Le Coran, parole divine créée ou incréée ?

Question :

J'entends parler des croyances musulmanes telles que professées par les Mutazilites, des croyances musulmanes enseignées par les Mutakallimûn, enfin des croyances musulmanes dans leur formulation originelle, à travers l'enseignement des Compagnons et de leurs élèves. On dit ainsi que selon les premiers le Coran serait la Parole de Dieu créée, selon les autres il est la Parole incréée de Dieu. Quelle différence cela engendre-t-il ?
Et puis quelle diffférence y a-t-il entre les croyances des Mutakallimûn tels que les Ash'arites, et les croyances originelles des Compagnons et de leurs élèves ?

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Réponse :

Les différences entre ces tendances ne se résument pas à la croyance relative au statut créé ou incréé de la Parole de Dieu. Cependant, par souci de concision, nous nous contenterons d'évoquer ici la différence de croyances à propos du Coran et de la Parole de Dieu, ce que vous avez d'ailleurs mentionné explicitement dans votre question.

Attention : quand les Mutazilites disent que le Coran est parole créée, ils ne veulent pas dire (comme le croient un certain nombre de non-musulmans aujourd'hui) que le Coran est un propos créé par Muhammad ; ils divergent de l'orthodoxie sunnite quant à savoir si cette Parole, Dieu l'a dite directement à Gabriel qui l'a entendue être prononcée par Dieu Lui-même, ou bien si Dieu a créé dans un réceptacle cette parole exprimant ce qu'Il voulait dire. Mais ils ont bien comme croyance que le Coran est la Parole de Dieu et non celle de Muhammad.

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Les croyances orthodoxes et originelles :

Le Prophète avait enseigné à ses Compagnons les croyances de l'islam : ses enseignements constituent l'orthodoxie de l'islam.

Cependant trois éléments vont, quelque temps après le décès du Prophète, entrer en jeu, qui vont toucher certains musulmans n'ayant pas connu le Prophète :
– des personnes dont les esprits étaient habités de problématiques liées à la spéculation rationaliste vont se convertir à l'islam ; elles essaieront alors de trouver dans les textes de l'islam des réponses aux questions auxquelles elles étaient habituées ; des problématiques spéculatives feront ainsi leur entrée chez les musulmans ;
– l'expansion de la Dâr ul-islâm va amener des centres habitués à ce genre de spéculation à diffuser ce genre de problématiques à l'intérieur même de la terre d'Islam ;
– plus tard, des califes abbassides commanderont la traduction d'œuvres grecques, qui déverseront plus encore dans la Dâr ul-islâm les spéculations de la philosophie hellénistique.

Il est certains musulmans qui, dès lors, vont percevoir certaines croyances islamiques au travers du prisme de ces problématiques importées. Nous pensons surtout aux bien connus Mutazilites. Cependant, ils ne sont pas les seuls : il y eut aussi ceux qu'on appela les "Falâsifa". Mais avant tout il est impératif de distinguer ces derniers des Mutazilites.

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Les Falâsifa :

Les Falâsifa tels que al-Fârâbî, al-Kindî et Ibn Sîna voulurent concilier les croyances de l'islam et les enseignements de pure spéculation des philosophes grecs antiques : ces enseignements furent considérés comme la référence première, les croyances de l'islam devant leur correspondre à tout prix, au besoin au prix d'une interprétation ("ta'wîl") plus que "forcée", contredisant ce qui est nécessaire connu comme étant l'enseignement de l'islam ("dharûriyyât ud-dîn"). On peut par exemple lire quelques brèves lignes à leur sujet dans : Al-Marja'iyyat ul-'ulyâ fi-l-islâm li-l-qur'ân wa-s-sunna, p. 322.

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Les Mutazilites :

Les Mutazilites, eux, dévièrent de l'orthodoxie sur laquelle le Prophète et ses Compagnons se trouvaient ; mais jamais ils n'allèrent aussi loin que les Falâsifa (Rijâl ul-fikr wa-d-da'wa fi-l-islâm, an-Nadwî, 1/132-133). D'ailleurs les premiers Mutazilites virent le jour avant les premiers Falâsifa. Et après l'apparition de ces derniers, il sera même des Mutazilites qui combattront les idées de certains courants de philosophie qui, présents en terre musulmane, se présenteront comme fidèles aux enseignements de l'islam alors qu'en réalité ils les dénatureront.

Chez les Mutazilites, ce furent bien les textes qui furent considérés – comme le nécessite l'essence même de l'islam – comme la référence supérieure, orientant la raison ; cependant, chez eux c'est la dimension donnée à l'interprétation de ces textes par la raison, qui fut excessive, et ce fut ce point qui les distingua des musulmans de l'orthodoxie sunnite – qu'il s'agisse des Ahl uz-zâhir, des Ahl ul-hadîth ou des Ahl ur-ra'y – : chez les Mutazilites, ce fut la tradition pré-établie dans la raison qui servit de prisme à travers lequel les textes furent perçus, et l'interprétation (ta'wîl) concernant ceux-ci fut menée avec excès. Un exemple : à partir de l'idée – valable pour ce monde mais non pour l'au-delà – que ce qui n'est pas matériel ne peut pas être pesé, les Mutazilites affirmèrent que les actions humaines ne seront pas pesées le jour du jugement. Des Hadîths du Prophète affirmant le contraire, ils dirent qu'il s'agissait de paroles rapportées par un homme ou deux ("khabaru âhâd"), ne pouvant donc pas faire le poids face aux données rationalistes. Quant au verset du Coran "Wa nadha'u-l-mawâzîn al-qista li yawm il-qiyâma", ils en firent une ta'wîl, affirmant qu'il s'agit d'une allégorie pour la Justice qui se manifestera le jour du jugement.

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Le Coran : parole de Dieu créée ou incréée ?

Ahmad Amîn écrit : "Il y eut de même un des plus ardus problèmes que les philosophes hellénistiques avaient soulevé avant eux, et que les Mutazilites, suivant leur voie, soulevèrent eux aussi, et auquel ils répondirent ensuite dans les limites de leur foi. Voici ce dont il s'agit : ils se dirent : (…) à un moment donné, une chose devient existante alors qu'auparavant elle était inexistante, ou elle devient inexistante après avoir existé ; c'est Dieu qui est la cause de cela ; cela constitue un changement : c'est à un moment précis qu'Il a donné l'existence à une chose qui n'existait pas et a rendu inexistante ce qui existait ; exercer Sa Volonté et Sa Puissance sur la chose à ce moment précis induit un changement dans cette Volonté et cette Puissance ; or celui qui connaît un changement ne peut pas être éternel ; or Dieu est Eternel ; donc aucun changement ne peut affecter Dieu" (d'après Dhuha-l-islâm, 3/31-32).

On sent bien l'influence des spéculations rationalistes dans cette argumentation. Par rapport à la question de la Parole divine, leur raisonnement donne ceci :
a) toute parole prend place à un moment donné dans le temps ;
b) toute parole constitue donc, dans l'état de celui qui parle, un "changement lié au temps" ("al-kalâm taghayyur") ;
c) or ce qui constitue un changement lié au temps ne peut être éternel ("at-taghayyur hâdith") ;
d) et ce qui n'est pas éternel ne peut pas procéder de ce qui éternel ("wa lâ yaqûm ul-hâdithu bi-l-qadîm") ;
e) aussi une parole ne peut pas procéder d'un être qui est éternel ;
f) donc Dieu, qui est éternel, ne peut avoir émis une parole.
g) quand Dieu dit du Coran qu'il est Sa Parole, c'est bien notre croyance que le Coran est Sa Parole ; mais cela ne signifie pas que le Coran serait Sa Parole incréée, au sens de l'expression d'un Attribut qu'Il aurait et qui serait "la Parole" ; cela signifie que Dieu a créé, dans quelque chose, une parole exprimant ce qu'Il a voulu dire, que Gabriel a entendu cette parole de cette chose, et qu'il l'a ensuite retransmise au Prophète Muhammad (sur lui soit la paix). C'est là ce que veut dire la formule : "Le Coran est la Parole de Dieu". Car [toujours la même problématique] le fait d'émettre la Parole, c'est subir un changement au moment précis où on parle, par rapport au fait que l'on dit quelque chose à propos de telle chose – ; or Dieu ne peut pas connaître de changement car Il est au-dessus du temps.

Ceci conduisit les Mutazilites à dire, d'une façon plus générale, que tout ce que Dieu a lié à Son Nom mais qui constitue un "changement" ne procède pas directement de Lui. Dieu a donc des Noms (Asmâ') mais n'a pas d'Attributs (Sifât) (relaté d'eux dans Shar'h ul-'aqîda al-wâssitiyya, p. 113).

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La formulation originelle de l'orthodoxie sunnite à ce sujet :

Tout le raisonnement des Mutazilites fut fondé sur l'assertion suivante : "Ce qui prend place à un moment donné dans le temps ne peut pas procéder de ce qui éternel" (il s'agit des points c et d). Or ce n'est là que pure spéculation rationaliste. L'accepter c'est adopter une conception de Dieu qui en fait un Etre existant mais n'ayant ni Attribut ni lien direct avec la marche des affaires de ce monde, puisque tout cela constitue des changements liés au temps.

Et c'est justement avec cette assertion que nous, en tant que fidèles à l'orthodoxie sunnite, ne sommes pas d'accord ; nous disons qu'un acte qui prend place à un moment donné dans le temps peut tout à fait procéder d'un être qui est éternel et, simultanément, en tant que tel, ne pas être créé.
Une parole de Dieu, est donc, d'une part, incréée (ghayr makhluq) puisque provenant de Dieu en tant qu'expression de Son Attribut ; cependant et d'autre part, elle a été prononcée par Dieu à un moment donné (takallama bihi-llâhu matâ shâ'a wa kayfa shâ'a). Elle est incréée, mais elle a été prononcée par Dieu non dans la pré-éternité mais à un moment donné (ghayr makhlûq wa hâdith).

C'est bien ce que al-Bukhârî a ainsi exprimé : "Qawlullâhi ta'âlâ : "Kulla yawmin Huwa fî sha'n", "Wa mâ ya'tîhim min dhik'rin min rabbihim muhdathin" (...). Wa anna hadathahû lâ yashbahu hadath al-makhlûqîn" (Sahîh ul-Bukhârî, kitâb ut-tawhîd, tarjama n° 42) ; dans la tarjama n° 37, il a montré que Dieu a parlé dans le passé, et dans la n° 36 qu'il est des paroles que Dieu dira le jour du jugement (et qu'Il n'a donc pas encore dites).

La parole qui constitue le Coran n'est qu'une partie de l'ensemble des paroles de Dieu (Shar'h ul-'aqida at-tahâwiyya, p. 190 ; Sahîh ul-Bukhârî, kitâb ut-tawhîd, tarjama n° 35) ; il s'agit cependant de ce que Dieu a voulu adresser aux hommes – ce qu'Il a voulu faire descendre vers eux – en tant que texte récité comme "Sa parole" ("yuta'abbadu bi tilâwatih") et en tant que source pour leur conduite sur terre ("hudan li-n-nâs").

Dieu a, quand Il l'a voulu, prononcé différentes parties de cette Parole qu'est le Coran, l'ange Gabriel les a écoutées, entendues, puis répétées au Prophète Muhammad (sur lui la paix) (Shar'h ul-'aqîda at-tahâwiyya, p. 195, Shar'h ul-'aqîda al-wâssitiyya, p. 105).

Le Coran est donc la parole de Dieu dans le sens où celui qui a prononcé les phrases qui constituent cette parole est Dieu. Aïcha dit : "Par Dieu, je ne pensais pas que Dieu ferait descendre à mon sujet une révélation (destinée à) être récitée ; ma personne était à mes yeux trop insignifiante pour que Dieu parle à mon sujet, par un passage coranique" ("an yatakallama bi-l-qur'âni fî amrî" / "an yatakallama-llâhu fiyya bi amrin yutlâ") (rapporté par al-Bukhârî, cf. Fat'h ul-bârî 8/605). La parole est, en son sens complet, ce que quelqu'un prononce et non ce qu'il pense sans le prononcer.

L'ange Gabriel a donc entendu la voix (sawt) de Dieu, qui est incréée, puis a transmis au Prophète Muhammad ce qu'il a entendu. Par contre, la voix de Gabriel récitant le texte coranique au Prophète, de même que la voix de tout homme récitant le texte coranique, sont bien sûr créées (comme d'ailleurs les anges et les humains le sont eux-mêmes).

Cependant, la parole que cette voix humaine (ou angélique) prononce est bien celle de Dieu, et elle est incréée : "… Jusqu'à ce qu'il [= le polythéiste] entende la parole de Dieu … " (Coran 9/6) ; ce polythéiste – comme d'ailleurs tout autre homme – entendra forcément cette "parole de Dieu" de la bouche d'un homme qui la récite : il entendra bien la "parole de Dieu" – c'est ce que le verset dit explicitement –, mais il l'entendra récitée par une voix créée, celle d'un humain prononçant la parole de Dieu. Ceci car "la parole" est toujours attribuée à son auteur premier : même quand la parole d'un être X est prononcée par un être Y, elle n'en devient pas pour autant "la parole de Y" mais reste "la parole de X", qui est son auteur ; par contre, ce Y prononce la parole de X avec sa voix à lui, Y. L'homme qui récite un passage du Coran prononce donc bien la Parole incréée de Dieu, mais il la prononce avec sa voix humaine à lui, qui, elle, est créée (Shar'h ul-'aqîda at-tahâwiyya, p. 194, Shar'h ul-'aqîda al-wâssitiyya, p. 106).

Le Coran est aussi un livre : "Ceux qui récitent le Livre de Dieu…" (Coran 35/29) ; "Et récite ce qui t'a été révélé, le Livre de ton Seigneur" (Coran 18/27). En plus d'être la Parole de Dieu, le Coran est donc aussi le Livre de Dieu. Cela d'une part dans le sens où la parole qui est transcrite dans le livre que l'on nomme "Coran" ("nahâ an yussâfara bi-l-qur'ân ilâ ardh il-'aduww", est-il relaté du Prophète) est celle de Dieu. Bien sûr, les feuilles sur lesquelles cette parole est transcrite, de même que l'encre par laquelle elle est transcrite, sont choses créées. Cependant, la "parole" elle-même que transcrit cette encre sur ces feuilles est celle de Dieu ; et c'est dans ce sens qu'on parle de "Livre de Dieu".

Le Coran est Livre de Dieu dans la mesure aussi, d'autre part, où le texte coranique est également écrit, auprès de Dieu, dans le Livre originel ("umm ul-kitâb") : "Par le Livre clair ! Nous en avons fait un Coran arabe, afin que vous raisonniez. Et il est [transcrit] dans le Livre originel auprès de Nous, certes élevé, empli de sagesse" (Coran 43/2-4). "Dieu efface ce qu'Il veut et garde ce qu'Il veut ; et auprès de Lui se trouve le Livre originel" (Coran 13/39) ; d'après un des commentaires relatés de Ibn Abbâs, ce verset signifie : "Dieu efface du texte coranique les versets qu'Il veut en en abrogeant (la récitation), et Il garde ce qu'Il veut en ne l'abrogeant pas ; et tout cela est écrit dans le Livre originel, auprès de Lui : y est écrit ce qui est abrogeant, ce qui est abrogé" (rapporté par Ibn Jarîr, Ibn ul-Mundhir, Ibn Abî Hâtim, al-Bayhaqî, cité dans Bayân ul-qur'ân, commentaire du verset 13/39 ; voir aussi Fath' ul-bârî 13/641). "Mais c'est un Coran glorieux, [écrit] dans une Tablette protégée" (Coran 85/21-22). Ce Livre originel aussi a été écrit à un moment donné, quand Dieu l'a voulu ; et il a été écrit au moyen de la plume servant à écrire la révélation (cf. Shar'h ul-'aqida at-tahâwiyya, pp. 345-346).

Nous Sunnites disons donc : Pour en revenir au Coran, nous sunnites disons donc : "La Parole de Dieu qu'est le Coran provient de Dieu, et vers Lui elle retournera" ("Minhu badâ wa ilayhi ya'ûd" : Shar'h ul-'aqîda at-tahâwiyya, p. 176, p. 195). En effet, car à la fin des temps – les événements relatifs au retour de Jésus se seront alors déjà déroulés, et Jésus sera déjà mort et enterré –, la parole de Dieu présente dans les copies coraniques disparaîtra, et aucun verset ne subsistera plus sur terre : le Prophète a dit : "Et une nuit, le Livre de Dieu disparaîtra ; il ne restera alors sur la terre pas un de ses versets. Certains groupes de gens parmi les personnes âgées diront alors : "Nous avions trouvé nos pères disant cette parole : "Pas de divinité en dehors de Dieu" ; disons-la donc nous aussi"" (rapporté par Ibn Mâja, n° 4049, authentifié dans Silsilat ul-ahâdîth is-sahîha, n° 87). (Les termes "Minhu badâ" ne veulent pas dire que cette parole s'est séparée de Dieu pour aller en un autre lieu, mais que c'est Dieu qui a prononcé cette parole [que l'ange Gabriel a entendue directement de Dieu, qu'il a retenue et a rapportée au prophète Muhammad] ; de même, "ilayhi ya'ûd kalâmuh" doit être compris comme : "ilayhi ya'ûdu 'ilmu kalâmihî" : Al-Fatâwâ al-kubrâ, Ibn Taymiyya, 5/16 dans l'édition que je possède.)

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Les croyances telles que formulées par les Mutakallimûn à ce sujet :

Les Mutakallimûnn, eux, ont voulu sauvegarder la croyance sunnite : ils ont donc dit que le Coran est Parole divine incréée ; d'un autre côté, ils n'ont pas fermé la porte aux arguments disant que l'expression de toute parole est liée au temps et que ce qui est tel ne peut être que créé. Tentant une synthèse entre ces deux éléments, ils ont tenu le raisonnement suivant :
a) nous avons pris connaissance de la "parole de Dieu" par le moyen de la voix de l'homme : d'abord le Prophète, qui l'a reçue de l'ange Gabriel, puis ses Compagnons, puis les élèves de ceux-ci, etc. ;
b) or la voix de l'homme est créée ;
c) et la parole de Dieu est incréée, comme c'est la croyance des Compagnons ;
d) donc ce que nous entendons n'est pas, à proprement parler, la parole de Dieu : ce que nous entendons comme récitation du Coran, nous l'appelons "parole de Dieu" parce que c'est une parole qui indique ("yadullu 'alâ") ce qu'est la parole de Dieu ;
e) en fait le terme "parole d'un homme" recouvre deux réalités : – la parole qui est constituée de la voix, audible, de cet homme ; – et ce que cette voix exprime, que l'homme a en lui-même ("kalâm nafsî"). On peut dire la même chose à propos de la parole de Dieu : ce qu'expriment les versets du Coran comme "kalâm nafsî" est incréé ; mais les différentes expressions de cette parole incréée sont, elles, créées ;
f) le Coran est donc incréé dans le sens où il procède de la parole "nafsî" de Dieu ; mais l'expression concrète que cette parole "nafsî" prit en langue arabe à l'époque du Prophète et qui se nomme "Coran" est, elle, créée (cf. Dhuha-l-islâm, 3/40-41).

Al-Ash'arî, un des chefs de file du Kalâm (la science des croyances telles qu'enseignées par les Mutakallimûn), a ensuite tenu le raisonnement suivant : la Torah originelle est elle aussi parole de Dieu [chaque musulman le sait] ; elle est donc une autre expression circonstanciée de la même parole "nafsî" de Dieu ; donc, quand Dieu a exprimé Sa Parole "nafsî" au prophète Moïse, il s'est agi de la Torah ; quand Il l'a exprimée plus tard au prophète Muhammad, il s'est agi du Coran. La "kalâm nafsî" de Dieu est donc non seulement incréée, elle est même pré-éternelle ("qadîm" / "azalî").

Dans la question relative à la "Parole de Dieu", ce sont sur ces deux points (existence d'une parole divine "nafsî", distincte de la parole divine révélée dans le temps, à un moment donné, à un messager ; pré-éternité de la parole divine "nafsî" et caractère créé de la parole révélée dans le temps) que la différence apparaît entre les Mutakallimûn et ceux qui se réfèrent à la formulation originelle des croyances musulmanes.

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Le point central du désaccord entre Sunnites et Mutazilites :

En fait le point central du désaccord entre Sunnites et Mutazilites est constitué de la problématique de l'articulation des Actes de Dieu dans le temps : Dieu est Eternel ; on peut même dire de Lui qu'Il est Pré-éternel (azalî).

Les Mutazilites ont voulu mettre l'accent sur le fait que Dieu est indépendant du temps ; mais, ce faisant, ils n'ont pas suffisamment tenu compte des textes du Coran et de la Sunna en la matière et de la compréhension originelle, simple et naturelle que les Compagnons et leurs élèves en ont eue : les Mutazilites se sont mis à dire que Dieu n'a pas réellement d'Attributs (car cela en ferait un Etre "composé") et que la Parole de Dieu est créée (puisque liée au temps).

Les Sunnites, eux, ont distingué deux (parfois trois) types d'Attributs divins :
– les Attributs qui s'expriment de toute éternité avec l'Etre (sifât dhâtiyya), comme la Vie, la Puissance, la Connaissance, etc. ;
– et les Attributs qui sont eux aussi de toute éternité avec l'Etre mais qui s'expriment quand la Volonté divine le veut (sifât fi'liyya) : Créer, S'établir sur le Trône, Parler, Agréer, Se Courroucer, etc.
Les Attributs du second type s'expriment dans une perspective liée au temps ("Lâ yastahîlu hulûl ul-hawâdith bi-r-rabb : lâ bi ma'nâ an hadatha lahû wasfun jadîdun lam yakun ; bal bi ma'nâ anna âhâda-s-sifât il-fi'liyya ghayru azaliyya"), bien qu'ils se soient exprimés aussi avant la création du temps ("ma'a anna naw'ahâ azalî") ; et l'expression de ces Attributs est incréée ("wa tilka-l-âhâd ghayru makhlûqah") (Shar'h ul-'aqîda at-tahâwiyya, p. 174, p. 185, Shar'h ul-'aqîda al-wâssitiyya, p. 112, p. 102).

Les Mutakallimûn ont, eux, tenté une synthèse entre ces deux postures.

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Que faire aujourd'hui ?

Il faut aujourd'hui d'une part relativiser la place du Kalâm et revenir à la formulation simple et originelle des croyances musulmanes.

Mais cela n'implique pas qu'il faille dire que les Mutakallimûn font partie des groupes déviant (firaq dhâlla) : ils ont fait des erreurs (khata' qat'î), et non des déviances (cliquez ici).

En fait il faut tenter de comprendre la démarche de al-Ash'arî et de al-Matûrîdî puis distinguer leur discours réel de celui qu'en ont retenu leurs disciples postérieurs.

A leur époque, les idées issues de la spéculation rationaliste avaient imprégné différentes couches de la population musulmane, et une partie conséquente de cette population s'était mise à croire que les Sunnites ne savent argumenter qu'en disant : "C'est écrit comme ça dans le Coran et dans la Sunna, point à la ligne". Le problème c'est que cette partie de la population regardait avec admiration les Mutazilites, qui, eux, discutaient avec des arguments rationalistes. Le risque était grand de voir alors toute cette partie de la population musulmane abandonner l'orthodoxie sunnite – les croyances enseignées par le Prophète et professées par ses Compagnons – pour adopter celles des Mutazilites. Al-Asha'rî et al-Mâtûrîdî entendirent donc fournir aux "douteurs" – à ces gens qui, parce que déjà imprégnés des concepts philosophiques tels que ceux des Mutazilites, doutaient des croyances sunnites – des outils pour conserver ces croyances orthodoxes.

Il sera sans doute bénéfique de citer ici un homme qui est un spécialiste du Kalâm et qui a consacré à son approfondissement des années de recherches : al-Ghazâlî. Celui-ci a écrit à propos du Kalâm : "Son objectif n'est que de protéger la foi des Sunnites ("ahl us-sunna") et de la préserver face aux troubles apportés par les Innovateurs ("ahl ul-bid'a")." Al-Ghazâlî explique : "Dieu a transmis à Ses serviteurs par la voix de Son messager les croyances qui sont vraies concernant ce monde et l'autre, par ce qu'ont dit le Coran et la Sunna. (Mais) ensuite le Diable introduisit dans les âmes des Innovateurs des éléments contraires à la Sunna ; ces Innovateurs les exprimèrent alors et faillirent troubler les croyances de la vérité chez ceux qui y étaient attachés. C'est alors que Dieu suscita le groupe des Mutakallimûn et suscita en eux le désir d'aider (les croyances de) la Sunna par un discours bien ordonné qui mettrait en évidence les fraudes des Innovateurs face (aux croyances) relatées de la Sunna. C'est là l'origine du Kalâm et de ses spécialistes. Un groupe d'entre eux s'est donné pour tâche ce vers quoi Dieu avait suscité le désir en eux, et ils défendirent avec succès les croyances de la Sunna, reçue de la Prophétie, de même qu'ils combattirent les Innovations (en croyances). Mais pour cela ils se sont appuyés sur des postulats qu'ils ont acceptés de leurs adversaires (…). La plus grande part de leur action a été de faire ressortir les contradictions de leurs adversaires et de leur reprocher les corollaires de leurs prémisses" (Al-Munqidh min adh-dhalâl, p. 16). Et l'acceptation des postulats de leurs adversaires (les Mutazilites), ils le firent non pas parce qu'ils croyaient en ces postulats comme des vérités mais simplement pour pouvoir mieux combattre les conclusions des Mutazilites : se fondant sur les mêmes prémisses que ces derniers, les Mutakallimûn établissaient le bien-fondé des croyances de la Sunna.

Ce fut donc seulement aux douteurs – à ceux qui étaient tout imprégnés de ces prémisses sur lesquels les Mutazilites se fondaient –, et non à l'ensemble de la population musulmane, que le kalâm s'adressait. Le rôle du kalâm était purement thérapeutique et il était destiné seulement à ceux qui étaient affectés par la spéculation rationaliste de l'époque. Al-Ghazâlî "laissa un traité, Al-Iqtissâd fi-l-i'tiqâd ("Le juste milieu dans les croyances religieuses") d'inspiration toute asha'arite. Mais dans les préambules mêmes de cet ouvrage, il précise que le kalâm ne doit point être objet d'étude pour le croyant assuré en sa foi ; c'est aux "douteurs et négateurs" qu'il s'adresse, son rôle est tout médicinal" (Panorama de la pensée islamique, p. 51).

Même pour les musulmans touchés par les problématiques mutazilites, on ne peut pas dire que le Kalâm ait été le seul remède possible. Al-Ghazâlî écrit : "Je ne nie pas qu'il se peut que la mention des arguments des Mutakallimûn ait été une des causes de foi pour certaines personnes. Mais [de toute façon] (adopter la foi correcte) n'était pas limité à la (mention de ces arguments du kalâm) ; de plus ce (genre de résultat) est rare" (cité dans Rijâl ul-fikr wa-d-da'wa fi-l-islâm 1/177-178).

Al-Ghazâlî écrit : "Fait partie de ceux qui ont fait l'une des plus grandes exagérations ce groupe de Mutakallimûn qui ont traité d'incroyant la partie du public musulman qui ne connaît pas le Kalâm comme eux, et qui ne connaît pas les croyances islamiques avec les preuves que eux ils ont écrites" (cité dans Rijâl ul-fikr wa-d-da'wa fi-l-islâm 1/177).

Al-Ghazâlî écrit encore : "Ce qui est le plus bénéfique est la parole qui est fluide lorsqu'elle présente le rappel, comme celle du Coran. Pour ce qui est du Kalâm écrit dans le style des Mutakallimûn, ceux qui l'écoutent ressentent sont caractère artificiel et polémique (…)" Et : "Les argumentations du Coran sont comparables aux nourritures : tout être humain en bénéficie. Les argumentations des Mutakallimûn sont comparables aux médicaments : ils font du bien à certains hommes seulement alors qu'ils font du tort à la majorité. La preuve que cela fait du tort aux gens est l'observation et l'expérience, qui ont établi ce qui en a résulté depuis que le kalâm s'est répandu. Alors que le premier élément (de la Oumma), c'est-à-dire les Compagnons, (ne connaissant pas le kalâm,) est resté préservé (de ce genre de chose)" (Iljâm ul-'awâmm 'an 'ilm il-kalâm, al-Ghazâlî, p. 20, cité dans Rijâl ul-fikr wa-d-da'wa fi-l-islâm, an-Nadwî, 1/178).

Avec des mots voisins de ceux de al-Ghazâlî, Ahmad Amîn, pourtant admirateur de la pensée mutazilite, a fait ressortir la différence existant entre "la voie d'argumentation des Mutakallimûn concernant Dieu et Ses Attributs" et celle "employée par Dieu dans le Coran". Il écrit : "Dans son appel à l'humanité, le Coran s'est appuyé sur le sentiment naturel, présent en chaque être humain, de l'existence du Dieu qui crée et gère l'univers (…). Le Coran s'est fondé sur ce sentiment naturellement présent en l'être humain, et a parlé aux hommes de ce qui vivifie et renforce ce sentiment, et qui corrige ce qui l'affecte, comme le polythéisme etc. (…) ; il a nourri ce sentiment naturel en invitant l'homme à observer tout ce qui l'entoure ; ceci mène à une foi profonde. (…). Cette voie accompagne et renforce le sentiment naturel, et fait ressentir à chaque être humain au fond de son être une attirance pour elle : même la raison de l'athée se trouve interpelée. Et c'est une voie qui convient au grand public aussi bien qu'aux savants." Ahmad Amîn donne ensuite des exemples de versets qui interpellent aussi bien l'homme moyen, à son niveau intellectuel moyen, que l'homme versé dans les sciences : biologie, astronomie, physique, psychologie. Le verset interpelle le bédouin en lui présentant une rationalité naturelle et en l'invitant à regarder les signes de Dieu qui se trouvent dans ce qui l'entoure ; le même verset interpelle également le savant en l'invitant à reconnaître les signes de Dieu dans l'univers et en l'amenant à approfondir la recherche au niveau des mots et des autres versets le complétant. Chacun est interpelé par ce que dit le verset, et reçoit de celui-ci l'appel à reconnaître l'existence, l'unicité et la toute-puissance de Dieu. Ahmad Amîn poursuit : "Le Coran n'a donc pas recours à des syllogismes avec mineure, majeure et conclusion, et ne tombe pas dans les terminologies spéculatives des philosophes (…) : le Coran se fonde sur le sentiment naturel de l'homme. (…) Mais la voie des Mutakallimûn a été différente : ils ont déplacé les choses : d'un sentiment naturel auquel on s'adresse rationnellement en demandant d'observer les signes de Dieu dans l'univers, à une spéculation rationaliste ; d'une description artistique, à une logique mécanique ; du cœur avec lequel on raisonne, à la tête" (Dhuha-l-islâm, 3/11-15, avec quelques modifications mineures).

Bien sûr, il peut y avoir des points à propos desquels il y a eu erreur (khata' qat'î) de la part de al-Ash'arî ou de al-Mâturîdî, vu que cela différait de ce que les Pieux Prédécesseurs avaient dit. Cependant, dans l'ensemble c'est bien ce que nous avons vu plus haut qui constituait le fondement de leur démarche : ils n'entendirent pas adopter les postulats des Mutazilites, mais seulement partir de ces postulats pour faire des objections aux croyances mutazilites, et, ainsi, fournir une sorte de thérapie à ceux des musulmans qui étaient touchés par leurs raisonnements. Le problème c'est que, quelques temps plus tard, ce qui était relaté en la matière de al-Ash'arî et al-Mâturîdî, des disciples se sont mis à le considérer non plus comme des objections mais comme la formulation même des croyances sunnites. De là est né le fossé qui perdure jusqu'aujourd'hui entre ceux qui professent les croyances d'après la formulation originelle et naturelle des Pieux Précédesseurs, revivifiée par Ibn Taymiyya, et ceux qui professent les croyances dites de al-Ash'arî ou de al-Mâturîdî, et qui sont en fait ce que certains de leurs disciples postérieurs en ont compris. Cheikh Ashraf 'Alî Thânwî écrit : "Hadharât-é Mutakallimîn né Haqq Ta'âlâ kî dhât-o-sifât ké bâré mein djô kutch kahâ hé, woh dar haqîqat ahl-é bid'at-o-ilhâd kî mudâfa'at hé ; us kô 'ilmî istilâh mein sirf man' (ibdâ'-é ihtimâl) ké darjé mein rehnâ tchâh'yé ; jis kâ hâssil yé hé ké ayssî sûrat hô, tô yé mumkin aur muhtamal hé, mahâl nahîn ; yé nahîn ké wâqi' mein 'indallâh ayssâ hî hé. Magar hô yé gayâ ké Muta'akkhirîn-é Mutakallimîn, ba-jâ'é mâni' banné ké, mudda'î ban béthé ; aur apné paydâ kiyé huwé ihtimâlât kô islâm ké 'aqîdé kâ darja dé diyâ."

Après l'avoir illustré par un exemple, le Cheikh dit : "Is lié mein tô yé kehtâ hôn ké 'ilm-é kalâm kô sirf mudâfa'até ahl-é bid'at, aur man'é istilâhî - ya'nî ihtimâl-o-imkân -, ké darjé mein rakhnâ tchâh'yé. Aur 'aqâ'ïd kô, mithl Salaf-é Sâlihîn ké, in mabâhith sé sâda rakhnâ tchâh'yé" (Majâliss-é hakîm ul-ummat, pp.  178-179). Dans le même ouvrage, le même propos est évoqué en pp. 243-244 et en pp. 132-133.

Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).

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