Les Muhaddithûn ont-ils pris des hadîths de personnes Mubtadi' ?

Cette question se pose uniquement pour la période du temps de la Riwâyah (مرحلة الرواية), soit depuis l'époque qui a immédiatement suivi le décès du Prophète (sur lui soit la paix) jusqu'à (d'après Hamza al-Malîbârî) environ la fin du 5ème siècle de l'hégire (c'est-à-dire jusqu'à environ l'an 499 de l'hégire) (al-Malîbârî considère al-Bayhaqî comme le sceau des Mutaqaddimûn en matière de hadîths). En effet, pendant cette période, on trouvait des hadîths qui étaient rapportés oralement par des personnes, sur la base de leur chaîne de transmission, isnâd. Et les Muhaddithûn devaient alors aller recueillir ces hadîths auprès de ces personnes éparses, pour les consigner dans leurs recueils et les conserver pour la postérité.

(Par la suite, dans le temps d'après la Riwâyah, "مرحلة ما بعد الرواية", il n'existe plus de hadîth qui soit relaté oralement par une personne sans être consigné dans un recueil de hadîths. La collection, la compilation, la consignation, tadwîn, a alors déjà été faite...)

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La question est donc :

Un Muhaddith pouvait-il aller recueillir des Hadîths auprès de Chiites, de Mutazilites, de Murjiites ou de Kharijites ?
Ou bien un Sunnite ne pouvait pas prendre quelque chose du Dîn auprès d'un déviant, a fortiori lorsqu'il est demandé à ce Sunnite de boycotter (hajr) les Mubtadi', surtout ceux d'entre eux qui sont porteurs de science (qui sont différents des gens du grand public) ?

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La réponse est qu'en fait la Bid'a est de plusieurs niveaux. Il y a en effet :
- A) la Bid'a qui constitue du Kufr Akabr ;
- B) la Bid'a qui constitue du Dhalâl ;
- C) la Bid'a qui constitue une Khata' Ijtihâdî Qat'î ;
- D) ce qui, d'après certains ulémas, constituent une Bid'a, alors que d'autres ulémas la perçoivent comme quelque chose de Mashrû', et la détermination de l'avis correct n'est possible qu'à un niveau zannî.

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C & D) Les choses de ce genre C & D ne constituent pas une cause de rejet du Hadîth.

Ainsi, ceux qui disaient que 'Alî est meilleur que 'Uthmân (cela relève du type C), on ne rejetait pas le hadîth qu'ils rapportaient.

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A) Par contre, la Bid'a qui constitue du Kufr Akbar, ceux qui y adhèrent, on ne pouvait pas prendre d'eux des Hadîths qu'il rapportent et attribuent au Prophète (que Dieu le bénisse et le salue).

Cependant, il faut que la Bid'a soit réellement de Kufr Akbar. Car parfois certains ulémas ont tendance à traiter un peu facilement d'autres de "Mubtadi' adhérant à une Bid'a qui va jusqu'au Kufr Akbar". Si on prenait pour argent comptant tout ce qu'on lit ainsi, tous les groupes seraient des Kâfir.

Ibn Hajar écrit ainsi :

"ثم البدعة. وهي السبب التاسع من أسباب الطعن في الراوي: وهي إما أن تكون بمكفر، كأن يعتقد ما يستلزم الكفر؛ أو بمفسق.

فالأول: لا يقبل صاحبها الجمهور. وقيل: يقبل مطلقا. وقيل: إن كان لا يعتقد حل الكذب لنصرة مقالته، قبل. والتحقيق أنه لا يرد كل مكفر ببدعة؛ لأن كل طائفة تدعي أن مخالفيها مبتدعة، وقد تبالغ فتكفر مخالفها، فلو أخذ ذلك على الإطلاق لاستلزم تكفير جميع الطوائف. فالمعتمد أن الذي ترد روايته: من أنكر أمرا متواترا من الشرع معلوما من الدين بالضرورة؛ وكذا من اعتقد عكسه".
Parmi ces termes on lit ce passage, tellement vrai :
"
Ce qui est retenu c'est qu'on ne rejette pas (le hadîth de) toute personne ayant été traitée de Kâfir pour cause de Bid'a. Car chaque groupe prétend que ceux qui le contredisent sont Mubtad'i ; et parfois (un groupe) exagère et prétend que ceux qui le contredisent sont Kâfir. Dès lors, si on prenait cela de façon absolue, cela entraînerait le fait de considérer tous les groupes : Kâfir.
Ce qui est fondé c'est que
celui dont le Hadîth est à rejeter [parce qu'il est vraiment dans le Kufr Akbar], c'est celui qui réfute ce qui établi au niveau "nécessairement connu comme faisant partie du Dîn", ou qui dit le contraire de ce (qui est établi à ce niveau)"
(Nuz'hat un-nazar, p. 81).

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B) La question se pose uniquement pour la Bid'a qui constitue du Dhalâl...

Et, la réponse à cette question a fait l'objet de postures divergentes, synthétisées par al-Mundhirî en ces termes :

"وقد اختلف أهل العلم في أهل البدع كالقدرية، والرافضة، والخوارج:
فقالت طائفة: لايحتج بحديثهم جملة.
وذهبت طائفة إلى قبول أخبار أهل الأهواء الذين لا يعرف منهم
استحلال الكذب، ولا الشهادة لمن وافقهم بما ليس عندهم فيه شهادة.
وذهبت طائفة إلى قبول غير الدعاة من أهل الأهواء، فأما الدعاة
فلا يحتج بأخبارهم.
ومنهم من ذهب إلى أنه يقبل حديثهم إذا لم يكن فيه تقوية
لبدعتهم"
.

Al-Mundhirî exprime ici qu'il existe 4 postures quant à savoir si on prend ou pas le hadîth que relate un Qadarite, un Rafidhite ou un Kharijite :
posture 1) le refus systématique de prendre des hadîths de tels Mubtadi' ;
posture 2) l'acceptation de prendre un hadîth de ceux d'entre les Mubtadi' qui ne sont pas dâ'iya de leur Bid'a (qui ne prêchent pas aux autres leur Bid'a), mais pas de ceux d'entre les Mubtadi' qui sont dâ'iya (prêchent leur Bid'a) ;
posture 3) l'acceptation de prendre des hadîths des Mubtadi' [fussent-ils dâ'iyah], mais pas un hadîth dont le contenu semble aller dans le sens de leur Bid'a ;
posture 4) l'acceptation systématique de prendre des hadîths de Mubtadi', pourvu que les autres garanties de fiabilité soient présentes en eux.

(Jawâb ul-hâfiz Abî Muhammad 'Abd il-'Azîm al-Mundhirî al-misrî, parmi 3 livrets édités ensemble par Abû Ghudda, p. 67.)

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La posture 1 n'est pas celle des Muhaddithûn en général. S'il n'y avait que le fait que dans le Sahîh de al-Bukhârî se trouvent de nombreux hadîths dans la chaîne de transmission desquels on trouve : un Chiite, un Murjiite, un Kharijite, un Jahmite, etc... Parfois, c'est même le maillon précédant directement al-Bukhârî, donc celui duquel il a lui-même entendu le hadîth qui est un Mubtadi'. Lire une liste de tels maillons in Had'y us-sârî, pp. 646-648.

La posture 2 a été retenue par de nombreux ulémas.

Pour sa part, Ibn Kathîr penche vers la posture 3, ou la posture 4. Et pour montrer pourquoi il n'adhère pas à la posture 2, il cite le fait que al-Bukhârî a retenu un hadîth dans la chaîne de transmission duquel se trouve 'Imrân ibn Hittân, un Kharijite qui faisait ouvertement les éloges de l'assassin de 'Alî ibn Abî Tâlib (que Dieu l'agrée), ce qui, dit Ibn Kathir, "relève de la plus grande da'wa vers la déviance" (Ikhtissâru 'ulûm il-hadîth, p. 300).

La posture 4 est celle de ash-Shâfi'î, qui déclarait prendre les hadîths de toute personne fiable, pourvu qu'elle ne considère pas le mensonge autorisé (comme c'était les cas de la secte des Khattâbiyya, qui déclaraient autorisé le faux témoignage en faveur de ceux qui disent la même chose qu'eux).

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Par rapport au Dhalâl aussi, le problème se complique avec le fait que certains ulémas ont traité un peu facilement d'autres de : "adhérant à la Dhalâl".

Al-Bukhârî en personne en a fait les frais, lui que Abû Zur'a et Abû Hâtim ar-Râzî ont décrété "mat'rûk" (sic) à cause du fait que adh-Dhuh'lî (l'un des professeurs de al-Bukhârî) a dénoncé sa position par rapport à la question de savoir si "la prononciation du texte coranique est créée, ou incréée ?".

Or c'est bien al-Bukhârî qui a raison sur cette question, et son professeur adh-Dhuh'lî qui a tort.

Mais cela a valu à al-Bukhârî d'être catalogué, par ces deux grands spécialistes que sont Abû Zur'a et Abû Hatim, de Mubtadi' et de "mat'rûk" (pas fiable du tout) !

Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).

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