Science et conscience, technique et éthique

Aujourd'hui, alors que le monde s'interroge sur la nécessité d'une éthique à trouver pour encadrer les effrayantes possibilités techniques, l'islam peut apporter quelque chose... beaucoup de choses.

Si le savoir scientifique permet de comprendre les lois qui régissent le fonctionnement de l'univers et de réaliser grâce à elles des applications destinées à maîtriser la nature, ce seul savoir est, par définition, incapable de fournir à l’homme une "orientation", une éthique quant à l'utilisation de ces nouveaux outils.

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A) La nécessité d'une éthique d'après des penseurs occidentaux :

"La science, en soi, disait Bertrand Russel, ne peut pas nous fournir une éthique. Elle peut nous indiquer comment atteindre un objectif et, parfois, nous montrer que certains objectifs sont inaccessibles. Mais parmi les objectifs réalisables, notre choix doit être guidé par des considérations autres que purement scientifiques" (Human knowledge, its scope and limits).

Zaragoza et Yalow, Prix Nobel de la Paix, écrivent pour leur part : ""Science sans conscience n'est que ruine de l'âme". Jamais tension entre science et conscience, technique et éthique, n'a atteint comme aujourd'hui à ces extrémités qui sont une menace pour le monde entier. La génétique et l"'énergie nucléaire, pour citer deux exemples remarquables, peuvent être à l'origine, selon la façon dont on les utilise, de grands bienfaits comme de grands dommages. Tout dépend de l'usage qu'on fait des connaissances scientifiques, de leur application correcte ou incorrecte. Science et conscience, technique et éthique : telle est la responsabilité à assumer si nous ne voulons pas parvenir à cette "ruine de l'âme" qui équivaudrait tout simplement aujourd'hui à l'anéantissement de l'humanité. Cette responsabilité nous concerne tous sans exception, car nous sommes tous embarqués dans le même navire, mais elle incombe en particulier aux intellectuels, aux hommes de pensée et de science, à ceux-là dont l'œuvre est à la source des connaissances tant théoriques que pratiques" (Courrier de l'Unesco).

Michel Serres (de l'Académie française) écrit quant à lui : "Nos conquêtes vont plus vite que nos intentions délibérées. Observez, en effet, l'accélération de croisière de nos avancées techniques : dès l'annonce que telle ou telle est possible, la voici aussitôt quelque part réalisée, suivant la pente verticale de la concurrence, du mimétisme ou de l'intérêt, puis considérée presque aussi vite comme souhaitable et même comme nécessaire le lendemain matin : on plaidera devant les tribunaux si on s'en trouve privé. (…) Oui, nous pourrons choisir le sexe de nos enfants, oui la génétique, la biochimie, la physique et les techniques associées nous donneront tous les pouvoirs. Mais nous devrons administrer ce pouvoir même, qui pour le moment paraît nous échapper parce qu'il va plus vite et ailleurs et plus loin que nos facultés de le prévoir, que nos capacités de le gérer, que nos désirs de l'infléchir, que notre volonté d'en décider, que notre liberté de le diriger. Nous avons résolu la question cartésienne : "Comment dominer le monde [, comment maîtriser la nature] ?" Saurons résoudre la suivante : "Comment dominer notre domination, comment maîtriser notre maîtrise ?"" (Eclaircissements, entretiens avec Bruno Latour, éd. François Bourin, 1992, pp. 249-251, cité dans Islam, le face à face des civilisations, Tariq Ramadan, éd. Tawhid, 1995, p. 326).

Claude Allègre – scientifique français bien connu, ministre de l’Education et de la Recherche en France de 1997 à 2000 –, pense de même qu'il y a une troisième voie envisageable entre ceux qui voudraient que rien ne change et ceux qui voudraient que presque aucune limite ne soit prise en compte qui oriente le progrès : "Vous ne pouvez pas, dit-il, enlever la science à l'homme. Ils sont liés. Dire qu'on va arrêter le progrès est une attitude absurde. Le mouvement est perpétuel. En revanche, ce qu'il faut c'est, chaque fois que l'on fait quelque chose, regarder où ça mène" (Le Point du 18/ 07/98, p. 147).

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B) L'apport des musulmans :

L'islam a beaucoup de choses à apporter dans ce domaine. D'une part parce que, contrairement à certaines autres religions, il considère les découvertes scientifiques et la technique comme des choses qui en soi ne sont ni foncièrement bonnes ni foncièrement mauvaises, mais comme des outils qui peuvent, exactement comme l'ont écrit Zaragoza et Yalow, être à l'origine de grands bienfaits comme de grands dommages. Tout dépend de la façon dont ils sont utilisés. D'autre part parce qu'il offre des principes éthiques cohérents en la matière...

1. Tirer profit des ressources de la terre de façon équilibrée :

Dans le Coran, Dieu déclare aux hommes qu'Il a mis les ressources du monde à leur service, pour qu'ils puissent vivre sur terre l'épreuve de la vie terrestre : "Dieu est Celui qui a créé les cieux et la terre et qui, du ciel, a fait descendre une eau grâce à laquelle Il a produit des fruits pour vous nourrir. Il a mis à votre service les vaisseaux qui, par Son Ordre, voguent sur la mer. Il a mis à votre service les rivières. Il a mis à votre service le soleil et la lune, assujettis à une perpétuelle révolution. Il a mis à votre service la nuit et le jour. Et Il vous a accordé de tout ce que vous lui avez demandé. Et si vous comptiez les bienfaits de Dieu, vous ne sauriez les dénombrer. L'homme est vraiment très injuste, très ingrat" (Coran 14/32-34) (voir également Coran 31/20, 45/12-13 ; voir aussi 11/7).

L'islam enseigne cependant que les hommes doivent orienter leurs possibilités – physiques, matérielles et techniques – par des principes éthiques. Le Prophète a, ainsi, enseigné que la sexualité était une fonction tout à fait normale et naturelle chez l'homme, mais que tout dépendait de la façon dont l'homme l'utilisait : elle pouvait alors être source de bienfaits pour lui – et même de récompenses auprès de Dieu – ou source de méfaits pour lui – sur le plan spirituel, mais aussi familial et social. Il a ainsi dit : "La relation sexuelle que l'un de vous a est acte de charité. – O Messager de Dieu, questionnèrent ses Compagnons, comment le fait de satisfaire son instinct pourrait-il être source de récompenses (auprès de Dieu) ? – Dites-moi : s'il avait employé son instinct dans ce qui est illicite, cela n'aurait-il pas été un péché pour lui ? De la même façon, quand il l'emploie dans le licite, il en reçoit une récompense" (rapporté par Muslim, n° 1006). Le Prophète a de même enseigné que le fait d'élever un cheval pouvait être source de récompenses ou source de péchés, selon l'objectif et l'utilisation qu'on en faisait (rapporté par al-Bukhârî, n° 2242, Muslim, n° 987). L'argent que l'on possède peut, de même, être source de bienfaits ou source de méfaits (pour soi, pour sa famille, pour ses amis et pour la société) : "Ce bien matériel est verdoyant, doux. Celui qui l'acquiert dans ce qui est son droit et l'utilise dans ce qui est son droit, alors c'est un bon aide ! Mais celui qui l'acquiert ailleurs que ce qui est son droit est comme celui mange sans jamais être rassasié. Et ce bien témoignera contre lui le jour du jugement" (rapporté par al-Bukhârî, Muslim, n° 1052). Le matériel et la technique ne sont donc que des outils, lesquels, en soi, ne sont ni bons ni mauvais, mais dont l'utilisation pourra être bonne ou mauvaise selon qu'elle est faite à l'intérieur ou, au contraire, à l'extérieur des limites et orientations de l'éthique musulmane.

L'islam enseigne également que les hommes ne doivent pas faire de ce progrès un objectif primordial de leur existence, au point de lui rendre une sorte de culte (shirk khafî). L'islam enseigne que le culte est réservé à Dieu. L'amour suprême aussi. Le Prophète (sur lui la paix) a ainsi dit : "Si l'être humain avait une vallée pleine d'or, il en voudrait absolument une deuxième…" (rapporté par al-Bukhârî). "La richesse ne dépend pas de la quantité de biens. La richesse est que l'âme se suffise (de ce qu'elle a)" (rapporté par Muslim). "Malheur à l'esclave de la pièce d'or et à l'esclave de la pièce d'argent" (rapporté par al-Bukhârî).

Les musulmans veulent donc, pour reprendre l'expression de Allègre, réaliser une troisième voie entre ceux qui ne veulent presque pas de progrès technologique et ceux qui veulent que presque rien n'arrête le progrès... Un juste milieu, un équilibre d'une part entre développement et respect de la nature, d'autre part entre technique et éthique. Le progrès technique oui ; mais un progrès qui soit au service de l'homme et non un progrès pour le progrès, une course vers le rendement et la vitesse, un progrès devenu maître de l'homme réduit à l'état de rouage voire d'esclave de ce qu'il voulait à l'origine être à son service. Un progrès oui, mais un progrès qui tienne compte des principes éthiques et donc de tous les aspects de la vie humaine, et non un progrès pour le progrès, quel qu'en soit le coût social, éthique, spirituel, sanitaire, écologique, etc. C'est ici qu'entre en jeu le concept du licite et de l'illicite.

2. Le cadre éthique matérialisé par le concept du licite et de l'illicite :

S'il est un concept que de nombreuses personnes n'arrivent pas à comprendre à sa juste mesure, c'est bien celui du licite et de l'illicite en islam. On pense qu'il s'agirait d'un ensemble d'interdictions et de contraintes rigides, qui abordent des domaines de la vie dans lesquels la religion n'a normalement rien à voir, et qui, au nom du religieux et du spirituel, empêchent ainsi le musulman et la musulmane de vivre normalement. C'est là un grand malentendu à propos du droit musulman.

En effet, d'une part une partie du droit musulman est constituée de principes généraux, dont l'application dépend du contexte. D'autre part, si une autre partie de ce droit est certes formée de règles détaillées, et si certaines de ces règles ne peuvent certes pas changer, d'autres font l'objet d'interprétations différentes depuis les premières générations de savants musulmans. Ensuite, si dans le domaine du purement religieux ('ibâdât), on ne peut avoir recours à de nouvelles formes, à propos des choses de la vie quotidiennes ('âdât) en revanche, on peut appliquer rationnellement ces principes et ces règles à des formes qui n'existaient pas à l'époque du Prophète. Enfin, les limites et les orientations qu'offrent les sources musulmanes ont comme objectif non pas toutes de préserver seulement le "religieux" (d'après le sens ce terme possède en langue française) mais aussi la personne humaine, l'intellect, les biens et la filiation ; selon al-Qarâfî, une sixième chose qu'elles entendent préserver est le droit de chacun à vivre sans être humilié ; selon al-Qardhâwî, il y a encore d'autres objectifs (lire notre article sur le sujet). Les interdits et obligations de l'islam entendent donc offrir des principes éthiques destinés à préserver le bien-être de l'homme sur terre. Non pas seulement son bien-être et sa santé spirituelle, mais aussi sa santé physique, sa santé mentale, sa famille, ses biens matériels, sa place dans la société, et bien d'autres choses encore.

La grille du licite et de l'illicite offre donc des principes éthiques à même de permettre un développement équilibré. Un développement équilibré non pas seulement par rapport à la spiritualité du musulman (pas de chose qui mettrait en péril le lien que l'homme a, et doit avoir, avec Dieu), mais aussi par rapport aux règles philosophiques (pas d'excès qui serait contraire aux considérations essentielles de l'homme dans sa raison d'être sur terre), par rapport à la société des hommes (pas d'excès qui ferait de l'homme un être égocentrique et sans pitié pour ses semblables), par rapport, également, aux autres créatures qui partagent avec l'homme la vie sur la planète bleue, par rapport, enfin, aux ressources mêmes de cette planète.

3. Des principes éthiques présents en amont :

Les pays occidentaux sont aujourd'hui conscients du fait que leurs peuples ne peuvent, par la seule volonté générale de leurs représentants, instaurer des lois qui permettent de cerner tous les enjeux que représentent les possibilités techniques et toutes les nécessités de la vie humaine. La raison humaine est certes performante, mais elle est et reste limitée dans son appréhension des choses. Elle est de plus concurrencée par les intérêts humains. Enfin, elle n'intervient qu' "en retard" puisqu'il lui faut d'abord constater les torts déjà présents pour pouvoir ensuite penser les limites "en aval". C'est pourquoi ces pays ont institué depuis une vingtaine d'années des comités d'éthique, destinés à trouver, ailleurs que dans la seule majorité des avis des parlementaires, des limites par rapport aux vertigineuses possibilités qu'offre la science aujourd'hui. Et l'islam, par ses principes éthiques englobants et justement présents "en amont", a beaucoup à proposer à l'Occident dans ce domaine.

Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).

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