Pour une meilleure compréhension entre "Mutamadh'hib" et "Salafis"

Par "Mutamadh'hib", j'entends ici "ceux qui disent qu'il est nécessaire de suivre une école juridique (madh'hab) parmi les écoles malikite, shafi'ite, hanafite et hanbalite".
Quant au terme "Salafî", il peut prêter à confusion car, selon les régions, il désigne diverses réalités présentes dans le monde musulman (cliquez ici). Mais ici, j'entends seulement par ce terme "ceux qui ne suivent pas une école juridique particulière mais disent se référer directement aux avis de l'ensemble des pieux prédécesseurs (en arabe : "as-salaf")".

Les positions sont souvent tranchées entre ces musulmans "mutamadh'hib", qui affirment que si on ne suit pas une école juridique particulière, on suit ses intérêts personnels, et ces musulmans "salafî", qui eux déclarent que suivre une école donnée relève de l'innovation (bid'ah) et qu'il faut se référer directement aux avis de l'ensemble des pieux prédécesseurs (as-salaf). Et les débats sont, hélas, parfois virulents.

Il est cependant possible de dire, très humblement, à ces deux tendances ce qui suit.

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A ceux de mes frères et sœurs qui, comme moi, suivent une école juridique (madh'hab) :

1) N'oublions pas que nous suivons une école de jurisprudence avec l'intention de suivre le Coran et les Hadîths :

Il s'agit donc, non pas de suivre cette école juridique aveuglément, mais de façon éclairée ('alâ basîra, lâ bi tarîq a'mâ). Pour ce faire...

Si nous n'avons pas suffisamment de connaissances pour connaître les arguments sur lesquels se fondent les avis de l'école que vous suivez, alors gardons simplement à l'esprit que le juriste, en islam, ne fait pas de la shar' mais du shar'h : il n'émet pas de façon indépendante la loi (shar'), mais ne fait qu'interpréter (shar'h) les textes du Coran et des Hadîths. Or, en dehors du Prophète (sur lui la paix), tout savant fait des erreurs d'interprétation. Gardons cela à l'esprit. Et ayons bien l'intention, en suivant les avis de cette école, de suivre en fait les textes du Coran et des Hadîths.

Et si nous connaissons quels sont les arguments du Coran et des Hadîths sur lesquels l'école que vous suivez fonde un de ses avis donné, alors : si un savant très compétent (mutabahhir) de l'école prouve, après des recherches approfondies, que cet avis contredit un Hadîth authentique, clair, non-contredit par un autre Hadîth et non abrogé, nous pouvons suivre ce que dit ce savant et mettez en pratique ce Hadîth. Et souvenons-nous qu'il y a une différence entre "takhti'a" et "ta'n". Pour prendre l'exemple de l'école hanafite (les exemples existent pour les autres écoles également), des savants hanafites très compétents ont ainsi relevé des avis de ce type. Par exemple la consommation d'une boisson alcoolisée ayant une autre origine que le raisin et en quantité telle qu'elle ne provoque pas l'ivresse (Shâh Waliyyullâh et Cheikh Thânwî), le fait de prendre l'intérêt en pays dâr ul-harb (Cheikh Thânwî), le fait de s'asseoir sur de la soie (Cheikh Khâlid Saïfullâh), le fait de considérer que la prière du Sub'h est annulée si, s'étant réveillé en retard, on avait commencé à l'accomplir et que le soleil s'est levé pendant qu'on l'accomplissait (Muftî Taqî Uthmânî), etc.

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2) Ne disons jamais :

Ne disons jamais : "Ma madh'ahb est supérieure aux autres". Ne disons pas non plus : "Ceux qui suivent une autre école que la nôtre sont des musulmans qui ne sont pas comme nous." Ces propos sont complètement déplacés et relèvent de l'excès (ta'assub, esprit partisan).

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3) N'oublions pas que les avis donnés dans une école ne sont pas tous du même niveau :

Les règles sont de trois sortes par rapport à la clarté des textes du Coran et des Hadîths dont elles sont issues :
a) le hukm qat'î : ce qui ne fait que reprendre un texte du Coran qui est clair ou d'un texte des Hadîths qui est authentique (sahîh) et clair (zâhir, muhkam, mutlaq). Si, après avoir fait des recherches approfondies (et quand on en a les compétences), il apparaît qu'un avis de son école contredit un texte des Hadîths qui est authentique et clair, il faut abandonner cet avis, comme nous l'avons écrit plus haut.
b) le hukm ijtihâdî : ce qui est extrait de textes du Coran ou des Hadîths qui sont depuis longtemps sujets à différentes interprétations chez les savants musulmans, et ce parce qu'ils ne sont pas à la fois authentiques et clairs. Pour ce genre de règles, comme il n'est souvent pas facile de les extraire des textes, vous suivez une école. Mais en cas de nécessité liée au contexte par exemple, les savants de votre école sont amenés à donner des avis juridiques d'une autre école. Pour prendre l'exemple de l'école hanafite (d'autres écoles ont fait de même), c'est ce qui est arrivé quand les savants ont émis la fatwa de la licité de la rémunération pour l'enseignement du Coran : il s'agit en fait de l'opinion de l'école shâfi'ite. C'est encore ce qui est arrivé chez les hanafites de l'Inde, où les savants ont, à propos de la période que la femme dont le mari a disparu (mafqûd) doit attendre avant de pouvoir se remarier, émis la fatwa en suivant l'opinion de l'école mâlikite. Cheikh Khâlid Saïfullah, aujourd'hui, en Inde, a recours à cette méthode.
c) le hukm 'urfî : ce qui a été établi en fonction, d'une part d'un principe (illa) extrait d'un textes du Coran ou des Hadîths, et d'autre part des données sociales ('urf) ou des possibilités techniques existant alors. Ici, les savants de votre école seront systématiquement amenés à faire des changements en fonction des changements du contexte. Ainsi, un principe extrait des Hadîths veut que toute transaction renfermant une ambiguïté susceptible d'entraîner plus tard un litige soit interdite. Certains juristes des siècles précédents ont donc appliqué ce principe à la location des moyens de locomotion. La location d'un moyen de transport, ont-ils écrit, n'est autorisée que si on précise, au moment où on conclut l'affaire, ce qui va y être transporté et la distance qui va être parcourue, afin qu'il n'y ait aucune ambiguïté. Mais cette jurisprudence écrite dans les anciens livres d'école juridique n'a pas, disent les juristes contemporains, à être appliquée à l'utilisation des taxis. En effet, ici les passagers qui s'y assoient se mettent d'emblée d'accord sur le fait que le tarif à payer sera celui indiqué par le taximètre, et il n'y a donc pas ambiguïté susceptible d'entraîner un litige. Voici donc un changement en fonction des nouvelles possibilités techniques et de la coutume ('urf).

Aussi, dès que nous voyons un frère ne pas suivre l'avis que nous avons appris ou lu dans un livre, ne nous empressons pas de crier au loup et de lui dire : "Tu interprètes toi-même les textes et tu ne suis plus une école, alors que tu n'as pas les connaissances voulues". Plutôt que de dire ces propos, il faudrait nous renseigner auprès de ce frère et lui demander humblement ce qu'il fait et pourquoi il le fait, puis il faudrait méditer ses explications, analyser et comprendre.

Voici ce que Cheikh Thânwî a écrit : "Certains gens de ta'assub font, dans leur suivi des a'ïmma (mujtahidûn), une telle jûmûd, que, face aux avis du imam, ils rejettent sans hésitation les hadîths authentiques non-contredits [par d'autres hadîths ou principes généraux extraits de versets ou de hadîths]. Mes cheveux se dressent face à une telle attitude. (...) L'attitude ces gens laisse entrevoir qu'ils considèrent Abû Hanîfa comme maqsûd bi-dh-dhât. Si quelqu'un décrit un tel suivi comme étant "associer (un ummatî) dans la nubuwwa", il n'aura pas dit faux. Mais en voyant l'état de quelques ignorants de ce genre, accuser tous ceux qui suivent un imam d'associer (un ummatî) dans la nubuwwa, ce serait une autre erreur" (Ijtihâd-o-taqlîd kâ âkhirî fays'la, p. 75). "Si l'avis du imam ne consiste en rien d'autre qu'un qiyâs, et qu'il existe un hadîth qui contredit cet avis, alors il s'agit de délaisser cet avis de l'imam. Cela s'est produit [chez nous hanafites] avec "Mâ askara kathîruhû, fa qalîluhû harâm" : Abû Hanîfa avait dit que consommer une quantité non enivrante d'alcool [autre que les quatre stipulés], et le hadîth dit le contraire. Ici nous délaissons l'avis de Abû Hanîfa. Mais pour cela, il faut une grande tabahhur (...)" (Ibid., p. 78).

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Et à ceux de mes frères et sœurs qui ne suivent pas une école juridique mais se réfèrent à l'ensemble des pieux prédécesseurs (salaf) :

1) N'oubliez pas que souvent, vous aussi, c'est en suivant (ittibâ') les avis d'un savant que vous suivez le Coran et les Hadîths :

En effet, tous et toutes vous ne connaissez pas systématiquement chaque argument (avec tous les développements que cela implique) de chaque avis que Ibn Taymiyya, Ibn Bâz ou al-Albânî ont émis. Je parle des avis juridiques autant que des avis relatifs aux Hadîths (lequel est authentique, lequel ne l'est pas) : chaque argument, avec chaque détail, n'est pas systématiquement connu et mémorisé de chacun et chacune de vous. En fait beaucoup d'entre vous se réfèrent aux avis de Ibn Bâz ou de Al-Albânî parce qu'ils estiment que ces personnages étaient très compétents. Alors ne dites pas de ceux qui suivent les avis d'un savant tel que Mâlik ou Ash-Shâfi'î, etc., qu'ils font du shirk. Car de deux choses l'une :
a) soit lorsque vous suivez les avis de al-Albânî, vous le considérez infaillible,
b) soit vous le considérez faillible, mais ne le suivez (ittibâ') que parce que vous estimez que ses compétences sont grandes, qu'il a systématiquement fait l'effort de fonder ses avis sur un texte du Coran et des Hadîths, et que s'il apparaissait qu'un de ses avis était erroné, vous diriez qu'ici il s'est trompé et délaisseriez cet avis-là sans le dénigrer.
Si vous êtes dans le cas a), alors vous êtes dans l'erreur, la même erreur que vous reprochez à certains frères qui suivent une école juridique aveuglément (bi tarîqin a'mâ).
Et si vous êtes dans le cas b), alors faites-vous autre chose que ceux qui suivent les avis de Aboû Hanîfa, ou Ash-Shâfi'î ou Mâlik ou Ahmad de la façon rappelée plus haut (al-ittibâ' 'alâ basîra) ?

Et si vous voulez vous rendre compte du fait que al-Albânî aussi a fait des erreurs (comme tous les autres savants), je vous recommande l'ouvrage Al-Albânî shudhûdhuhû wa akhtâ'uh, par Habîb ur-Rahmân al-A'zamî, un savant contemporain d'al-Albânî et d'un niveau comparable au sien sur le plan des Hadîths. Al-A'zamî y fait une critique (au sens noble du terme) très argumentée de nombreux avis émis par al-Albânî, aussi bien sur le plan de l'authentification des Hadîths que sur le plan juridique. Cela n'enlève rien aux compétences d'al-Albânî, mais cela montre bien que nul n'est infaillible.

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2) N'oubliez pas que les textes du Coran et des Hadîths ne sont pas tous du même niveau par rapport à la clarté de leur sens :

A) En effet, il y a certains points à propos desquels il existe un texte du Coran qui est clair, ou un texte des Hadîths qui est authentique (sahîh) et clair (la clarté sous-entend que le texte est lui-même zâhir et mutlaq, mais aussi muhkam). Ici, une seule opinion est juste – celle que donne ce texte – et elle est claire. Il n'y a donc aucune autre possibilité d'interprétation, et, comme nous l'avons écrit plus haut, ceux qui suivent (ittibâ') une école doivent délaisser tout avis de leur école qui contredit un tel type de texte.

B) Cependant, tous les textes du Coran et des Hadîths ne sont pas ainsi.
Il y en a d'autres qui sont sujets à deux interprétations (comme le mot qar' – Coran 2/228 –, qui désigne à la fois "pureté" et "menstrues").
Il y en a d'autres qui sont authentiques mais disent des choses différentes : un Hadîth donne un principe général ('âmm), l'autre communique une règle plus particulière (khâss). Il arrive qu'un Hadîth soit absolu (mutlaq), mais qu'un autre mentionne une condition (il est muqayyad). Les façons de concilier ces Hadîths divergents (al-jam' bayn al-mukhtalifât) sont alors elles-mêmes plurielles parmi les savants, et ce parfois depuis l'époque des Compagnons (donc des salaf). Souvenez-vous : Abû Hurayra disait qu'il faut obligatoirement réciter la sourate al-Fâtiha pendant la prière, même lorsqu'on accomplit celle-ci sous la direction (imâma) de quelqu'un. Jâbir ibn Abdillâh disait, lui, que l'obligation de réciter al-Fâtiha ne s'appliquait pas au cas où on accomplit la prière sous la direction (imâma) de quelqu'un. Les exemples de ce type de divergences d'opinions parmi les pieux prédécesseurs (Salaf) ne manquent pas !
Un exemple de Hadîths divergents : un Hadîth dit que le Prophète ne levait ses mains pendant la prière qu'au début de celle-ci uniquement (Abû Dâoûd, n° 748, at-Tirmidhî, n° 257, authentifié par al-Albânî), d'autres Hadîths qu'il levait ses mains au début, avant la génuflexion, après celle-ci, lorsqu'il commençait le troisième cycle (rapporté par al-Bukhârî etc.), un autre Hadîth que le Prophète levait ses mains également lorsqu'il commençait le deuxième cycle (Abû Dâoûd, n° 739, authentifié par al-Albânî), un autre Hadîth que le Prophète levait ses mains également avant de se prosterner (an-Nassaï, n° 1084, authentifié par al-Albânî), un autre Hadîth que le Prophète levait ses mains également entre les deux prosternations (an-Nassaï, n° 1145, authentifié par al-Albânî).
Comprenez alors qu'il y a eu plusieurs façons de concilier ces Hadîths. Ne considérez donc pas que l'avis d'al-Albânî sur ce point (et qui est exposé dans Sifat salât in-nabî) est le seul qui soit fondé et argumenté par rapport à la Sunna. Et ne dites pas que c'est le seul avis émis par les Salaf, car at-Tirmidhî cite le fait de ne lever les mains qu'au début de la prière comme étant l'avis de "plus d'un savant parmi les Compagnons et les Tâbi'ûn" (Sunan At-Tirmidhî, kitâb us-salât).
C'est vrai : dans cette catégorie B, un seul avis est correct. Mais ici, les argumentations sont présentes des deux côtés, contrairement à la catégorie A, où le Hadîth est clair. Il faut alors avoir suffisamment de compréhension pour appréhender les différentes argumentations, puis une tolérance pour pouvoir discuter sereinement, avec l'objectif de rechercher laquelle des argumentations en présence est correcte. Le Prophète, auquel nous nous référons tous, n'a-t-il pas montré l'exemple en acceptant qu'il y ait eu deux interprétations de sa parole "N'accomplissez la prière de 'Asr que chez les Banû Qurayza" (rapporté par al-Bukhârî) ? Certes, une seule de ces deux interprétations était correcte, mais il n'a pas blâmé le fait qu'il y ait eu une autre interprétation ; il n'a même pas, ici, montré laquelle des deux interprétations était la bonne. Suivons-nous la Sunna dans toute notre façon de vivre et donc dans notre façon de nous comporter avec nos frères aussi, ou bien seulement dans les actions (façon d'accomplir la prière etc.) ?
Comment nos pieux prédécesseurs (salaf) se sont élevés contre les déviances des kharijites, etc. Mais comment, parallèlement, ils ont fait montre d'une tolérance face aux divergences d'opinions qui existaient entre eux. Combien de divergences d'opinions n'y a-t-il ainsi pas eu entre les Compagnons Ibn Umar, Ibn Abbâs, Ibn Mas'ûd, Aïcha (pour ne citer qu'eux), comme le relatent les recueils de Hadîths. Certes, ces Compagnons discutaient entre eux et argumentaient. Mais se dénigraient-ils ? Refusaient-ils d'accomplir la prière sous la direction de celui qui était d'un autre avis qu'eux ?

C) Et puis il y a certaines règles par rapport auxquelles une prise en compte du contexte est possible. Ainsi, un homme vint un jour questionner le Prophète (sur lui la paix) au sujet de l’étreinte conjugale pendant le jeûne (il voulait savoir si celle-ci était permise ou si elle constituait, à l’instar du rapport sexuel, un acte annulant le jeûne). Le Prophète le lui permit (rakkhaça lahû). Quelque temps après, un autre homme vint lui demander la même chose, et le Prophète le lui défendit. Abû Hurayra, qui était présent lors de ces deux réponses du prophète, commente : “C’est alors que (je me suis aperçu que) l’homme auquel le Prophète avait permis l’étreinte conjugale était âgé, et celui auquel il l’avait défendue était jeune” (Abû Dâoûd, 2387 ; la version de Ahmad 6700, 7014, et où on voit ces deux réponses du Prophète, mentionne, elle, le baiser pendant le jeûne ; elle a été authentifiée par Ahmad Shâkir : Madkhal li dirâssat ish-sharî’a al-islâmiyya, p. 205). Voyez : le Prophète a donné deux réponses en fonction de deux contextes. Il y a donc certaines de ses paroles où les choses mentionnées l'ont été par rapport au contexte d'alors. Il est facile de s'en rendre compte dans les Hadîths suivants : "Sharriqû wa gharribû", "Alâ inna-l-quwwata : ar-ram'y"...
Toute personne ayant compris cela comprendra l'avisselon lequel les Hadîths du Prophète qui mentionnent l'orge, les raisins secs, les dattes et le caillé (aqit) à donner en zakât al-fitr (aumône donnée lors de la fête marquant la fin du Ramadan), ne le font que parce que c'était la base de la nourriture à Médine à l'époque. C'est bien pourquoi Mâlik a émis l'avis qu'il est permis de donner la zakât al-fitr sous la forme de toute autre chose pouvant être consommée et étant la base du repas du pays où l'on vit. Abû Hanîfa est parti plus loin et a émis l'avis qu'il est permis de la donner sous forme de monnaie, afin que le pauvre puisse acheter autre chose, car c'est là l'objectif (qasd) de la mention (nass) de ces denrées. Pensez à une mégalopole musulmane telle que le Caire (près de dix millions d'habitants). Comment feraient ces centaines de milliers de musulmans si on leur demandait aujourd'hui d'aller se procurer à tout prix une mesure (sâ') d'orge, de raisins secs, de dattes ou de caillé, pour la donner aux pauvres avant la fête de la fin du Ramadan. Et quel repas (car c'est bien un des deux objectifs de cette aumône : "tu'mat lil-massakîn" avait dit le Prophète – rapporté par Abû Dâoûd, n° 1609) ces pauvres vont s'offrir aujourd'hui dans une telle mégalopole avec ces quelques kilos d'orge ou de raisins secs ? Le contexte des mégalopoles d'aujourd'hui n'est pas le même que celui des villes rurales, où les besoins sont simples, où ce qui est produit est consommé avec peu de transformations, où les citadins se connaissent tous les uns des autres, etc. Le contexte des mégalopoles d'aujourd'hui demande la permission de donner cette aumône sous forme numéraire : ces pauvres pourront alors l'utiliser pour s'acheter de quoi améliorer leur ordinaire en ce jour de fête.

Un autre exemple : il est prouvé qu'après avoir accompli les deux prosternations du premier cycle (rak'ah), le Prophète s'asseyait un instant avant de se relever pour le second cycle. C'est ce qu'on appelle jalsat ul-istirâha, et cela est rapporté par al-Bukhârî, at-Tirmidhî, Abû Dâoûd, an-Nassaï. Cependant les juristes musulmans ont des avis différents sur le fait de savoir comment il faut considérer cette pause. Ibn ul-Qayyim écrit ainsi : "Les juristes ont des avis divergents sur le sujet : s'agit-il d'une sunna de la prière – qui serait donc recommandée pour toute personne qui accomplit la prière – ou ne s'agit-il pas d'une sunna – et ne l'observerait donc que celui qui en a besoin [fatigue, maladie, vieillesse] ? Les deux avis sont d'ailleurs rapportés de Ahmad (ibn Hanbal). (…) Le seul fait que le Prophète ait accompli cette pause ne signifie pas qu'il s'agit d'une sunna de la prière, tant qu'il n'est pas établi qu'il l'a faite en tant que sunna où on l'imitera. Mais si on considère qu'il n'a fait cette pause que par besoin, cela ne sera pas une sunna de la prière" (Zâd ul-ma'âd, tome 1 p. 241).

Alors, ne vous empressez pas de dire de l'avis d'un savant, après un simple regard rapide et superficiel, qu'il est "contraire à la Sunna". Analysez, comprenez. Alî (que Dieu l'agrée) disait que le Prophète (sur lui la paix) ne lui avait laissé aucune connaissance autre que celle du Coran et des Hadîths (dont il avait écrit quelques-uns sur un feuillet qu'il gardait), "sauf qu'il existe une compréhension (fahm) qui est accordée à un musulman" (al-Bukhârî, n° 111, 2882, 6507). Prions Dieu pour qu'Il nous accorde cette compréhension.

D) Enfin, il y a d'autres Hadîths où les deux possibilités sont bonnes. Car le Prophète a tantôt fait ceci, tantôt fait cela, tantôt fait ceci. On dit alors : "fi-s-sunnati wus'ah" ou "al-kullu sunna". Appartiennent à cette catégorie : le fait de lever les mains jusqu'aux oreilles ou jusqu'aux épaules pendant la prière (Zâd ul-ma'âd, 1/202), le fait d'accomplir deux ou quatre cycles dans la prière recommandée (râtib) avant la prière du début de l'après-midi (Zâd ul-ma'âd, 1/308), les différentes formules de l'invocation (tashahhud) que l'on fait quand on est assis pendant la prière (Zâd ul-ma'âd, 1/275), les différentes formules de l'appel à la prière (avec ou sans tarjî', la iqâma avec les formules répétées une fois ou bien deux fois) (Zâd ul-ma'âd, 1/275), les différents nombres de fois où il faut prononcer le takbîr pendant la prière des deux jours de fêtes (Silsilat ul-ahâdîth as-sahîha, 6/1264), le fait d'accomplir la salât ul-witr en faisant un ou trois rak'as (Hujjat ullâh il-bâligha, 2/25), et bien d'autres exemples.

Ayez donc, pour l'amour de Dieu, un minimum de tolérance et surtout de compréhension pour ceux de vos frères et celles de vos sœurs qui sont d'un autre avis que celui qu'a écrit Ibn Bâz ou al-Albânî !

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Epilogue :

Voici, par rapport au fait de se référer à un savant en ayant l'intention de suivre le Coran et les Hadîths, un passage écrit en substance par Shâh Waliyyullâh "Aucun reproche ne peut être fait à celui qui ne considère permis que ce que Dieu et Son Messager ont déclaré permis, et interdit ce que Dieu et Son Messager ont déclaré interdit, mais qui, se sachant manquer de connaissances pour :
- connaître les nombreux Hadîths du Prophète (sur lui la paix),
- savoir comment concilier les Hadîths qui sont apparemment divergents,
- et savoir comment extraire, des textes du Coran et des Hadîths, les principes à appliquer dans les nouvelles questions,
suit un savant qu'il considère très compétent.
Ce faisant, il garde l'intention de suivre ainsi le Coran et les Hadîths et de délaisser l'avis de ce savant sans dénigrement s'il apparaît de façon sûre que cet avis contredit un Hadîth authentique et clair du Prophète"
(Hujjat ullâh il-bâligha, tome 1 p. 446-447).

Aucun reproche, en effet, puisque
des pieux prédécesseurs (salaf) eux-mêmes ont agi ainsi... Voyez plutôt...

Que doit faire la femme qui, lors du pèlerinage, devient indisposée après avoir accompli le tawâf al-ifâda : peut-elle prendre le chemin du retour, ou doit-elle rester à La Mecque et attendre d'être pure pour y accomplir le tawâf al-wadâ' ?
Ibn Abbâs était d'avis qu'elle peut prendre le chemin du retour.
Zayd ibn Thâbit disait qu'elle doit rester à La Mecque et attendre d'être pure pour y accomplir le tawâf al-wadâ'.
Un jour, des gens de Médine vinrent trouver Ibn Abbâs et le questionnèrent au sujet de ce point. Ibn Abbâs leur dit l'avis qu'il émettait toujours : "Elle prendra le chemin du retour !" "Nous n'allons pas suivre ce que tu dis et délaisser ce que Zayd, lui, dit" lui firent-ils comme seule réponse. Ibn Abbâs leur dit simplement : "Lorsque vous rentrerez à Médine, renseignez-vous [et vous verrez bien]".
Une fois rentrés à Médine, ces gens questionnèrent des personnes, parmi lesquelles Umm Sulaym. Cette dernière leur relata alors ce qui était arrivé à Safiyya [elle avait eu ses règles après avoir accompli le tawâf al-ifâda et avant d'avoir accompli le tawâf al-wadâ', et le Prophète lui avait dit de prendre le chemin du retour]. (Rapporté par al-Bukhârî, n° 1671-1672.) Ces gens de Médine furent alors convaincus. Zayd lui-même, après avoir pris connaissance de ce Hadîth, changea l'avis qu'il donnait (rapporté par Muslim).

Ce récit nous prouve deux choses :

1) Les gens de Médine qui sont venus questionner Ibn Abbâs avaient confiance en les compétences de Zayd au point de se référer à son avis (avec l'intention de suivre le Coran et les Hadîths) et de s'étonner de l'avis différent de Ibn Abbâs – voire même de mettre en doute cet avis.

2) Cependant, mis en présence d'un Hadîth authentique et clair du Prophète, ils ont délaissé l'avis de Zayd pour suivre celui de Ibn Abbâs, dont ils se sont rendu compte qu'il correspondait au Hadîth. Zayd a d'ailleurs lui aussi changé son avis sur le sujet.

S'agit-il là d'une chose autre que ce que j'ai décrit plus haut comme étant ce que doivent faire ceux qui suivent un savant ('alâ basîra) ? Et Ibn Abbâs s'est-il fâché au point de les dénigrer et de leur dire qu'ils faisaient du shirk ? Ou bien leur a-t-il dit calmement : "Renseignez-vous [et vous verrez bien]" ?

Et voici, d'autre part, en terme de comportement face à une interprétation différente, le modèle du Prophète (sur lui la paix) : Après la guerre des coalisés, le Prophète avait déclaré : "Que personne n’accomplisse la prière de l’après-midi si ce n’est chez les Banû Qurayza". Et les Compagnons s’étaient mis en route vers le lieu indiqué. L’heure de la prière de la fin de l’après-midi (al-'asr) survint cependant tandis que quelques-uns parmi eux étaient encore en chemin. Certains déclarèrent alors qu’ils n’accompliraient la prière qu’une fois arrivés chez les Banû Qurayza, l’heure légale dût-elle se terminer – le Prophète n’avait-il pas dit "Que personne n’accomplisse la prière de la fin de l’après-midi si ce n’est chez les Banû Qurayza" ? D’autres firent valoir que là n’était pas ce que le Prophète avait voulu dire, le sens de sa parole étant plutôt "Que chacun s’efforce d’arriver chez les Banû Qurayza avant la fin de l’heure de la prière d’al-'asr". Lorsque ces Compagnons rejoignirent le Prophète, ils lui firent part des interprétations différentes qu’ils avaient eu de sa parole. Le Prophète ne blâma alors aucun des deux groupes. (Ce récit, dont le sens global est ici mentionné, est rapporté par al-Bukhârî.) Des savants comme Ibn ul-Qayyim ont relevé que ceci ne voulait pas dire que les deux interprétations aient été justes : non, une seule de ces deux interprétations était correcte (Zâd ul-ma'âd, tome 3 p. 131). Mais le Prophète, dans sa sagesse, a immédiatement compris les argumentations des deux parties, et il n'a pas dénigré les efforts d'interprétation.

Voici notre modèle à tous et à toutes, que nous suivions une école juridique (madh'hab) ou que nous nous référions à l'ensemble des avis présents chez les pieux prédécesseurs (salaf). Si, dans certains cas, un seul avis est correct, il faut découvrir lequel. Mais pour ce faire, il nous faut suivre l'exemple des Compagnons : il faut prendre le temps d'essayer de comprendre l'autre argumentation, puis engager un débat avec bonnes manières.

Wallâhu A'lam. Wa Huwa-l-Muwaffiq.

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A lire par ailleurs :

Les différentes catégories de divergences d’interprétations et d’avis
Les bonnes manières de nos pieux prédécesseurs (salaf) en cas de divergences d'opinions

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