand ils avaient su que la décision de Uthmân d'universaliser un type de graphie - décision qu'il avait prise parce qu'il n'y avait pas d'autre choix - entraînerait l'impossibilité de réciter certaines variantes de récitation du texte coranique ? Que dire alors d'un verset même relevant de ce texte ?

"قال: ابن الزبير قلت لعثمان بن عفان: {والذين يتوفون منكم ويذرون أزواجا} قال: "قد نسختها الآية الأخرى، فلم تكتبها؟ أو تدعها؟" قال: "يا ابن أخي لا أغير شيئا منه من مكانه" : Ibn uz-Zubayr raconte : "J'ai demandé à 'Uthman ibn Affân : "Et ceux d'entre vous qui meurent et laissent des épouses, alors (ils devront avoir fait) un testament en faveur de leurs épouses qu'elles bénéficieront d'un entretien pendant une année et qu'on ne les fera pas sortir [de la maison de leur défunt mari]. Si elles sortent (d'elles-mêmes), alors il n'y a pas de mal dans ce qu'elles font à leur propre sujet comme bien. Et Dieu est Puissant, Sage" [Coran 2/240]. Ce verset, (sa règle,) l'autre verset l'a abrogée. Pourquoi le laisses-tu donc être écrit dans le texte coranique ?" Il répondit : "Mon neveu, je ne peux rien changer de la place qui lui a été désignée"" (rapporté par al-Bukhârî, n° 4256). Les deux règles que le verset en question communique ont été abrogées : d'une part il n'y a plus de testament à faire car d'autres versets (4/11-14), révélés après celui-ci, ont défini les parts d'héritage qui reviennent à chacun et chacune ; d'autre part, le délai de viduité a été ramené à quatre mois et dix jours par un autre verset (2/234). Malgré tout, comme Uthman l'a expliqué, la récitation de ce verset n'a quant à elle pas été abrogée, et il ne pouvait enlever du texte coranique un verset auquel le Prophète (sur lui la paix) lui-même avait indiqué la place au milieu de la sourate.

"عن ابن عباس، قال: قال عمر رضي الله عنه: "أقرؤنا أبي، وأقضانا علي. وإنا لندع من قول أبي، وذاك أن أبيا يقول: لا أدع شيئا سمعته من رسول الله صلى الله عليه وسلم ". وقد قال الله تعالى: {ما ننسخ من آية أو ننسها}" : D'autre part, Omar dit un jour : "Ubayy est celui d'entre nous qui connaît le mieux la récitation du Coran. Et Alî est celui d'entre nous qui est le (plus doué) pour rendre les jugements. Mais nous délaissons certaines des choses que Ubayy dit, car il dit : "Je ne délaisserai jamais (la récitation d')un verset que j'ai appris un jour du Prophète. Or Dieu a dit : "Chaque fois que nous abrogeons un verset ou que Nous le faisons oublier, Nous en apportons un meilleur ou un semblable"" (rapporté par al-Bukhârî, n° 4211). Ici nous apprenons que Ubayy ne savait pas qu'il peut arriver qu'un verset qu'il avait un jour appris du Prophète et dont il se souvenait toujours, ait pu être abrogé de récitation par le Prophète (c'est pourtant aussi un des cas de la naskh ut-tilâwa et de ce que le verset nomme : "insâ'", comme nous l'avons vu plus haut) ; et Omar expliqua donc ici que ce que Ubayy ne considérait pas était pourtant ce que Dieu Lui-même avait affirmé.
Il semble cependant que plus tard, quand Omar avait déjà quitté ce monde, Ubayy prit connaissance de ce cas d'abrogation aussi, puisqu'il accepta les copies uthmaniennes ; or celles-ci n'incluaient bien entendu pas les versets dont la récitation avait été abrogée (Ubayy participa même à leur rédaction : cf. Fat'h ul-bârî, 9/25).

Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).

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