La transaction comportant un flou ou un aléa (bay' ul-gharar)

Deux questions :

1) Le propriétaire d'une voiture veut me la vendre en disant : "Prends-la contre la somme d'argent que tu juges bon de me donner". Est-ce permis ?

2) Quelqu'un me propose d'acheter une de ses deux voitures pour telle somme d'argent. Je lui demande de me préciser laquelle, il me dit : "Accepte d'abord, tu verras ensuite. C'est une occasion en or que je te fais, tu ne seras pas déçu." Puis-je accepter ou dois-je lui demander de préciser d'abord laquelle de ses deux voitures il me vend ?

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Réponse :

"Le Prophète a interdit (…) la vente comportant le gharar" (rapporté par Muslim, n° 1513).

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Que représente le terme "gharar" qu'il est nécessaire d'éviter dans les ventes ?

Considérés ensemble, les écrits de al-Qarâfî et ad-Dardîr (voir Islâm aur jadîd ma'âshî massâ'ïl, p. 207) montrent que ce terme "gharar" inclut deux catégories principales de choses :
A) d'une part le caractère aléatoire (khatar) de la vente elle-même ( bay' mâ lâ yud'râ yuhsal am lâ – selon les termes de al-Qarâfî) ;
B) d'autre part le flou (jahâla) relatif à un des deux biens échangés (bay' mâ lâ yu'rafu haqîqatuhû aw miqdâruh – selon les termes de Ibn ul-Qayyim).
Wahba az-Zuhaylî a explicitement mentionné ces deux catégories de choses (Al-Fiqh ul-islâmî wa adillatuh, tome 5 p. 3411).

Développant ce concept, Cheikh Khâlid Saïfullâh rapporte (Islâm aur jadîd ma'âshî massâ'ïl, pp. 208-209) les avis de al-Qarâfi, de l'auteur de at-Tah'dhîb ainsi que de al-Jassâs concernant différentes formes que le gharar peut revêtir dans les transactions.

Se fondant sur ce qu'il a écrit, on peut relever que des dix formes de gharar décrites par l'ensemble de ces trois juristes…

A) ... Quatre relèvent de l'aléa (khatar) :
----- A.1) le fait que l'existence même du bien vendu soit incertaine (par exemple la vente de ce qu'on pense être un fœtus dans le ventre de l'animal) ;
----- A.2) le fait que l'existence du bien vendu soit certaine mais que sa persistance soit incertaine (par exemple la vente des fruits qui sont encore à un stade de développement où leur disparition est très courante ; c'est la raison - 'illa - de l'interdiction, formulée par les Hadîths, du "bay' uth-thimar qab'la an yabdûwa salâhuhâ") ;
----- A.3) le fait que l'existence du bien vendu soit certaine mais que la possibilité de le livrer soit incertaine (par exemple la vente du poisson de l'étang, qui n'a pas encore été pêché) (c'est pourquoi il faut être déjà propriétaire de ce qu'on vend, de même qu'il faut en avoir déjà pris possession) ;
----- A.4) le fait de conditionner le transfert de propriété à quelque chose d'aléatoire (ta'lîq at-tamlîk bi mâ lâ yud'râ yuhsal am lâ).

B) ... Et six relèvent du flou (jahâla) :
----- B.1) le fait qu'on ait vendu "un de deux objets" sans préciser lequel des deux il s'agit vraiment ;
----- B.2) le fait qu'on ne connaisse pas la catégorie (jins) du bien vendu (par exemple qu'il s'agit de riz) (note : cette forme de gharar est présente lorsque le bien n'a pas pu être vu par l'acheteur ; car si l'acheteur voit l'objet qu'il va acheter, il n'est pas nécessaire que le vendeur lui précise verbalement à quelle catégorie celui-ci appartient, et il n'y a alors pas un gharar de ce type) ;
----- B.3) le fait qu'on ne connaisse pas le type (naw') du bien vendu (par exemple qu'il s'agit de riz basmati) (note : même observation qu'en B.2) ;
----- B.4) le fait qu'on ne connaisse pas la qualité (sifa) du bien vendu (par exemple qu'il s'agit de riz basmati d'origine pakistanaise) (note : même observation qu'en B.2) ;
----- B.5) le fait qu'on ne connaisse pas la quantité (miqdâr) de bien vendue (par exemple qu'on en achète cent kilogrammes) (note : même observation qu'en B.2) ;
----- B.6) le fait qu'on ait vendu un bien à crédit sans préciser la date de l'échéance du paiement.

Ces 10 formes de gharar concernent les deux biens échangés : aussi bien l'objet vendu (al-mabî') que la contrepartie (ath-thaman). Cependant, le gharar présent dans l'objet vendu et le gharar présent dans la contrepartie ne sont pas exactement du même niveau : étant donné que c'est le bien vendu qui constitue l'objet principal de l'échange, le gharar à son sujet a de plus grandes conséquences que le gharar au sujet de la contrepartie. Pour plus de détails, se référer à Al-Fiqh ul-islâmî wa adillatuh, tome 5 p. 3375.

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Tout flou (jahâla) est-il cause d'interdiction ?

Tous les flous ne sont pas une cause d'interdiction dans la vente. Ainsi, d'après certains ulémas, ne sont des causes d'interdiction ni le flou très minime (al-jahâla al-yasîra) ni le flou qu'il est impossible d'éviter (al-jahâla allatî lâ yumkin al-ihtirâz 'anhâ) (Zâd ul-ma'âd, 5/820-822). Par exemple, lorsqu'on achète une maison, on ne connaît pas l'état de ses fondations. De même, lorsqu'on achète des noix, on ne connaît pas l'état dans lequel se trouve la véritable noix, qui se trouve à l'intérieur de la coque. Mais il s'agit là de flous impossibles à éviter, et il sont donc tolérés.

Pour être toléré, le flou présent dans l'un des deux biens qui sont échangés doit remplir deux conditions :
- primo, il ne doit pas être explicitement interdit par un texte des Hadîths ou par une cause juridique claire (illa) extraite d'un texte ;
- secundo, il doit être tel qu'il est d'usage de le tolérer dans la société dans laquelle on vit ('urf)... parce qu'il n'entraîne en général pas de risque de litige entre les deux personnes ayant conclu la transaction… parce que le flou y est très minime ou qu'il est impossible de l'éviter.

Tout flou qui ne remplit pas ces deux conditions (jahâla fâhisha) est par contre interdit (cf. Islâm aur jadîd ma'âshî massâ'ïl, pp. 209-211).

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Toute transaction où il y a un gharar est donc interdite ; mais est-elle également nulle ?

Pour découvrir les avis divergents existant à ce sujet, cliquez ici.

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Parallèle :

Il est à noter à titre indicatif que la législation française également demande que, lors du contrat lié à la transaction, soient apportées toutes les précisions permettant d'éviter tout flou de ce genre, susceptible de conduire plus tard à un litige. C'est bien pourquoi les commerçants précisent dans leurs documents : "Photo non contractuelle", etc.

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Synthèse de la réponse :

Dans les deux cas évoqués dans les questions citées au début de cette page, le gharar est présent :
- sous sa forme B.5 concernant la somme d'argent à verser (question 1),
- et sous sa forme B.1 concernant la marchandise vendue (question 2).
Ces deux transactions sont donc mauvaises (fâssid) et il ne faut pas les conclure ainsi. Il faut demander à celui qui veut vendre – fût-il son meilleur ami – d'apporter les précisions manquantes. Un litige est vite arrivé, et c'est entre autres ce qu'entend faire éviter l'islam par ces règles.

De même, dans le cas d'un service – travaux de réfection, de réparation, etc. –, c'est avant le début des travaux qu'il faut se mettre d'accord pour dire clairement si le service sera rendu gratuitement ou s'il sera rémunéré ; et dans le second cas, quel sera le montant de la rémunération. Commencer les travaux sans parler de tout cela "parce qu'il s'agit de quelqu'un qu'on connaît bien", puis être déçu parce que ce quelqu'un ne nous a pas rétribué du tout, ou nous a rétribué en deça des efforts fournis, c'est laisser la porte ouverte au litige et à la cassure. C'est entre autres ce que le Prophète (sur lui la paix) voulait nous faire éviter en interdisant le gharar.

Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).

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