L'islam interdit-il le concept d'appartenance à une nationalité ?

Question :

Un frère m'a dit qu'on ne pouvait pas se dire "musulman égyptien" ou "musulman syrien", et que les nationalités n'existaient pas au regard de l'islam. D'après lui, l'islam est notre religion et notre nationalité, point à la ligne. Qu'en dites-vous ?

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Réponse :

Vous voulez savoir si le musulman peut, au regard de l'islam, se penser relever d'une nation, ou bien s'il doit penser ne relever que de la Oumma ?

Déjà il faut considérer ce qu'on entend par une "nation". Différentes explications en ont été données, même si on s'accorde en général à dire qu'il s'agit d'un concept difficile à définir. Ce qui est certain c'est que la nation constitue une collectivité qui cristallise pour l'individu une appartenance identitaire. La nation repose sur une sorte de contrat, lui-même né du sentiment (et non pas forcément de la réalité) de former une collectivité d'histoire et de destin. On dit parfois qu'il s'agit d'une collectivité liée par des ancêtres communs ; c'est la conception ethnique de la nation. Mais en général, aujourd'hui, la description retenue de la nation est qu'il s'agirait d'une collectivité dont les individus sont liés par le sentiment d'avoir en commun un certain nombre de références culturelles ; c'est la conception culturelle de la nation.

L'affiliation à une nation constitue la nationalité d'un individu.

Quant à la citoyenneté, elle relève d'un autre contrat, celui qu'exprime la "volonté de vivre ensemble". Cependant, certains nations contemporaines mêlent ces deux conceptions (ce sont des Etats-nations) : l'Etat confère à l'individu qui en est membre une nationalité qui est la même chose que la citoyenneté. Mais c'est là un autre débat, que nous n'allons pas évoquer ici.

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Par rapport à la nationalité, tout dépend de la façon par laquelle s'exprime l'affiliation à cette "nation"…

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A) Si l'affiliation à une nation signifie considérer les autres groupes ethniques comme étant inférieurs à celui auquel on se réfère :

Alors cela relève du nationalisme du type d'extrême droite et cela ne correspond absolument pas aux principes de l'islam. En effet, Dieu dit dans le Coran : "O les hommes, Nous vous avons créés à partir d'un seul homme et d'une seule femme, et Nous avons fait de vous des peuples et des tribus afin que vous vous entre-connaissiez. Le plus noble d'entre vous, auprès de Dieu, est le plus pieux d'entre vous. Dieu est savant, informé" (Coran 49/13). Le mot arabe traduit ici par "tribus" est qabâ'il. La présence de ce mot est due au fait que les Arabes, parmi lesquels le Prophète Muhammad (sur lui la paix) est né, avaient à l'époque une organisation de type tribal. Au-delà de cette forme due à un lieu et un temps donnés, c'est le principe qui est à prendre en compte, et ce principe montre que l'islam rend possible les nations et donc la nationalité, pas le nationalisme.

Le Prophète a dit pour sa part : "O les hommes ! Votre Dieu est Un, et votre père est un. Pas de supériorité à un Arabe sur un non Arabe, ni à un non Arabe sur un Arabe, ni à un blanc sur un noir, ni à un noir sur un blanc. La seule supériorité qui compte [auprès de Dieu] est celle de la piété. Ai-je transmis le message ?" (rapporté par Ahmad, n° 22978, authentifié par al-Arna'ût : cf. Takhrîjuhû li ahâdîth Zâd al-ma'âd, tome 5 p. 158).

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B) Si l'affiliation à une nation signifie :

– être attaché à la région où on est né ou bien où on n'est pas né mais où on vit depuis longtemps,
– partager un certain nombre de référents culturels avec les habitants de cette région,
– établir son engagement prioritaire pour le bien des habitants de cette région :

Alors ce concept n'est pas interdit en islam, et on peut avoir le sentiment d'appartenir à un tel groupe.

Ainsi, Bilal, un Compagnon du Prophète, ayant émigré à Médine et y souffrant de fièvre, s'était mis à évoquer des endroits agréables dans la région de La Mecque (al-Bukhârî, n° 3711). De même, si le Prophète (sur lui la paix) aimait Médine, il aimait plus encore La Mecque, la ville où il était né. S'adressant à la terre de sa ville natale, il l'avait dit clairement et avait ajouté : "Si je n'avais pas été obligé de te quitter je ne l'aurais pas fait" (at-Tirmidhî, n° 3925).

Pareillement, la présence de différences culturelles entre différents groupes musulmans est quelque chose qui existait à l'époque même du Prophète (pourvu qu'aucune de ces différences culturelles ne contredise un principe des sources musulmanes). Ainsi, à Médine, le Prophète avait dit à Aïcha à propos d'un mariage qu'elle et d'autres avaient organisé : "Vous auriez dû y mettre de l'amusement ; les Ansâr aiment l'amusement" (rapporté par al-Bukhârî, n° 4868). Le Prophète et Aïcha étaient tous deux des musulmans originaires des Quraysh de La Mecque ayant émigré à Médine, alors que les Ansâr étaient les gens qui habitaient Médine depuis auparavant ; le Prophète évoque ici à Aïcha un trait culturel propre aux Ansâr de Médine et que ne connaissaient pas les Quraysh de La Mecque. De même, il est courant qu'il y ait interaction entre les cultures de différents groupes et que l'un soit influencé par l'autre. Omar ibn ul-Khattâb raconte ainsi : "Nous, les Quraysh, étions un peuple où les hommes dominaient les femmes. Lorsque nous émigrâmes à Médine, nous trouvâmes un peuple [les Ansâr], où les femmes dominaient. Nos femmes se mirent à alors à prendre la façon de faire des femmes ansârites. Ainsi, alors que je reprochai quelque chose à ma femme un jour, elle me répondit. Comme je m'étonnai qu'elle me répondît, elle me dit : ..." (rapporté par al-Bukhârî, n° 2336, Muslim, n° 1479).

Quant à la priorité dans l'action, elle concerne le fait que, vivant au milieu de gens qui sont ses voisins, on leur destine prioritairement son engagement et ses aides. "Une aumône qui sera prise de leurs riches et remise à leurs pauvres", avait dit le Prophète à Mu'âdh à propos des gens du Yémen (rapporté par al-Bukhârî et Muslim). Cela ne veut pas dire qu'on ne doive pas venir en aide aux gens d'autres contrées ; au contraire, au cas où une catastrophe humanitaire se produit dans un autre pays, l'aide pourra y être envoyée en priorité. Nous ne parlons ici que du cas où la nécessité est la même ; et dans ce cas-là, pour un même degré de nécessité entre deux groupes de personnes démunies, la priorité va au groupe de personnes qui habite la même région que nous.

Tout ceci concerne les particularités existant entre différents groupes. Mais peut-il s'agir de groupes constitués ? Il semble que oui, car si le Prophète avait mis fin aux guerres fratricides qui opposaient les Aws aux Khazraj avant son arrivée à Médine, il considérait toujours Saad ibn Mu'âdh comme le responsable ("sayyid") des Aws, et Saad ibn Ubâda comme le responsable des Khazraj. Il les consultait dans les affaires intéressant leur groupe (les récits sont bien connus).
Et peut-on employer des dénominations pour décrire ces groupes ? Il semble également que oui, car le Prophète (sur lui la paix) a confirmé la légalité de la parole d'un Compagnon qui avait exprimé son affiliation à un groupe en disant, lors d'une bataille : "Prends ceci de moi, qui suis l'enfant ghifarite !" (rapporté par Abû Dâoûd, n° 4089, "sanaduhû qâbil li-t-tahsîn" d'après Rabâh et ad-Daqqâq).

Tout ceci fait que je suis, différemment du frère dont vous parlez, de l'avis de ceux qui pensent que l'on peut avoir le sentiment d'être un "musulman syrien", ou un "musulman indonésien", ou un... "musulman indien" ou un "musulman européen", etc.

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Cependant, ce sentiment d'appartenir à un groupe – cela peut être une nation – doit être limité et dépassé par un second sentiment, celui d'appartenir à un groupe plus grand.

Les différents groupes de musulmans existant de la sorte doivent donc avoir aussi le sentiment d'appartenir à un groupe qui est plus vaste et qui l'englobe, celui de tous les musulmans du monde ("al-umma al-islâmiyya") (nous appartenons également au groupe de l'humanité tout entière, "al-insâniyya").

Le premier sentiment permet de vivre ce qui est spécifique sur le plan de la mémoire et qui ne peut s'exprimer que par et dans le groupe avec lequel on partage une histoire et une culture communes.

Le second sentiment, lui, permet d'éviter de voir toute chose sous l'angle étroit des intérêts de ce groupe. Car cette vision de choses est ce que le Prophète a dénoncé sous le nom de "cause partisane", en arabe "'assabiyya" : "... Celui qui a combattu sous un étendard pour une cause non prouvée, s'étant mis en colère pour une cause partisane ("'assabiyya"), appelant vers cette cause, ou aidant cette cause, c'est là une mort digne de la période pré-islamique..." (rapporté par Muslim, n° 1848). "Ne fait pas partie des nôtres celui qui appelle à une cause partisane, ne fait pas partie des nôtres celui qui combat pour une cause partisane, ne fait pas partie des nôtres celui qui meurt pour une cause partisane" (rapporté par Abû Dâoûd, n° 4456, dh'aîf). Appeler à la cause partisane, c'est aider les siens parce qu'ils sont les siens et non pas par justice, pour une cause connue, établie et prouvée. Ainsi, alors qu'au cours d'une dispute, deux Compagnons avaient appelé chacun son groupe à son aide ("Yâ lal-ansâr ! – Yâ lal-muhâjirîn !"), le Prophète avait blâmé ceci en disant : "Comment peut-il être, cet appel digne de la période pré-islamique ?" (rapporté par al-Bukhârî, n° 3330, Muslim, n° 2584).

Ce second sentiment doit être suffisamment développé pour insuffler à chaque membre d'un groupe donné le courage de rappeler les siens à la raison, de les appeler à la justice, et de leur montrer qu'ils ont tort et que la partie d'en face a raison. "Est-ce que relève de l'esprit partisan ("al-'assabiyya") le fait que l'homme aime son peuple ? demanda-t-on un jour. - Non, aurait répondit le Prophète. Mais relève de l'esprit partisan le fait que l'homme aide les siens dans une cause qui n'est pas juste" (rapporté par Ibn Mâja, n° 3939, voir aussi Abû Dâoûd, n° 4454, tous deux dha'îf). "Aide ton frère qu'il soit dans le juste ou l'injuste, dit encore le Prophète. – Je l'aiderai certes quand il est dans le juste, demanda un Compagnon, mais comment l'aider alors qu'il est dans l'injuste ? – Tu l'empêcheras de commettre l'injustice : c'est l'aide que tu lui apporteras" (rapporté par al-Bukhârî, n° 6552).

Ce second sentiment permet de même d'éviter de voir en celui qui n'habite pas le même pays que nous "un étranger dont les problèmes ne nous concernent pas" (comme on l'entend hélas trop souvent de la bouche de certains musulmans ignorants). "L'exemple des musulmans dans l'amour, la miséricorde et l'affection qu'ils se portent, est comme l'exemple du corps (d'un homme) : lorsqu'un membre souffre, tout le reste du corps s'associe à lui par la veille et la fièvre" (rapporté par al-Bukhârî, n° 5665, Muslim, n° 2586).

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C) En conséquence, si l'affiliation à une nation signifie l'attachement à un groupe au point :
– que l'on établisse le juste et l'injuste en fonction de son appartenance ou de sa non appartenance à ce groupe ;
– ou que l'on soit d'accord avec le fait que le développement de cette terre et la prospérité et le développement humain de ce groupe se fassent aux dépens des autres terres et des autres groupes ;
– ou encore que l'on ait comme vision que ces développements et cette prospérité sont son seul objectif et qu'après avoir atteint cet objectif on ne se souciera pas de ceux qui appartiennent à un autre groupe :

Alors cela non plus ne correspond pas aux principes de l'islam. D'après les principes de l'islam, il peut donc y avoir des priorités, mais il ne peut y avoir ni sentiment de supériorité, ni injustice, ni exclusive (voir Majmû'atu rassâ'ïl il-imâm ish-shahîd, pp. 24-31, p. 198).

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Synthèse :

Si une nation se définit comme une communauté humaine ayant le sentiment d'avoir des ancêtres communs ou ayant le sentiment de posséder en commun une histoire, un destin et un certain nombre de références culturelles, alors on peut dire, d'un point de vue musulman :
oui à l'existence de nationalités, où chaque nation existe de par ses spécificités culturelles mais où, parallèlement, elle se sent être partie intégrante d'un plus grand ensemble, supra-national ;
non au nationalisme, où chaque nation forme un bloc tellement compact qu'il exploite les autres nations, ou bien les considère inférieures, ou même se désintéresse de leurs malheurs.

Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).

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