La conception des Mutazilites aurait-elle été la solution ?

Question :

Je suis assez étonné de voir que de nombreux musulmans déprécient la pensée mutazilite et admirent Ahmad ibn Hanbal. C'est pourtant celui-ci qui s'était opposé à la réforme que voulaient promouvoir les califes mutazilites al-Mamoun, al-Mu'tassim et al-Wâthiq billah au troisième siècle de la civilisation islamique. En fait on remarque que, aujourd'hui comme hier, les traditionalistes s'opposent aux rationalistes, suivant en cela ce qui s'est passé entre Ibn Hanbal et al-Mamoun ; et que, aujourd'hui comme hier, l'objet du désaccord est la place de la raison par rapport à la lettre des écritures. On peut rêver à ce que le monde musulman aurait été aujourd'hui si ça avait été ces illustres califes éclairés qui l'eussent emporté il y a mille ans.

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Réponse :

Oh c'est très simple : "Si ça avait été ces illustres califes éclairés qui l'eussent emporté il y a mille ans", il y aurait de fortes chances que les dirigeants actuels, ayant suivi la voie des al-Mamoun (813-833), al-Mu'tassim (833-842) et al-Wâthiq (842-847), eussent imposé à tous les musulmans leurs croyances étranges à coup d'exécutions, d'emprisonnements et de flagellations…

Parce que c'est que ceux-là mêmes que vous appelez d'"illustres califes éclairés" ont fait en ce troisième siècle de l'Islam (de l'an 217 à l'an 234) pour forcer les uns et les autres à adopter leur croyance. Et si le cas de Ahmad ibn Hanbal est fort connu – il fut emprisonné et fouetté –, il ne fut pas le seul : ce fut en grand nombre que des ulémas furent emprisonnés, certains jusqu'à leur dernier souffle. Bel exemple d'ouverture d'esprit.

Ce ne fut pas une "réforme" – comme vous dites –, ce fut une imposition de la pensée unique par le fer. Ahmad Amîn a relaté l'exécution de savants ayant refusé d'adopter les croyances mutazilites (Dhuha-l-islâm, 3/180). Ce même Ahmad Amîn, pourtant grand admirateur de la pensée des Mutazilites, a très justement écrit que les Mutazilites constituèrent un curieux mélange de liberté de spéculation et d'intolérance vis-à-vis des musulmans qui étaient d'un avis différent du leur (cité dans Rijâl ul-fikr wa-d-da'wa fi-l-islâm, an-Nadwî, 1/96).

Pour sa part, si Ahmad ibn Hanbal s'opposa à leur croyance déviante, il se contenta de le faire par la parole ; et il continua à le faire même lorsqu'il fut présenté enchaîné à la cour du calife devant les savants mutazilites. Ce même Ahmad ibn Hanbal n'hésita pas plus tard à prier Dieu de pardonner à al-Mu'tassim ; à quelqu'un qui lui disait : "Abû 'Abdillâh, lorsque les gens subissent une épreuve due à une personne, ils font des invocations contre cette personne ; et toi tu pries pour le pardon de al-Mu'tassim ?", il répondit qu'il lui avait pardonné et que le jour du jugement il ne demanderait pas réparation pour ce qu'il lui a fait subir (Mukhtârât min al-adab il-'arabî, an-Nadwî, 1/75). Bel exemple de grandeur d'âme ; vous diriez peut-être d'"humanisme" ; vous auriez raison.

C'est toute cette abnégation qui a fait que l'un des contemporains de Ahmad ibn Hanbal, Qutayba, a dit : "Lorsque tu vois un homme avoir de l'affection pour Ahmad ibn Hanbal, sache qu'il est attaché à la Sunna" [= qu'il est sunnite] (cité dans Rijâl ul-fikr wa-d-da'wa fi-l-islâm, an-Nadwî, 1/115). Je partage les croyances que Ahmad ibn Hanbal défendit contre les Mutazilites et ai de l'affection pour ce très grand savant ; cela ne veut pas dire que je partage aussi chaque avis juridique qu'il a émis (je suis hanafite).

Et puis il ne faut pas oublier un point important : au contraire des Sunnites, qui disent que faire un acte strictement interdit amoindrit la foi mais ne fait pas quitter l'islam tant qu'on ne renie pas le caractère interdit de cet acte, les Mutazilites, eux, disaient que le fait même de faire volontairement un acte strictement interdit fait quitter l'islam.

Remarquez enfin que les Sunnites n'ont jamais hésité à étudier et à tirer profit d'ouvrages écrits par des savants mutazilites, tout en se gardant bien d'adopter les croyances déviantes qui, ici et là, y figurent. Quel sunnite refuse-t-il d'étudier et de citer des passages du célèbre commentaire du Coran Al-Kashshâf, écrit par az-Zamakhsharî, savant mutazilite ?

En fait c'est faire un raisonnement par analogie avec l'histoire de l'Occident que de croire qu'en Islam aussi, "Liberté de la Raison par rapport aux Ecritures et à la Tradition, égale Libertés". Or non seulement en ce qui concerne les Mutazilites ce ne fut pas le cas, mais les fondements même du problème ne sont pas les mêmes en Occident et en Islam : l'articulation entre "Raison", "Ecritures" et "Tradition" n'est pas la même en Islam qu'en Occident : cliquez ici pour lire à ce sujet notre article.

Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).

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