Pourquoi les pays occidentaux ont-ils adopté la séparation entre religieux et civil ?

Aujourd'hui, en Occident, la religion est devenue une affaire privée, qui ne doit concerner que la croyance en l'existence de Dieu et la spiritualité de l'homme. Rien de ce qui relève d'un livre religieux n'a quelque chose à dire dans la marche des affaires de la société. C'est ce que désigne couramment le terme "laïcité". Pourquoi l'Occident a-t-il adopté cette séparation entre "religieux" et "civil" ? Et pourquoi s'agit-il d'un pur produit de l'histoire occidentale ? C'est ce que nous vous proposons de découvrir.

Aujourd'hui, les découvertes scientifiques, leur application, l'orientation de la société, ses valeurs, ses modes de pensée, tout ceci relève en Occident du domaine du profane, dans lequel la religion n'a plus rien à voir. C'est cet équilibre qui a été réalisé en Occident : un "sacré" réduit au culte de Dieu et à une morale, et un "profane" qui englobe tout le reste et qui s'est affranchi de toute référence à Dieu et à ce qu'Il agrée.

Or il faut savoir que cet équilibre d'aujourd'hui a des racines qui remontent dans l'histoire, et c'est à la lumière de cette histoire qu'il se comprend. Car cette séparation n'a pas toujours existé en Occident. Il fut même un temps où le catholicisme, dominant en Occident, influençait le spirituel mais aussi les affaires de la société.

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Quand le catholicisme influait sur la société occidentale :

– Le terme "laïc", issu du latin laicus ("commun", "du peuple") désigne : "ce qui n'est pas religieux".
(Exactement comme, aujourd'hui, "civil" désigne : "ce qui n'est pas militaire".)
En son sens littéral, "laïcité" signifie : "état de ce qui n'est pas religieux".

– Quant au terme "séculier", il qualifie : "ce qui vit dans le siècle, dans le monde", donc une partie du clergé ("le clergé séculier", par opposition au "clergé régulier", lequel vit dans les monastères), et, par extension, est synonyme de "temporel", "laïque" : on parlait ainsi du "bras séculier de l'Eglise".
De là provient le terme "sécularité" : "état de ce qui est séculier".

"Séculariser" ou "laïciser", cela est donc le contraire de ce qu'on pourrait désigner par le néologisme "religioniser".

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I) Dans le catholicisme, le rapport à Dieu et à ce qu'Il agrée ne pouvait se faire – et ne peut toujours se faire – que par l'intermédiaire d'une institution humaine hiérarchisée : le clergé, composé de prêtres, d'évêques et d'un pape. En effet, la société catholique est composée d'une part des laïques, d'autre part des clercs (dont l'ensemble forme le clergé), les premiers n'ayant complètement accès au sacré (par exemple pour l'absolution des péchés tous les jours ou avant la mort, la célébration du mariage religieux) que par l'intermédiaire des seconds. Cela constituant un prolongement de la distinction entre "profane" et "sacré" présente dans le christianisme classique : ce monde est profane, celui de l'au-delà sacré ; le corps est par essence profane, l'âme sacrée.

En tous cas, donner à la référence à Dieu une influence sur la société revenait donc à donner à cette institution humaine une influence sur elle.

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II) A part les Messagers de Dieu, les humains sont faillibles dans leurs opinions. Mais si certains d'entre eux agissent comme s'ils étaient les représentants de Dieu sur terre, on assiste à ce qui suit : imposition de leur avis comme s'il s'agissait de l'avis de Dieu en Personne, condamnations de tout avis différent parce qu'il est différent, sans référence aucune aux textes des sources, inquisitions, tortures… L'histoire de l'Europe occidentale, telle qu'elle est encore enseignée aujourd'hui dans les collèges, le rappelle : le rapport fut conflictuel entre clergé et scientifiques d'une part, et entre religion dominante et minorités religieuses d'autre part.

Le procès de Galilée, en 1633, marqua un tournant décisif. Le scientifique Galilée, qui avait diffusé en public l'idée que c'était la terre qui tourne autour du soleil et non pas l'inverse (comme l'enseignait le Clergé), fut condamné par l'Inquisition et dut se rétracter devant le tribunal. Science et Vie Junior commente : "Un événement qui pèsera très lourd par la suite. L’Eglise se méfiera des sciences. Et nombre de scientifiques verront dans l’Eglise un obstacle au progrès" (Science et Vie Junior, dossier hors série n° 36, p. 93).
Les marques d'antisémitisme (avec les pogroms contre les juifs), les conversions forcées des Indiens d'Amérique, les croisades contre les "hérétiques" (par exemple les Cathares), les "guerres de Religion" (entre Catholiques et Protestants)… sont d'autres faits de l'histoire occidentale qui, eux aussi, pesèrent de tout leur poids dans la balance lors du questionnement sur la place que doit et peut avoir une religion dans la vie de la société.

Les tensions et les conflits qui virent ainsi le jour furent une partie de ce qui déclencha la réaction contre le clergé et son ordre (l'autre partie étant certaines particularités du christianisme paulinien et augustinien vis-à-vis du corps et de la raison).

Et cette réaction consista à libérer les domaines intellectuel et social de l'emprise du clergé religieux... donc à donner aux laïques – en les débarrassant de la chape que faisait peser sur eux le clergé – une autonomie de recherche et d'action dans ces domaines.

D'où le nom de "sécularisation" et de "laïcisation", pour désigner une dé-cléricalisation des espaces intellectuel et social.

Dans l'usage des termes, la sécularisation désigne la dynamique sociale qui a fait que l'ensemble de la société n'a plus été régulée par le tempo religieux (Jean Baubérot). Alors que la laïcité désigne l'indépendance du politique et de tout ce qui relève du domaine de l'Etat par rapport au fait religieux.
Si dans le monde occidentale la règle est l'indépendance de la gestion de l'Etat et de l'instruction publique par rapport au religieux, la laïcité telle qu'elle existe en France n'existe pas aux Etats-Unis, en Angleterre, ni même en Italie. Cette dernière est elle aussi majoritairement catholique, mais c'est le gallicanisme de la France qui a conduit à une forme aussi poussée.

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III) Sans référence au divin, pas de sacré, rien que du profane. Or, la référence à Dieu ne pouvant se faire dans le catholicisme que par l'intermédiaire d'un clergé, s'affranchir du clergé dans ces domaines intellectuel et social revenait à s'affranchir ici de la référence à Dieu tout court. Indirectement, il s'est donc agi, en donnant l'autonomie aux laïques, d'enlever des domaines intellectuel et social toute dimension sacrée et de ne plus en faire que des choses profanes.
La sécularisation et la laïcisation ont ainsi conduit non seulement à une décléricalisation de ces domaines, mais aussi à leur désenchantement, et, par voie d'incidence, à leur désacralisation
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Et c'est ainsi qu'est peu à peu née la situation que l'Occident connaît aujourd'hui : la référence à Dieu est devenue une affaire privée, facultative, l'espace public devant en être libéré sous peine de revivre les cauchemars du passé. "Le sacré" s'est donc restreint à l'espace privé (le soir avant de dormir, lors des repas, peut-être après la naissance, éventuellement lors du mariage, et enfin lors du décès). Tandis que les affaires de la vie, devenues "profanes", se sont mises à suivre leur propre cours : commerce, finances, gestion de la cité, mode, relations entre humains, le bien, le mal :  la raison de l'homme juge désormais de ce qu'il convient ou ne convient pas de faire. Dieu peut bien exister, comme il pourrait d'ailleurs ne pas exister, cela ne change rien pour la société occidentale, qui n'a de toute façon plus de place dans ses affaires pour une quelconque référence à Lui.

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IV) Aujourd'hui, on s'aperçoit cependant que le cours de ces choses désormais profanes s'accélère un peu trop, qu'il s'est affranchi au point que les possibilités de la technique donnent le vertige et que la raison humaine est limitée, et qu'elle n'intervient qu' "en retard" puisqu'il lui faut d'abord constater les torts déjà présents pour pouvoir ensuite penser les limites "en aval". D'où les comités consultatifs d'éthique qui apparaissent depuis quelques années partout en Occident (depuis 1983 en France).
On se rend donc compte que désacralisation conduit à profanation
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Michel Serres (de l'Académie française) écrit ainsi :
"Nos conquêtes vont plus vite que nos intentions délibérées. Observez, en effet, l'accélération de croisière de nos avancées techniques : dès l'annonce que telle ou telle est possible, la voici aussitôt quelque part réalisée, suivant la pente verticale de la concurrence, du mimétisme ou de l'intérêt, puis considérée presque aussi vite comme souhaitable et même comme nécessaire le lendemain matin : on plaidera devant les tribunaux si on s'en trouve privé. (…)
Oui, nous pourrons choisir le sexe de nos enfants, oui la génétique, la biochimie, la physique et les techniques associées nous donneront tous les pouvoirs. Mais nous devrons administrer ce pouvoir même, qui pour le moment paraît nous échapper parce qu'il va plus vite et ailleurs et plus loin que nos facultés de le prévoir, que nos capacités de le gérer, que nos désirs de l'infléchir, que notre volonté d'en décider, que notre liberté de le diriger.
Nous avons résolu la question cartésienne : "Comment dominer le monde [, comment maîtriser la nature] ?" Saurons résoudre la suivante : "Comment dominer notre domination, comment maîtriser notre maîtrise ?""
(Eclaircissements, entretiens avec Bruno Latour, éd. François Bourin, 1992, pp. 249-251).

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L'idée est restée malgré les changements de position :

Sur les questions scientifiques, sur les rapports avec les non-catholiques, etc., les positions de l'Eglise catholique se sont, depuis, considérablement modifiées (surtout avec le concile de Vatican II et, plus récemment, les actes de repentance de Jean-Paul II).

Cependant, l'idée de la nécessité de séparer religieux et scientifique d'une part, et religieux et espace public d'autre part n'en est pas moins restée en Occident. "Plus jamais ça", en quelque sorte. Roger Lesgardes, Président de la Ligue de l'enseignement, écrit ainsi : "[La science et la religion] ne sont pas sur le même registre et il est vivement souhaitable de ne pas les faire interférer. S'il vous plaît, ne renouons pas avec les alliances tragiques du passé !" (article paru dans La Médina, n° 3, p. 31).

En fait, à cause de l'histoire de la civilisation occidentale et de ses rapports conflictuels avec le religieux, pour beaucoup de femmes et d'hommes occidentaux, le fait religieux même est devenu inconsciemment associé aux adjectifs "anti-progrès", "irrationnel", "anti-démocratique"…

"Anti-progrès" : Même M. Claude Allègre – scientifique français bien connu, ministre de l’Education et de la Recherche en France de 1997 à 2000 – n’y échappe pas quand il dit de certains courants écologistes qu'ils développent "un sentiment quasi-religieux, anti-progrès" (Le Point du 18/ 07/ 98, p. 146). S'il existe donc un modèle d'opposition au progrès scientifique qui fasse référence au point qu'on lui compare toute nouvelle opposition, c'est pour M. Allègre le religieux. Cette référence est compréhensible par rapport à l’histoire qu’a connue l’Europe. Elle n'est pas "audible" pour une oreille et un esprit qui se réfère à l'Islam.

"Irrationnel" : Maurice Bucaille écrit : "Ceux qui sont habités par des préjugés sur les religions considèrent qu’il ne saurait y avoir, en matière de religion, quoi que ce soit se prêtant au contrôle d’un jugement humain imprégné de logique" (L'homme, d'où vient-il ?, Seghers, p. 215). "Au point qu'actuellement, en Occident, parler de Dieu en milieu scientifique, c’est vraiment se singulariser" (La Bible, le Coran et la science, Seghers, p. 120). Là encore, les causes sont évidentes...

"Anti-démocratique" : On considère que toute organisation où des considérations d’origine religieuse sont prises en compte ne peut être que "théocratique". La référence à l'histoire de l’Europe est, ici encore, patente. Il faut pourtant faire un effort intellectuel pour comprendre que cela n'est pas vérifiable par rapport à l'histoire de toutes les civilisations (lire Les pays musulmans devraient-ils adopter la laïcité ? ; lire aussi : Démocratie : l'islam est-il pour ou contre ?).

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Résumé :

La sécularité et la laïcité sont nées dans des pays occidentaux avec l'objectif de donner aux hommes une autonomie dans l'espace intellectuel et social : il s'est agi, pour ce faire, de libérer cet espace de la présence du religieux... parce que cette présence s'exprimait dans ces pays par la mainmise d'un clergé qui, au nom de la référence à Dieu, avait fait peser une chape de plomb sur les hommes.

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Notes :

Ceux des musulmans qui vivent dans des pays occidentaux respectent le cadre de la loi et de la laïcité qui y est en vigueur. Lire à ce sujet : Respecter la loi du pays et se référer aux Coran et Sunna : comment ?.
Ce que ces musulmans vivant dans certains de ces pays veulent, c'est que leurs concitoyens ne confondent pas l'idéal qui est théoriquement leur, lequel est "le caractère neutre de l'Etat par rapport à la religion, et la liberté qu'il garantit à chaque citoyen de croire et de ne pas croire, d'agir selon des normes non-religieuses ou d'agir en respectant des normes d'origine religieuse", et la perception que certains idéologues et politiques en ont (et qu'ils promeuvent comme la seule laïcité possible) : "l'opposition à toute référence d'ordre religieuse de la part des citoyens français et la volonté d'étendre la norme dominante du moment à tous les citoyens (on le voit avec le port du foulard islamique) ; l'opposition à toute présence de quelque chose d'origine religieuse, par les usagers de l'espace administratif - bâtiments de l'école publique, etc. -, voire de l'espace commun (nommée lui aussi parfois : "public") - "il y a trop de foulards dans les jardins publics ; or le foulard est contraire à la liberté de la femme et à son égalité avec l'homme" -". Cette laïcité dogmatique en devient elle-même une religion, qui s'efforce d'effacer de l'espace public (commun) tout fait provenant des religions transcendantales et que des citoyens voudraient pratiquer dans leur sphère personnelle, voire de remplacer, dans l'esprit de ces citoyens, ces normes par les normes dominantes, admises par la majorité de la société, à l'instant T.

Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).

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