Quelle est la raison de l'interdiction de l'alcool en islam ?

L'alcool est aujourd'hui considéré par certaines personnes comme étant un "plaisir". Ses ravages sont pourtant terribles. Tant au niveau de la santé physique (cirrhoses, cancers) que de la santé mentale (addiction), les troubles qu'il cause sont là. Ses effets ne se limitent pas à l'individu mais touchent la famille (violences conjugales, parentales) et la société (coups et blessures, meurtres, accidents de la route). Comment le musulman et la musulmane considèrent-ils l'alcool ?

Les textes de la révélation ont strictement interdit l'alcool (Coran 5/90). De toutes les choses que ces textes ont déclaré interdites, certaines sont telles qu'elles ne contiennent que ce qui est nocif à l'être humain (sur le plan physique, sur le plan spirituel, sur le plan mental, sur le plan familial, sur le plan social ou autre) ; d'autres choses sont telles qu'elles contiennent à la fois ce qui est utile et ce qui est nocif pour l'être humain, mais ce qui est nocif domine ce qui est utile ; les textes de la révélation les ont donc strictement interdites également. Ainsi en est-il de l'alcool, dont Dieu a explicitement dit qu'il contient ce qui est utile mais aussi ce qui est nocif mais ce qui est nocif domine (Coran 2/219). L'alcool procure par exemple à l'organisme une sensation de chaleur et l'aide ainsi à supporter le froid, mais cet avantage n'est pas suffisant pour contrebalancer les ravages qu'il cause par ailleurs ; Dieu l'a donc strictement interdit. "... Et il se peut que vous aimiez quelque chose alors qu'elle est nocive pour vous. Dieu sait et vous ne savez pas" (Coran 2/216). Un Compagnon habitant une région froide d'Arabie avait ainsi demandé au Prophète si les musulmans de cette région pouvaient absorber une boisson faite à partir du blé, qui les aidait à supporter le froid et les durs travaux. "Cette boisson cause-t-elle l'ivresse ? s'enquit le Prophète. - Oui. - Eh bien vous devez vous en abstenir" (rapporté par Abû Dâoûd, n° 3683).

A l'aube de la venue de l'islam, les habitants de la péninsule arabique étaient de grands amateurs d'alcool. L'alcool de raisin, de datte, de miel, de sorgho (dhura), etc. y étaient fabriqués et consommés avec grand plaisir. Voulant détacher les musulmans de l'alcool, l'islam ne s'y prit pas de façon brutale. Comme Al-Qaradhâwî l'a écrit, les sources de l'islam communiquent "croyances, conception de la vie et actes de culte ; pensée et sentiments ; éthique et valeurs ; règles de politesse et traditions ; droit et législation. Tous ces éléments sont constitutifs de la société musulmane. Le droit n'est – malgré son importance – qu'un élément parmi d'autres. Comment penser que par le simple fait d'avoir émis quelques règles juridiques, nous aurons donné naissance à la société musulmane voulue ? Une législation seule ne forme pas un peuple : elle doit être appuyée par un changement de pensée et de sentiments" (Shariat ul-islâm sâliha li-t-tatbîq fî kulli zamân wa makân, p. 134). C'est bien pourquoi Jundub ibn Abdullâh raconte l'expérience vécue en la compagnie du Prophète : "Nous étions, jeunes hommes, auprès du Prophète. Nous apprîmes la foi avant d’apprendre le Coran [c’est-à-dire les règlements coraniques]. Puis nous apprîmes le Coran, ce qui fit augmenter notre foi" (rapporté par Ibn Mâja, n° 61).

Pédagogie divine concernant l'alcool :

C'est pour la même raison que Aïcha, épouse du Prophète (sur lui la paix), raconte : "Parmi les premiers passages du Coran à avoir été révélés, il y a une sourate parmi les sourates mufassal, dans laquelle il est question du Paradis et de l’Enfer ; et puis, lorsque les hommes retournèrent vers l’islam, le licite et l’illicite furent révélés. Si dès le début Dieu avait révélé : "Ne buvez plus d’alcool", les hommes auraient dit : "Nous ne le délaisserons jamais !". Si dès le début Dieu avait révélé : "Ne commettez plus l'adultère !", les hommes auraient dit : "Nous ne le délaisserons jamais !"…" (rapporté par al-Bukhârî, n° 4707).

Ce n’est qu’après ce long et profond travail sur les cœurs que la révélation s’est mise à édicter obligations et interdits, parmi lesquels l'interdiction de l'alcool. Et même ici, elle a encore choisi la voie du pragmatisme. En effet, le texte coranique, aujourd’hui encore, témoigne de la patiente progression et de la pédagogie qui furent les siennes dans la mise en place de l’interdiction :
d'abord il a été dit que l'alcool était source d'avantages et d'inconvénients et que ses inconvénients dominaient ses avantages (Coran 2/219) ;
puis il a été dit qu'il est désormais interdit de se trouver en état d'ivresse au moment d'une des cinq prières quotidiennes (Coran 4/43) ;
enfin l'alcool a été définitivement interdit (Coran 5/90). Ce processus s'est étalé sur une période de plusieurs années.

Le monde entier reconnaît que l'alcoolisme est un fléau sanitaire, familial et social. Le monde entier reconnaît les ravages causés par cette drogue. Mais si l'islam a, au VIIème siècle, réussi à amener globalement les hommes de toute une terre – l'Arabie – à se défaire de leur alcoolisme, c'est à cause de deux particularités : un profond travail sur les cœurs et les esprits sans interdiction dans un premier temps, puis, dans un second temps, une interdiction progressive liée à la responsabilité devant Dieu. Et c'est ce qui fait la différence d'avec la tentative avortée des Etats-Unis avec la Prohibition dans les années 20 du XXème siècle.

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Quelques règles que le musulman cherche à respecter à propos de l'alcool :

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1) Le musulman se préserve de tout alcool, quel que soit le produit à partir duquel celui-ci a été fabriqué :

Le Prophète a dit : "Tout ce qui enivre est vin. Et tout vin est interdit" (Muslim, 2003). Un jour, questionné par un homme originaire du Yémen au sujet d'un alcool que les Yéménites fabriquaient à partir du sorgho (dhura), le Prophète lui demanda : "Provoque-t-il l'ivresse ? – Oui, répondit l'homme. Tout ce qui enivre est interdit" répondit le Prophète (Muslim, 2002).

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2) Le musulman se préserve de consommer même en petite quantité ce qui n'enivre que lorsque consommé en grande quantité :

On a beau dire qu'on ne boira qu'un petit verre, le premier verre en appelle un second, et chemin faisant, toute la bouteille y passe. C'est une des constantes de la nature humaine. L'islam a donc interdit de consommer même en une quantité faible au point de ne pas provoquer l'ivresse, ce qui provoque l'ivresse lorsque pris en plus grande quantité : "Ce qui provoque l'ivresse en grande quantité est interdit même en petite quantité" (Abû Dâoûd, n° 3681). "Ce dont la (consommation d') un faraq [= quelques litres] provoque l'ivresse, même la consommation de ce qui tient dans le creux de la main en est interdite" (Abû Dâoûd, n° 3687, at-Tirmidhî, n° 1866).

Il faut préciser ici que certains illustres mujtahidûn, Abû Hanîfa et Abû Yûssuf, sont d'avis que seul les alcools de raisin et de datte sont interdits en grande et en petite quantité ; quant aux autres alcools, ils sont interdits lorsqu'ils sont pris en quantité telle qu'elle provoque l'ivresse ; par contre, il n'est pas interdit d'en consommer en quantité tellement minime qu'elle ne provoque pas l'ivresse et à condition que ce soit pour une raison valable – besoin de force physique pour supporter un travail pénible, par exemple.
Cependant, Shah Waliyyullâh et Ibn Rushd disent ceci : tous les ulémas sont unanimes à dire que l'alcool de raisin est interdit en grande comme en petite quantité ; or dire que l'alcool de raisin est interdit en grande comme en petite quantité, mais que l'alcool fait à partir de certain autres produits est, lui, autorisé en petite quantité et interdit seulement en grande quantité, cela ne correspondrait pas à l'habitude du droit musulman, qui est de ne pas faire de différence entre deux choses semblables ["jam' bayn al-mutamâthilayn"] (Hujjat ullâh il-bâligha, 2/438 et p. 509, Bidâyat ul-mujtahid, 2/876).
Shâh Waliyyullâh écrit qu'en fait l'avis de ces illustres Mujtahidûn est dû au fait que le Hadîth "Ce qui provoque l'ivresse en grande quantité est interdit même en petite quantité" n'était pas parvenu à certains Compagnons et à leurs élèves. "Ils sont donc excusables, écrit Shâh Waliyyullâh. Mais le Hadîth ayant été diffusé ensuite partout, quelqu'un n'a plus d'excuse aujourd'hui" (Hujjat ullâh il-bâligha, 2/509-510). D'ailleurs, au sein de l'école hanafite, la fatwa est sur l'avis de Muhammad ibn ul-Hassan, qui dit lui aussi que la consommation de tout alcool est interdite, même en petite quantité.

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3) Le musulman se préserve de faire le commerce de l'alcool et de favoriser ainsi sa consommation :

Le Prophète a dit : "Dieu a interdit de vendre l'alcool, la bête non abattue rituellement (mayta), le porc et les idoles" (rapporté par al-Bukhârî, n° 2121, Muslim, n° 1581, etc.).
Le Prophète a également interdit que le musulman fabrique du vin, qu'il en transporte, qu'il le serve à boire à quelqu'un, etc. (extrait du Hadîth n° 1295 rapporté par at-Tirmidhî).

Le musulman n'offre pas non plus d'alcool à quelqu'un. Persuadé qu'il s'agit de quelque chose de nocif, il ne peut offrir pareille chose à quelqu'un d'autre. "Ne pourrais-je pas en offrir à des juifs ?" demanda quelqu'un au Prophète. "Celui qui a interdit le vin a aussi interdit qu'on en offre aux juifs" (rapporté par al-Humaydî, cité dans Al-halâl wa-l-harâm, p. 68).
Cependant, les non-musulmans vivant en pays musulman ont pour leur part la liberté d'en acheter et d'en vendre pour leur propre consommation, à condition de respectant l'ordre public et de le faire donc discrètement.

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4) Le musulman ne s'assoit pas dans les assemblées de beuverie :

Le Prophète a dit : "Celui qui croit en Dieu et au jour dernier, qu'il ne s'assoie pas à une table sur laquelle on est en train de faire tourner l'alcool" (ad-Dârimî 2092, Ahmad 14241 ; voir aussi at-Tirmidhî 2801, Ahmad 126).

Ibn Taymiyya écrit : "Il n'est pas permis à quelqu'un d'assister, de son plein gré et sans qu'il y ait nécessité ("dharûra"), à des assemblées où l'on fait lce qui est interdit", et de citer ensuite le Hadîth ci-dessus (Majmû' ul-fatâwâ 28/221). Qu'est-ce que ce genre de nécessités ? Il y a assurément ce qu'il cite dans un autre passage : "celui qui est alors présent sans l'être de son gré" : celui-là ne commet pas un acte interdit (Ibid. 28/204).
Le même Ibn Taymiyya nomme cependant, ailleurs, des exceptions plus générales par rapport à la règle normale d'interdiction : "L'homme ne doit pas aller dans des lieux où il assistera à des actions interdites alors qu'il n'a pas la possibilité d'inciter à (les) abandonner ; sauf s'il y a une cause reconnue par les textes : comme le fait qu'il se trouve là-bas chose dont il a besoin pour l'avantage de sa pratique religieuse ou de ses affaires temporelles ("maslahatun fî dînihî aw dunyâh") et pour laquelle il n'a pas d'autre issue que d'aller en ce (lieu) ; ou bien qu'il ait été forcé (par quelqu'un) d'y aller. Mais pour ce qui est de se rendre en (pareil lieu) pour le simple divertissement", alors cela reste sous le coup de l'interdit (Ibid. 28/239). Voyez : ici, l'exception par rapport à la règle d'interdiction concerne non plus seulement le fait d'y avoir été contraint, mais aussi le fait de ne pas avoir d'autre issue que celle de se rendre en un tel lieu pour acquérir un avantage reconnu comme tel par les textes des sources. Il faut donc deux choses : qu'il y ait, en le fait de se rendre en un tel lieu, un avantage qui soit reconnu tel par les textes des sources ; de plus, que cet avantage ne puisse pas être obtenu autrement que par le fait de se rendre en ce lieu.

Quelle "maslaha" peut-il y avoir dans le fait de se rendre en pareil lieu ? Ibn Taymiyya cite "celui qui est présent auprès de telles gens pour les inciter à cesser" (Ibid. 28/204).
A la lecture de ces lignes du savant damascain, j'ai pensé à deux autres cas :
--- Un homme ou une femme s'est converti(e) à l'islam alors que ses parents sont restés non-musulmans ; ceux-ci l'invitent à partager un repas qu'ils préparent en veillant à ce qu'aucun ingrédient illicite pour le musulman n'y soit mélangé ; le seul problème est qu'à table trône une bouteille d'alcool dont ces parents font, eux, une consommation personnelle au milieu du repas. Ce fils ou cette fille peut-il (elle) répondre à cette invitation et s'asseoir à cette table ? Au vu du principe énoncé par Ibn Taymiyya, la réponse serait "oui" : l'objectif de ce fils ou de cette fille est de contenter le cœur de ses parents en répondant à leur invitation, et c'est là un avantage reconnu comme tel par les sources, Dieu demandant au fils d'être de bonne compagnie pour ses parents même "s'ils veulent t'amener à Me donner des associés" : il s'agit alors ne pas obéir à cette demande mais à continuer à être de bonne compagnie envers eux (voir ce verset très connu du Coran). Or cet avantage passe par le fait de répondre à leur invitation, car ils se sentiraient vexés par un refus, alors que d'autre part il n'est pas toujours possible de leur dire sans les vexer – voire même les braquer – qu'un musulman ne peut s'asseoir à une table où l'alcool est consommé. J'ai demandé à un mufti réunionnais si ma pensée à ce sujet était correcte, il m'a répondu que oui.
--- Il y a aussi le musulman qui vit en pays non-musulman, qui ne peut avoir de travail en soi licite qu'avec difficulté, et dont l'activité professionnelle est en soi licite, mais à qui, un jour, son patron donne l'ordre d'assister à un cocktail destiné à des clients et, malgré sa requête, demeure inflexible : "Vous devez être là". Ce musulman y assistera alors. Bien entendu lui-même ne boira rien.

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5) Le musulman considère-t-il l'alcool comme étant rituellement impur (najis) ?

Il y a divergence d'opinions "sâ'igh" sur la question.

D'après la majorité des juristes, l'alcool est rituellement impur (najâssa hissiyya), ce qui fait que la partie des vêtements ou du corps qui a été touchée par l'alcool doit être lavée avant que l'on puisse accomplir la prière (salât). Ils se fondent sur le verset qui dit de l'alcool qu'il est "rijs" (Coran 5/90), qu'ils traduisent par "impur rituellement" (Cf. Bidâyat ul-mujtahid, tome 1 p. 148, Al-Fiqh ul-islâmî wa adillatuh, tome 1 p. 303 et tome 7 p. 5496).

Rabî'at ur-ra'y, al-Layth ibn Sa'd, al-Muzanî, Dâoûd az-zâhirî et quelques autres juristes pensent que l'alcool n'est pas impur rituellement ; d'après eux, ce terme concerne le plan moral (najâssa ma'nawiyya) (Fatâwâ mu'âssira, tome 3 p. 564). Parmi les ulémas récents, as-San'ânî, ash-Shawkânî, Siddîq Hassan Khân, Muhammad Rashîd Ridhâ et Ahmad Shâkir ont donné préférence à ce second avis (Al-Mawâdd ul-muharrama wa-n-najissa fi-l-ghidhâ' wa-d-dawâ', Nazîh Hammâd).

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6) Le musulman peut-il vendre du raisin à celui dont il sait qu'il en fera de l'alcool ?

– D'après ce que al-Haskafî a écrit comme principe d'après Abû Hanîfa : la règle, à propos de toute chose dont certaines utilisations sont licites et d'autres illicites, et dont on pense que l'acheteur va l'utiliser de façon illicite, est la suivante :
--- s'il s'agit d'une chose qui est utilisable de cette façon illicite dans sa forme actuelle, alors il est interdit de la vendre à celui dont on est certain ou quasi-certain qu'il va en faire une utilisation illicite ;
--- par contre, s'il s'agit d'une chose qui ne peut être utilisée de façon illicite qu'après avoir été transformée par l'acheteur, alors il est seulement déconseillé (mak'rûh tanzîhan) de la vendre à celui dont on est certain ou quasi-certain qu'il va la transformer et utiliser ensuite le produit obtenu de façon illicite.
Selon cet avis, il est interdit de vendre des armes à celui dont on est quasi-certain qu'il va les utiliser pour voler et piller : on sait qu'il va en faire une utilisation illicite, et cette utilisation illicite se fait, avec les armes, telles qu'elles sont vendues. Par contre, il est déconseillé de vendre du raisin à celui dont on pense qu'il va en faire du vin, car c'est après transformation en matière illicite ce qui était licite que l'acheteur va en faire une utilisation illicite.

Par contre, d'après les juristes Mâlik et Ahmad, il est interdit de vendre du raisin à celui dont on est certain ou quasi-certain qu'il va en faire du vin (Zâd ul-ma'âd, tome 5 p. 763, Al-Fiqh ul-islâmî wa adillatuh, tome 5 p. 3458). Abû Yûssuf et Muhammad ibn ul-Hassan sont du même avis (Jadîd fiqhî massâ'ïl, p. 375). Cette règle concerne le cas de l'acheteur potentiel dont on sait pertinemment qu'il va faire du vin du raisin qu'il achète. Cependant, si on ne savait pas et on le lui a vendu puis on découvre qu'il en a fait du vin, on n'a rien à se reprocher. On ne doit d'ailleurs pas devenir soupçonneux et demander à chaque acheteur potentiel ce qu'il compte faire du raisin qu'on vend. Pour davantage de détails sur ce point, lire notre article à propos de la vente de ce dont on sait que l'acheteur en fera une utilisation illicite.

Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).

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