L'islam, responsable du sous-développement des pays musulmans ?

La question revient de façon lancinante, sous une forme ou une autre, dans des articles comme dans des déclarations : N'est-ce pas au fond la religion musulmane qui constitue l'entrave principale au développement des pays musulmans (et surtout des pays arabo-musulmans) et à leur intégration à l'ère actuelle, scientifique, post-industrielle, en un mot moderne ? Ne voit-on pas que les pays de culture musulmane sont sous-développés, archaïques, et gouvernés par des despotes ?

Or, dans les entretiens de Jacques Neyrinck et Tariq Ramadan consignés dans Peut-on vivre avec l'islam ? (éditions Favre, Lausanne, 1999), ce thème a également été abordé, et ce d'une façon qui nous a paru fort intéressante et enrichissante. Voulant apporter à nos visiteurs des éléments de réponse à cette question, nous reproduisons donc ci-après des extraits de ces entretiens, avec les références (numéros de pages).

Nous n'avons procédé qu'à une synthétisation et à une mise en exergue des différentes idées et argumentations de chacun des deux débatteurs. Et si cette synthétisation nous a évidemment conduit à ne pas citer l'ensemble des propos de ces deux personnages, nous n'avons pas – et chacun peut aller le vérifier dans l'ouvrage suscité – suivi la voie de certaines personnes qui ne se privent pas aujourd'hui de faire du "montage" en coupant, hachant et tranchant dans l'ensemble du propos de quelqu'un pour coller telle phrase avec telle autre, l'objectif étant de lui faire ainsi dire ce dont elles savent pertinemment que ce n'est pas ce qu'il a voulu dire.

Rappelons tout d'abord que, dans les lignes qui suivent, j'ai marqué la différence entre "islam", qui renvoie à la religion musulmane et à ses sources, et "Islam", terme qui désigne, lui, la civilisation musulmane. L'ouvrage ne fait pas cette différence, mais je pense que cela est dû au fait que l'oral ne soulignant bien évidemment pas cette distinction, la mise par écrit des entretiens n'a pas su distinguer une nuance que les débatteurs, eux, avaient bien à l'esprit.

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A) Les idées et arguments de Jacques Neyrinck :

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Jacques Neyrinck admet que la civilisation occidentale a réalisé un développement qui comporte des excès par rapport à l'écologie, à l'éthique et aux droits des peuples ; mais il admire la "force cosmique" de l'homme qui appartient à cette civilisation.

Jacques Neyrinck admire la résistance qu'aujourd'hui seul le monde musulman offre face la colonisation culturelle que l'Occident cherche à réaliser en exportant partout les aspects excessifs de son modèle ; mais il se demande pourquoi ce même monde musulman a été incapable de se développer comme l'Occident, et il se demande si le monde musulman n'est pas la proie d'une incapacité structurelle, liée notamment à sa religion, qui présente un système qui n'entraîne pas le besoin d'une révolte métaphysique.

En d'autres termes, pour Neyrinck, la pente que l'Occident prend actuellement est excessive : elle constitue que ce qu'on peut désigner sous le chiffre romain "III". L'Occident dispose cependant d'une force cosmique qui lui a permis de "réussir" dans une mesure jamais égalée ; mais il devrait aujourd'hui revenir à un idéal différent de ce type "III", et que nous allons désigner par "II". Par contre si monde de l'Islam était hier brillant sur le plan civilisationnel et se trouvait en position "II", d'une part il n'a pas su utiliser ses atouts de façon extensive, d'autre part il est désormais, et par rapport à ce qui se fait aujourd'hui, dans la position "I" : en retard de développement.
Certes, à la différence d'autres civilisations telles que la confucéenne etc., il est le seul à pouvoir résister efficacement contre les excès "III" de l'Occident ; mais il manque par essence de stimulation et semble être désormais condamné à rester figé en "I". C'est peut-être à cause de l'absence de mythes fondateurs déchirants, qui ne le poussent pas à la révolte (contrairement au cas de l'Occident, dont certains mythes déchirants ont fait de lui un révolté contre le divin) ; c'est aussi peut-être à cause de la morale du Coran et de la Sunna, qui est certes codifiée au point de lui épargner les excès "III", mais, parallèlement, figée au point de le garder en "I"...

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A.1) D'une part Jacques Neyrinck, qui se décrit comme "chrétien pratiquant" (p. 35) et "catholique pratiquant" (p. 115), parle du christianisme en les termes suivants :

"L'islam n'est pas féru de théologie, en ce sens qu'on n'y passe pas son temps à spéculer interminablement sur la nature de Dieu. Dieu est Dieu, il est unique et puis c'est tout. (…) Certains théologiens chrétiens sont de la même opinion. (…) Or la théologie chrétienne traditionnelle a fait tout juste le contraire. A partir du IVè siècle le christianisme devient la religion officielle de l'Empire romain. Il surgit des tensions violentes entre, d'une part, l'Eglise d'Occident, qui est à la fois grecque et romaine, affligée d'une pente philosophique et juridique, organisée à l'image de l'Empire romain, et, d'autre part, les chrétiens orientaux, singulièrement les judéo-chrétiens, c'est-à-dire les juifs convertis, et beaucoup d'Arabes aussi" (Peut-on vivre avec l'islam ?, p. 36).
"Le christianisme occidental, catholique ou protestant, a été influencé par la pensée hellénistique (…). Le christianisme possède sa source originelle dans le judaïsme (…). Cependant, par ailleurs il a opéré tellement d'emprunts au paganisme gréco-romain que parfois il a de la peine à concilier les deux. Toute une série de mythes grecs, qui ont du reste une valeur universelle, ont été incorporés au christianisme jusqu'au point où on ne fait plus la distinction entre ce qui est vraiment l'enseignement de Jésus et ce qui est emprunté au milieu dans lequel s'est propagé ce message"
(p. 155).

Parlant du mythe de Prométhée, Neyrinck dit : "Les Grecs, qui furent de remarquables ingénieurs, n'ont pas assumé leurs inventions avec sérénité. Pour eux, toute tentative de l'homme d'échapper à son destin se solde par des représailles divines. Une malédiction pèse sur la civilisation grecque, qui est au fond terriblement pessimiste. Les hommes sont confrontés à des dieux fondamentalement mauvais, pervers et versatiles, et la dignité de l'homme consiste à se révolter contre [c]es dieux. On pourrait commencer avec le Prométhée d'Eschyle et continuer jusqu'à L'Homme révolté de Camus. Il existe une continuité remarquable entre les deux. Ce mythe-là, qui est peut-être le mythe fondateur du christianisme, se situe complètement en dehors de l'islam, comme du reste il est en dehors du judaïsme. C'est tout à fait frappant. Si on considère Jésus en croix, dans l'interprétation classique il est broyé, il est sacrifié pour satisfaire la vengeance de son Père. Il se trouve dans la situation de Prométhée par rapport à Zeus, à la différence essentielle près qu'il ne se révolte pas mais consent à son supplice. Si l'on place en regard de cette image de crucifixion la découverte du Dieu unique, du Dieu qui est bon, du Dieu qui est miséricordieux, il est très clair qu'il y a une contradiction absolue. L'interprétation traditionnelle du sacrifice sanglant de la Croix, exigé par le Père en rançon du péché originel, est bien plus proche du mythe grec que de la découverte judaïque du monothéisme" (p. 156).

Neyrinck affirme par ailleurs : "Avec la grande difficulté pour les chrétiens de réussir à concilier les deux [= foi et raison]. Le christianisme occidental vit un conflit perpétuel entre raison et foi, qui tourne régulièrement très mal pour la foi" (p. 157).
Parlant du concept de la Trinité, il affirme même : "Cette conception philosophique constitue peut-être un des points les plus faibles du christianisme. Une fois par an, on célèbre un dimanche de la Trinité. Le prêche de ce jour est toujours très embarrassé" (p. 36).
"La foi de l'islam n'est absolument pas irrationnelle. En revanche, il existe une certain expression outrée de la foi chrétienne qui consiste à dire "Credo quia absurdum" ou encore "je crois parce que cela me paraît absurde". Ce genre d'argument est inadmissible pour un musulman. Il ne croit pas parce que la foi est absurde, mais parce qu'elle est praticable et raisonnable" (p. 22).

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A.2) D'autre part Neyrinck affirme que la réussite matérielle de la civilisation occidentale se fait : a) au détriment de la nature, b) aux dépens des peuples qui ne participent pas à son entreprise, et c) avec un sens pour le moins élastique de l'éthique :

"Il reste que, dans l'état actuel des choses, l'Occident a l'air de mieux réussir. Mais il réussit au prix de l'exploitation de peuples qui ne participent pas à cette réussite économique et aussi au prix de l'exploitation de la nature. On sait bien que l'on ne pourra continuer indéfiniment cette croissance, qui constitue [pourtant] une nécessité politique et économique" (p. 167).
"L'efficacité terrifiante du monde occidental s'appuie souvent sur des analyses simplistes, schématiques et réductrices. Elle mène aussi à des dysfonctionnements subits et ravageurs : crises économiques, guerres mondiales, désastres écologiques"
(p. 166).

Neyrinck affirme que l'Occident a colonisé, de façon parfois brutale, les régions d'autres peuples : "le christianisme, qui est en principe une religion de la souffrance, de l'expiation, de l'échec, et en pratique la religion des peuples les plus conquérants et les agressifs que la planète ait portés" (p. 153).

Enfin, Neyrinck constate que dans la civilisation occidentale, tout ou presque tout devient permis dès lors que des sommes faramineuses sont en jeu : "On finira dans nos laboratoires par multiplier des embryons humains pour fabriquer des produits de beauté en récupérant des cellules non différenciées, capables de combler les rides. On commencera par renâcler et par appeler à la rescousse tous les comités d'éthique. Et l'on finira par conclure : s'il y a tellement d'argent à gagner en acceptant cette entorse à une règle sans fondement véritable dans la transcendance, il n'y a aucune raison à ne pas le faire" (p. 187).

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A.3) Cependant, selon Neyrinck, si l'homme de la civilisation occidentale est conquérant et brutal, il s'agit là d'un aspect seulement de sa force ; d'un aspect négatif certes, mais d'un aspect seulement ; car sa force lui a permis de réaliser ce qu'un autre que lui, et notamment l'homme de la civilisation musulmane, n'aurait pu faire :

"L'Occident, a connu, grâce à l'Islam, toute une série d'inventions qui ont servi à son développement et qu'il a réussi à pousser jusqu'au bout de leur logique. La boussole, la poudre à canon, le gouvernail d'étambot, l'imprimerie. Toutes ces techniques n'ont pu atteindre le monde occidental qu'en passant par le monde musulman. Il est frappant de voir le monde occidental les utiliser de façon absolument extensive", à la différence du "monde islamique" (pp. 162-163), qui les a utilisées de façon beaucoup moins hardie. Neyrinck insiste aussi sur "le phénomène de découverte géographique" : "Les techniques avec lesquelles les jonques chinoises avaient été construites permettaient aux marins chinois de parcourir tout l'océan Indien. Mais ces mêmes techniques ont été appliquées en Occident de façon beaucoup plus audacieuse, au point que les Portugais ont fait le tour du monde. Quand Vasco de Gama a contourné l'Afrique, il a rencontré à hauteur de Zanzibar des navires arabes et des navires chinois. Mais jamais les navires musulmans ou les navires chinois n'ont fait le voyage en sens inverse pour venir s'amarrer à Cadix ou à Lisbonne" (p. 163).

"Les peuples qui ont unifié la planète sont des Occidentaux, en particulier les Portugais et les Espagnols au départ, puis les Anglais et les Français. Ils se sont lancés dans une entreprise qui était absolument extraordinaire, même si les mobiles étaient extrêmement mélangés. Bien entendu, beaucoup de rapacité. Les conquistadores étaient des gens de sac et de corde" (p. 163).
"Même si l'on garde à l'esprit la violence et le mercantilisme qui ont accompagné toute cette opération, on ne peut qu'être frappé par l'effort" qu'elle a constitué, et qui est "extraordinaire par rapport à ce qu'auraient pu faire les deux autres grandes civilisations de l'époque, c'est-à-dire l'Islam et la Chine. Je trouve cela très frappant et même étrange" (p. 163).

"L'Occidental est un personnage brutal, conquérant, mais qui possède une force cosmique. Dans le film de Werner Herzog, Aguirre, la colère de Dieu, on découvre cette espèce de soudard espagnol, interprété par Klaus Kinski, en train de conquérir un continent et on l'impression d'un personnage qui est possédé. Et qui est possédé dans un sens très différent du taliban afghan, il est projeté vers le futur plutôt que cramponné sur le passé" (p. 184).

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A.4) Première question : quelle est la cause de cette force de l'homme appartenant à la civilisation occidentale ?

"En simplifiant outrageusement, on peut dire que, du VIIè au XIè siècle, (…) l'Islam a l'avantage. (…) Du XVè au XXè siècle, jusqu'à moment où nous parlons, l'avantage est à l'Occident. Ceci constitue une énigme historique". La question que Neyrinck se pose donc est : "Qu'est-ce qui a incité la civilisation "chrétienne" à se développer plus vite que l'autre ?" Les guillemets ici s'imposent parce que l'on se demande dans quelle mesure ce développement frénétique s'inscrit bien dans la logique du christianisme" (p. 160).

Neyrinck propose comme explication l'influence grecque présente dans le christianisme : "Même si le christianisme est une religion fondée sur une contradiction interne, est-ce que cette révolte n'a pas constitué le moteur de la révolution scientifique et industrielle des derniers siècles ? L'homme révolté à l'égard des dieux finit par s'insurger à l'égard de la nature. Il se fixe comme consigne de bâtir une techno-nature, infiniment supérieure à la création divine" (pp. 156-157).
Le christianisme ainsi teinté de culture grecque a permis une "stimulation par le sens du tragique de l'histoire (…), le mythe de Prométhée, qui est à la fois un mythe déchirant mais aussi un mythe créateur. Le mythe d'Œdipe, qui est le mythe de la culpabilité : quand bien même vous n'avez commis aucune faute ou que vous croyez n'avoir commis aucune faute, c'est vous le coupable de l'histoire. (…) C'est un mythe fondateur extraordinaire à la base de la civilisation occidentale" (p. 184) ; "(…) dans cette dynamique torturée du christianisme héritée des Grecs se situe probablement l'explication" (p. 181).

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A.5) Certes, affirme Neyrinck, la seule résistance véritable et profonde aux excès de la civilisation occidentale (excès évoqués plus haut en A.2) provient aujourd'hui de la civilisation musulmane :

Neyrinck affirme que s'il était questionné pour savoir s'il estime que, "parmi les pays qui se disent chrétiens ou qui sont de tradition chrétienne", il y en a "qui sont plus proches de l'idéal chrétien", il répondrait sans longtemps hésiter : "ce sont des pays neutres européens, les pays scandinaves, la Suisse, les Pays-Bas" (p. 175). C'est apparemment à leur propos que Neyrinck dit ensuite : "Il existe des régimes qui marchent lentement et péniblement vers ce que l'on appelle le royaume de Dieu sur terre" (p. 175).

Cependant, il affirme également et par ailleurs que, de tout ce que la civilisation occidentale exporte dans le monde, certaines choses sont excessives : "L'Occident s'efforce de convertir toutes les cultures à la mondialisation, au règne de l'argent, à la productivité, à la diffusion d'une sous-culture audiovisuelle à base de violence, de sexe, de convoitise pour les biens matériels, de refus de toute norme transcendante. La Chine, le Japon, la Thaïlande, les Philippines se sont laissés séduire. (…) La résistance (…) provient de l'Islam" (p. 45).
"Cette résistance constitue peut-être une chance pour l'humanité face au polythéisme d'aujourd'hui qui est [le culte des choses suivantes :] l'argent, le pouvoir, la technique, le sexe, la violence, le bruit, la négation astucieuse ou brutale de toute spiritualité, de toute morale, de toute transcendance. Telles sont les idoles d'aujourd'hui"
(p. 45).

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A.6) Mais au fond – et c'est la seconde question –, pourquoi la civilisation musulmane n'a-t-elle pas su, bien qu'historiquement elle avait l'avantage, utiliser de façon aussi extensive que le fera l'Occident, les techniques dont elle disposait ?

"Mais elle [= cette vaste opération de colonisation dont on a parlé tout à l'heure, qui est évidemment traumatisante pour la culture victime de la colonisation] s'est produite dans le passé à cause de la faiblesse des pays islamiques, de cette incapacité d'enclencher une révolution scientifique puis une révolution industrielle. Il reste ce défi. L'histoire ne retient que les civilisations qui réussissent, d'une façon ou d'une autre, en culture, en science, en politique ou en religion" (p. 179).

Citant en exemple le cas de la Suisse et celui de l'Afghanistan, Neyrinck affirme : "La différence entre les deux pays n'est pas un problème de géopolitique, c'est un problème de culture. Si, dans un Gedankenexperiment, on prenait les Afghans et on les déplaçait en Suisse et on prenait les Suisses et on les déplaçait en Afghanistan, vingt ans après, l'Afghanistan serait devenu la Suisse et la Suisse serait devenue l'Afghanistan" (p. 181).

"En simplifiant outrageusement, on peut dire que, du VIIè au XIè siècle, (…) l'Islam a l'avantage. (…) Du XVè au XXè siècle, jusqu'à moment où nous parlons, l'avantage est à l'Occident. Ceci constitue une énigme historique. Qu'est-ce qui s'est passé entre le XIè et le XVè siècles pour que lentement l'Islam perde sa force (…) ?" (p. 160).

Selon Neyrinck, ce sont les enseignements de l'islam qui auraient une part de responsabilité dans le retard actuel, en termes de développement, qu'ont pris les pays musulmans. On peut relever que Neyrinck distingue en fait deux grandes causes.

La première cause est selon lui la suivante : "Si on me demandait, avec tout le respect et toute la sympathie que j'ai pour lui, de désigner le point faible de l'islam, de la même façon que j'ai désigné le point faible du christianisme, je me poserais d'abord la question du statut du Coran. Est-ce qu'il n'y a pas une exagération dans la référence littérale à un livre, à un texte, écrit à une certaine époque ? Est-ce qu'il n'y a pas un attachement exagéré au sacré, par opposition au saint ? La sainteté est vraiment une propriété de l'homme. L'homme est saint ou ne l'est pas ; cela se remarque à une certaine attitude dans l'existence. Le sacré est plus ambigu : une catégorie intermédiaire entre la magie et le saint, l'irruption dans notre monde visible de quelque chose qui est radicalement autre. La faiblesse de l'islam ne se situe[-t-elle] pas dans la définition d'une morale très exigeante certes, mais aussi très codifiée, très figée dans des prescriptions, et bien moins fondée sur la conscience que dans l'Occident ?" (pp. 183-184).

Le second facteur que Neyrinck estime être une autre cause de l'immobilisme de la civilisation musulmane est le suivant : "Est-ce qu'[en Islam] il n'y a pas un manque de stimulation de la conscience ? le manque de stimulation par le sens du tragique de l'histoire que l'on a évoqué au départ, le mythe de Prométhée, qui est à la fois un mythe déchirant mais aussi un mythe créateur. Le mythe d'Œdipe, qui est le mythe de la culpabilité : quand bien même vous n'avez commis aucune faute ou que vous croyez n'avoir commis aucune faute, c'est vous le coupable de l'histoire" (p. 184).
Quand il évoqua la différence entre les Suisses et les Afghans et affirma que cela est dû à une différence de culture entre les civilisations occidentale et musulmane ("La différence entre les deux pays n'est pas un problème de géopolitique, c'est un problème de culture. Si, dans un Gedankenexperiment, on prenait les Afghans et on les déplaçait en Suisse et on prenait les Suisses et on les déplaçait en Afghanistan, vingt ans après, l'Afghanistan serait devenu la Suisse et la Suisse serait devenue l'Afghanistan"), voici ce que Neyrinck avança comme explication : "Donc, dans cette dynamique torturée du christianisme héritée des Grecs, se situe probablement l'explication. Cette dynamique est absente de l'Islam, parce que l'islam n'est pas en révolte. Il n'est pas en révolte contre Dieu. Il n'est pas en révolte contre la nature" (p. 181).

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A.7) Enfin Neyrinck fait le triste constat de la réalité actuelle du monde musulman :

"Face à l'Islam et à ses différents enracinements politiques, j'ai toujours autant de peine malgré vos réponses. D'une part un idéal de paix, de fraternité, de tolérance dans le Coran ; d'autre part des situations pathologiques qui se développent dans tous les sens. (...) On a le sentiment d'un Islam qui est en état de guerre larvée. D'abord de guerre civile souvent, à l'intérieur d'un pays. Puis de guerre entre pays musulmans, comme le conflit entre l'Irak et l'Iran. Le monde islamique donne l'impression d'un nid de guêpes, qui sont prêtes à se massacrer mutuellement ou à répandre leur venin à l'extérieur. (…) L'ensemble de l'Islam est considéré par le monde occidental comme un facteur de déséquilibre mondial, peut-être pour des raisons de déséquilibre interne" (pp. 175-176).

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B) Les réponses et arguments de Tariq Ramadan :

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Tariq Ramadan apporte aux affirmations et questionnements de Jacques Neyrinck les éclairages suivants...

B.1) L'"exception économique et militaire" occidentale actuelle est due à la victoire de l'un des protagonistes dans un ancien rapport de forces entre des tendances contradictoires :

Répondant à la première question de Neyrinck, qui est en substance : "Qu'est-ce qui a incité la civilisation occidentale à se développer de la façon que l'on voit ?", Ramadan apporte les éléments de réponse suivants :

"L'Occident a emprunté au monde musulman les outils et la méthode de la pensée libérée, à un moment de l'histoire où, par rapport à la tradition chrétienne majoritaire mais également grâce aux conditions objectives réunies, tout était associé pour permettre son élan"
(pp. 161-162).
Ce moment de l'histoire a vu le jour parce qu'il s'est produit en Occident "un rapport de forces entre des tendances contradictoires" (p. 182) : le clergé catholique a refusé un certain nombre des évolutions intellectuelles qui voyaient le jour.
Dès lors, "ce qui, dans la civilisation islamique, était demeuré un mariage entre la foi et la raison va, dans la tradition chrétienne, se vivre comme un divorce. Difficile, houleux, producteur de haine et d'exclusion, ce divorce va permettre à la raison de se dégager, par étapes puis presque totalement de l'emprise du dogme et d'élaborer un système de pensée lui aussi autonome. Avec le rationalisme, c'est aussi, pour reprendre par le titre de Bachelard, la formation de la pensée scientifique et, dans la foulée, celui du progrès technologique" (pp. 161-162) ; "le progrès et la libération de la raison se sont surtout opérés en Occident contre la religion et le dogme. A partir du XVè siècle et du XVIè siècle, on le sent déjà chez Montaigne et Rabelais par exemple, le discours religieux est à la traîne de la pensée autonome qui bientôt deviendra clairement scientifique. Ce que l'on perçoit au niveau de la pensée est vrai dans les différentes sphères de l'activité humaine. Le discours théologique a dû s'adapter à une évolution à laquelle il n'était pas habitué auparavant : son pouvoir jusqu'alors tenait dans le fait d'édicter le dogme et de fixer la norme" (p. 182).

"L'Occident, pour accéder au dynamisme que connaissaient les musulmans, [a] dû se libérer de toute entrave dogmatique et par extension morale. (…) la science (…) se développe désormais sans référence religieuse, ou de façon totalement autonome [= indépendante], face à un monde devenu objet de connaissance, objet de maîtrise" (p. 158) ; "l'accès à la recherche scientifique s'est réalisé contre l'autorité religieuse, c'est-à-dire que, une fois débarrassé de l'entrave religieuse et morale, le champ était libre pour l'expérimentation : tout devenait permis ou presque" (p. 158).

L'Europe occidentale trouve de la sorte "une énergie que n'entravent plus les anciennes limites" (p. 164). "Libre de toute entrave, la "transgression dans l'innovation" n'était plus limitée que par le possible ou l'impossible, et allait désormais bien au-delà de ce que la pensée musulmane pouvait imaginer, eu égard à la nature de la relation que la foi et la raison continuaient à y entretenir. Ce moment de rupture et de renversement est capital. Il explique le frein dans l'évolution de la pensée islamique mais également la révolution que fut la Renaissance en Europe. La pensée rationaliste, cartésienne, autonome [= indépendante] que nous défendons aujourd'hui en Occident a pris racine dans ce terreau, presque naturellement contre le "religieux" perçu comme l'"autoritaire" et le "dogmatique". C'est elle qui porte la pensée du progrès et de l'expansion technologique. On a pu penser que le progrès et l'élaboration technologique ne connaîtraient pas de fin" (p. 162).

A cela il faut ajouter, pour expliquer la puissance actuelle de l'Occident, que "ce phénomène se conjugue avec le développement de la puissance politique, militaire et économique et les prémisses de l'action coloniale et impérialiste" (p. 162).

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B.2) Cette énergie due à la victoire de l'un des protagonistes dans un conflit explique autant la force de l'homme appartenant à l'aire de la civilisation occidentale, que ses excès :

Abordant la question de "la force évocatrice des mythes" et "ce qu'ils ont permis dans l'élaboration de la pensée occidentale", Ramadan répond à Neyrinck : "Ce que vous dites est vrai mais, à mon sens, incomplet. Certes, la culpabilité a peut-être permis ce réveil et cette force de la créativité et de l'initiative, jusqu'au" "dépassement de soi" vécu sous la forme de "la transgression assumée", "comme dans l'ultime étape de la philosophie nietzschéenne par exemple. Le chameau est devenu lion qui est devenu enfant… innocent, autonome, libre. L'image de Nietzsche est belle, séduisante : la liberté est totale et Dieu est mort… Poussons le raisonnement jusqu'au bout et l'on verra, presque naturellement, poindre la question de la limite. C'est le problème qui se pose aujourd'hui de façon cruciale à l'Occident : jusqu'où aller ? Qui détermine le sens et la valeur ? L'image de l'enfant est d'elle-même significative ; certes il est innocent et libre, mais qu'est-ce donc qui oriente son action, qui donc lui donne un sens ou seulement la maîtrise ? A terme, de par la nature de son "innocence", il nous montre une insouciance très dangereuse : le monde devient un simple jouet dont il fait ce qu'il veut ; seule l'arrête la catastrophe ou sa prévision. Le retour de l'éthique, avec la bioéthique par exemple, ou l'écologie sont nés de ce sentiment de la catastrophe imminente. L'enfant semble être allé trop loin. Plus de référence, plus de "racines", plus de traditions… et parce que l'on a longtemps vécu la responsabilité comme un synonyme de culpabilité, on a fini par confondre l'innocence avec la déresponsabilisation, une sorte d'insouciance immature. La trilogie nietzschéenne est bien plus réaliste et vraie que celle que nous proposait Auguste Comte avec cet espoir de la naissance d'un homme nouveau, maîtrisant l'objet scientifique" (pp. 186-187).

Aujourd'hui on voit donc "revenir, comme le dit justement le philosophe des sciences Michel Serres, la préoccupation morale" (p. 162). On ressent "le besoin de limites. Jusqu'où se donne-t-on le droit d'aller ? La planète dit chaque jour le non-sens de notre gestion et les progrès scientifiques et médicaux nous font frémir au seul énoncé de ce qui demain sera objectivement possible" (p. 162). "L'Occident vit aujourd'hui à plein le sens de ces questionnements. Le problème du sens, des valeurs et de la limite est central ; sans doute parce que l'histoire de cette civilisation l'a menée à revendiquer certaines notions et certains états de l'être par opposition à l'autorité cléricale et dogmatique, toute référence, toute racine, toute tradition est devenue suspecte ; une possible atteinte à ma totale liberté, un frein au progrès. On aurait alors une formule du type "La référence tue la liberté". Je ne peux adhérer au sens de cette formule qui est celle que nous sert quotidiennement, explicitement ou implicitement, le courant idéologique dominant. L'image est séduisante certes, mais ses conséquences sont dangereuses, autant que peut l'être un enfant… une arme ou plutôt une bombe entre les mains" (pp. 186-187).

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B.3) La foi musulmane n'est pas une entrave au développement tout court, par contre elle institue une limite par rapport aux possibles excès :

"Certes, on serait malvenu de ne pas reconnaître qu'il existe un retard en terme de développement dans les pays musulmans, mais je ne pense pas que l'on puisse expliquer ce phénomène par l'idée d'un "retard culturel" ou d'une sorte de "sous-développement culturel". Les formules "Nous sommes passés par là", "Il faut que l'Islam vive sa renaissance comme nous l'avons vécue", "L'Islam vit son Moyen-Age" sont réellement simplificatrices et surtout révèlent un double positionnement : d'abord on considère l'histoire occidentale comme l'unique paramètre du bon développement (ce qui en soi est très discutable) et, d'autre part, on fait fi de la logique interne et de l'évolution endogène des autres civilisations, ce qui, souvent, est la preuve d'une totale ignorance des dynamiques fondatrices et structurantes de la foi et de la culture de l'autre. On ne peut ainsi passer d'un constat objectif de retard économique à l'extrapolation d'un retard de civilisation" (p. 181).

"Il ne faut pas confondre la situation du monde musulman, sur le plan économique, qui relève du sous-développement le plus explicite, avec l'idée d'un sous-développement religieux et culturel. Le glissement est dangereux et infondé et tend à laisser croire que la discussion ne sera possible que quand, enfin, les musulmans auront vécu ce que nous, les Occidentaux, nous avons vécu. C'est une sorte d'universalisation d'une histoire particulière et, en aval, de ses valeurs et de ses méthodes. Je crois qu'il faut comprendre que nous avons là deux sphères de civilisations, deux religions si l'on parle du christianisme et de l'islam, qui ont des fondements différents et des histoires spécifiques. L'une n'est pas le paramètre de l'autre même si économiquement elle est en avance" (p. 27).

La foi musulmane ne constitue pas une entrave empêchant le développement tout court. Au contraire, elle constitue un facteur de mobilisation, un moteur de développement : "Durant les premiers siècles, alors que la référence religieuse est encore très prégnante, on constate une pensée très dynamique, très innovatrice en matière de production intellectuelle, d'emprunt et d'adaptation culturels ou encore de développements scientifiques. C'est par analogie avec l'histoire occidentale que l'on pense que le religieux freine [= entrave] la science et la recherche. Mais ce ne fut pas le cas dans l'histoire musulmane, au contraire…" (p. 182). "Les musulmans sont encouragés à entreprendre, à être inventifs et curieux. Cette dynamique positive s'est arrêtée à un moment de l'histoire à cause de circonstances sociales et politiques. Elles n'ont rien à voir avec le message islamique (…)" (p. 33).

"Tout cela m'amène à dire que la référence à l'islam n'est pas en soi un frein [= une entrave] ; au contraire, elle peut devenir un outil fécond de la mobilisation populaire et sociale dès lors que sont préservés la liberté et le droit" (p. 173) ; "(...) le référent religieux est un multiplicateur d'énergies et de synergies" (p. 183).

Cependant, si en islam aussi l'homme est innocent, il n'est, à la différence de ce que révélait Nietzsche à propos de l'homme occidental, pas insouciant.

D'un côté, donc, "l'humanisme islamique est fondé sur une conception de l'innocence originelle de l'homme. Il est innocent par essence et ne devient responsable qu'à partir de l'âge de raison, l'âge de la conscience" ; l'islam "est une religion qui fonde la responsabilité sur la confiance et cette dernière sur l'humilité, jamais sur la culpabilité. Ce rapport à la culpabilité originelle n'existe pas en islam" (p. 32).

Mais, de l'autre côté, "la tradition musulmane est attachée à une référence forte. (…) L'innocence admise ne saurait être sans responsabilité et si l'on aime préserver l'insouciance de son enfance, on ne saurait vouloir, par ce désir, échapper à ses responsabilités" (p. 186). "Le sens de la responsabilité spirituelle et intellectuelle qu'exige de nous la référence est un frein, mais c'est également une protection. Il nous protège de nous-mêmes d'abord et de nos propres excès… et chacun de nous sait où ces derniers peuvent le mener" (p. 187).
"En terre d'Islam, cette libération n'a pas eu lieu parce que les données du problème n'étaient pas du tout les mêmes. Il n'y avait pas d'autorité religieuse interdisant l'activité scientifique, de même que les relations entre la foi et la raison n'étaient pas conflictuelles, comme nous l'avons vu. L'activité scientifique ne s'est donc jamais totalement départie de considérations éthiques ; en terre d'Islam, les limites demeuraient (…)"
(p. 158).

En fait il y a une "différence de conception de vie et de foi qui existe entre la tradition chrétienne et la tradition musulmane. En clair, il s'agit du rapport entre le sacré et le profane, du rôle du sacrement justement. En islam, cette distinction ne ressemble pas à la conception chrétienne. A partir du moment où je me souviens de Dieu, j'accède, intimement, à la dimension sacrée ; le profane est tout simplement l'oubli, et le sacré ne nécessite aucun sacrement. Tout acte devient sacré à partir du moment où il se fait dans le souvenir du Très-Haut, et il n'y a aucune cérémonie particulière qui marque le passage du profane au sacré. (...) Aussi étonnant que cela puisse paraître aux oreilles habituées aux catégories de la philosophie occidentale, le produit de la faculté de raison est sacré en islam s'il est accompagné de la conscience de la présence du Créateur" (pp. 72-73).

En islam "la raison humaine n'est pas la source d'une révolte mais la confirmation d'une foi. Parce que la foi précède en islam la naissance de l'état de raison" (p. 157). "En islam, est sacré tout ce que je fais en me souvenant de Dieu. Le sacré habite le coeur et la mémoire, il n'emprisonne pas l'action. Ici encore, les notions de sacré et de profane sont totalement différentes parce que, en islam, la mémoire est partout et le sacrement nulle part. C'est une religion du pacte, non une religion du sacre, du sacrement, de la sacralité intangible" (p. 185).
[Il est à noter que si Neyrinck exprimait, comme nous l'avons vu plus haut, une certaine méfiance par rapport au concept du sacré, lui préférant celui de sainteté, il l'utilisa lui-même par ailleurs : "Dans l'Occident, le sacré ayant complètement disparu, il n'y a plus aucune limite" (p. 187).]

De plus, "la particularité de l'islam, c'est de ne pas avoir une seule institution de référence. Vous avez de multiples conseils de savants et de spécialistes, et parfois un savant, reconnu pour son savoir et sa compétence, peut devenir la référence en matière juridique. C'est le cas aujourd'hui comme ce le fut tout au long de l'histoire. Il existe partout dans le monde musulman des espaces de débats entre savants où l'on discute de l'avortement, de la procréation artificielle, des dons d'organes, mais également d'économie, de droit et de problèmes de société. On y fait des recherches, on émet des avis unanimes ou à la majorité. Il existe un foisonnement intellectuel impressionnant à notre époque, on ne s'en rend pas toujours compte depuis l'Europe." Ceci constitue "un système de gestion du droit très ouvert et très dynamique, que la fidélité à la référence ne doit jamais étouffer mais au contraire encourager et vivifier" (p. 115).

On voit donc que le dynamisme, l'innovation – au sens littéral du terme –, en un mot le dépassement de soi ne passent pas forcément par la révolte métaphysique et l'abandon de la référence – comme cela a été le cas de l'Occident. Dans le cas de l'Islam, ils peuvent et doivent passer par un engagement et un effort réalisés dans le cadre de l'acceptation de la foi et d'un certain nombre de principes.
Neyrinck avait estimé qu'une des causes possibles de la faiblesse de la civilisation musulmane est que l'islam n'est pas en révolte contre Dieu et que, au contraire, le musulman cherche à être en harmonie avec Lui et avec ce qu'Il a tracé comme destinée. A cela, Ramadan répond en substance :
Certes, le musulman n'est pas en révolte contre Dieu et, au contraire, accepte sa propre destinée, cependant il n'oublie pas la notion musulmane du jihâd – notion qui n'est pas spécifiquement militaire –, qui "associe la foi au principe de l'effort et de l'engagement" (p. 182).

L'autre facteur avancé par Neyrinck comme étant une des causes de décadence de l'Islam était l'existence de textes communiquant une morale certes détaillée mais aussi et donc figée.
A cela, voici ce que Ramadan répond : "La référence coranique est exigeante, cela est certain" et "elle impose une attitude lucide et rigoureuse, mais on aurait tort de croire qu'elle est figée et dogmatique. Au contraire, nous l'avons dit, l'un de ses instruments est l'intelligence humaine dynamique, innovatrice, curieuse" (p. 187).
En effet, car "le texte demeure et exige la maturité de savoir le lire et le comprendre" (p. 186) ; "le texte demeure, avec ses orientations générales, mais l'intelligence évolue, se façonne, s'adapte, en constant rapport dialectique avec l'environnement. Le sens du sacré n'est pas dans l'immobilisme et la frilosité" (p. 185). "Rester fidèle exige d'accéder à la maîtrise de cette dialectique qui est le constant aller-retour entre l'intelligence des textes et l'intelligence du contexte" (p. 104). "Tenir compte du contexte, penser les adaptations et les étapes de l'application des lois est un exercice incontournable pour toute société musulmane qui voudrait rester fidèle au sens du message. Sans ce travail, on tombe dans un littéralisme étroit qui croit avoir préservé la fidélité au texte alors qu'il avalise l'injustice" (p. 104). Ceci constitue l'ijtihâd.

C'est ce dynamisme que les premiers temps de l'Islam ont connu, affirme Ramadan : "N'oublions pas que l'engouement et l'énergie du VIIè siècle étaient nourris par la force d'une conviction spirituelle" (p. 163) ; "rien ne semblait d'abord arrêter la curiosité des musulmans et leur esprit d'initiative" (p. 160).

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B.4) Qu'est-ce qui a donc conduit le monde musulman à son état actuel de sous-développement ? Ce sont des facteurs historiques :

Ce qui a conduit au sous-développement que l'on voit actuellement dans l'aire de la civilisation musulmane n'est pas l'attachement de celle-ci à sa foi, foi dont elle devrait donc se libérer de la même façon que la civilisation occidentale a pu le faire par rapport à la sienne, mais une "constellation de facteurs qui ont entraîné le déclin après des siècles de floraison religieuse, intellectuelle et plus largement culturelle. Rien ne semblait d'abord arrêter la curiosité des musulmans et leur esprit d'initiative. Mais [1] l'ampleur du domaine à administrer, [2] la lente mais profonde corruption des princes, des émirs et des sultans en constants conflits, [3] les nouveaux débats stériles de pure philosophie spéculative, [4] à quoi il faut ajouter l'entrée des ulémas dans l'ère" d'un quasi-immobilisme "sur le plan du droit et de la jurisprudence, vont précipiter la sclérose" (pp. 160-161). [5] "On peut aussi se rappeler l'explication d'Ibn Khaldun qui, dans son Introduction à l'Histoire universelle, parle de ce nécessaire et immanquable déclin des civilisations, et il n'y aurait là rien que de très naturel" (p. 161).

Et si hier se produisit ce repli et cette sécheresse intellectuelle, aujourd'hui "les musulmans semblent retrouver, par la conjonction de tous les écueils dont nous avons parlé, le souffle des temps anciens. C'est insuffisant encore, mais le renouveau est patent. Dans beaucoup de sociétés majoritairement musulmanes, l'islam façonne des consciences qui elles-mêmes orientent des mobilisations en terme de projets de société" (p. 183).

Reste que, selon Ramadan, il faut reconnaître aussi d'autres responsabilités : "il faut être clair et admettre que, de deux choses l'une : soit l'on reconnaît le droit aux sociétés majoritairement islamiques de rester fidèles à leurs sources et de penser une organisation qui convienne à leur identité ; soit l'on dit, ou l'on avoue, que la seule motivation du Nord consiste à préserver ses intérêts quel qu'en soit le prix, faudrait-il pour cela nier la foi de l'autre et sa culture" (p. 170).

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B.5) Pour ce qui est du constat que faisait Neyrinck, du déséquilibre interne des pays musulmans, et du questionnement que cela entraînait chez lui, voici les éclaircissements de Tariq Ramadan sur le sujet :

"Il y a effectivement, dans le monde musulman aujourd'hui, des situations conflictuelles et des problèmes qui ne sont pas réglés. Il faut d'abord ne jamais oublier que la majorité des pays musulmans vivent en situation de sous-développement caractérisé. La pauvreté, la misère et la réalité de l'étouffement de la sphère politique sont en soi propres à créer des turbulences. C'est un premier niveau. Le second concerne l'intervention immédiate ou médiate des pouvoirs occidentaux dans le but de défendre leurs intérêts. Il faut alors s'engager dans une analyse géopolitique qui soit tout sauf simplificatrice".
Et de citer quelques exemples (p. 176) avant de conclure : "On ne peut être acteurs et promoteurs des débâcles et jouer aux spectateurs attristés et effrayés au moment de leur évaluation. Il ne s'agit pas ici de déresponsabiliser les musulmans [des pays musulmans], mais il faut que nous reconnaissions au moins que les responsabilités sont partagées" (p. 177). "On ne peut soutenir des tortionnaires et reprocher aux peuples de résister" (p. 178).

[D'ailleurs Neyrinck lui-même reconnaissait : "(...) la situation de l'Islam à la fin de la Première Guerre mondiale, en 1918, constitue une catastrophe totale. Ou bien les pays musulmans sont des colonies comme l'Indonésie, le Pakistan, le Soudan, la Lybie, ou ce sont des protectorats comme la Tunisie, l'Egypte ou la Syrie. Quand ils jouissent d'une indépendance théorique comme les pays de la péninsule arabique ou l'Iran, ce sont en fait des protectorats pétroliers. De 1918 à 1945 l'Islam est entièrement sous la coupe de l'Occident. La grande peur actuelle de l'Occident se cristallise autour du fait que l'Islam essaie aujourd'hui de reconquérir son indépendance, non seulement formelle au point de vue politique, mais aussi réelle au point de vue économique et culturel" (p. 160).]

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B.6) La civilisation musulmane doit sortir de son état de sous-développement actuel ["I"] ; mais jamais elle ne pourra connaître un développement semblable à celui de l'Occident, avec ses excès ["III"] ; c'est un état intermédiaire ["II"] qu'elle doit savoir réaliser :

Même si elle n'avait pas subi les causes de déclin susmentionnées, la civilisation musulmane n'aurait jamais pu donner naissance à ce à quoi la civilisation occidentale a donné naissance et dont on constate les excès aujourd'hui (cf. supra le point A.2) : "Jamais ce type de rapport n'a prévalu en Islam parce que la limite de l'éthique est restée très enracinée et que le monde, certes "objet" de connaissance, est néanmoins resté "sujet", témoin d'une création à respecter. Je vois mal aujourd'hui que le monde musulman puisse vivre le même développement que l'Occident – à moins qu'il ne trahisse toutes ses références" (p. 158).
"Je pense que les références auxquelles continuent de s'attacher les musulmans les protègent de l'errance autant que d'une innocence immature et irresponsable. Certes, si l'on est protégé de l'errance, on doit admettre d'être freiné dans le progrès [matériel], parce que tout n'est pas possible. Les limites existent avant les catastrophes : c'est une écologie d'avant l'écologie, une écologie née des principes et non du choc des catastrophes"
(pp. 186-187).

"Le sens de la responsabilité spirituelle et intellectuelle qu'exige de nous la référence est un frein, mais c'est également une protection. Il nous protège de nous-mêmes d'abord et de nos propres excès… et chacun de nous sait où ces derniers peuvent le mener" (p. 187).

Dès lors – et nonobstant les causes du déclin actuel de la civilisation musulmane –, cette façon d'être, qui, hier, aujourd'hui et demain, empêche cette civilisation musulmane de connaître le même type de développement qu'a pu connaître la civilisation occidentale, pourrait, demain, lui permettre de mieux avancer, quand d'une part elle sera sortie de son sous-développement actuel et que d'autre part le monde aura concrètement vu à quelle impasse le développement frénétique, sans repères ni limites, conduit (c'est à peu près ce que Ramadan dit page 162).

D'ailleurs on ne peut pas vouloir une chose et son contraire : on ne peut pas vouloir d'un côté qu'il n'y ait pas de principes éthiques intangibles et que le progrès technologique crée lui-même sa propre morale, disant en somme que "tout ce qui est performant est bon" et que "tout ce qui me permet de dominer est bon" ; et de l'autre côté qu'on n'aille pas trop loin sur le plan éthique, que la nature ne soit pas saccagée, et que les autres peuples soient respectés dans leur identité. Tariq Ramadan dit : "Encore faut-il se mettre d'accord par ce qu'on entend par "progrès" (p. 172). Le progrès matériel "peut être une bonne chose, mais pas quand il s'exerce sans limites ni respect" (p. 158). Dès lors, le progrès que l'on aspire pour le monde musulman doit prendre la forme de "l'impulsion d'une dynamique populaire et étatique porteuse de changements sociaux, politiques, législatifs et économiques" (pp. 172-173).

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C) Remarques personnelles :

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Abu-l-Hassan Alî an-Nadwî a lui aussi parlé des deux dynamiques qu'a évoquées Tariq Ramadan :
– celle du jihâd – dont il a précisé lui aussi qu'elle n'a pas un sens spécifiquement militaire –, qui marie l'acceptation de la voie tracée par Dieu (c'est-à-dire le destin) et le dynamisme de l'effort mû par la volonté d'améliorer le réel et de tendre vers un idéal ;
– et celle de l'ijtihâd, qui conjugue le renouveau dans la réflexion, à l'acceptation des principes révélés et intangibles (Mâ dhâ khasira-l-'âlam, pp. 116-118).

A propos des facteurs ayant précipité la décadence des musulmans il me semble qu'il faille parler d'une 6ème cause en sus des 5 que Tariq Ramadan a citées : en même temps qu'elle a pu se produire en raison de certains de ces 5 facteurs déjà existants dans le monde musulman, cette 6ème cause les a aggravés et a, à son tour, entraîné d'autres des facteurs suscités. Je veux ici parler des invasions turques, puis croisées, enfin mongoles, que le monde musulman eut à subir au cours du XIè siècle pour les premières, entre la fin du XIè siècle et celle du XIIIè siècle pour les secondes, et au cours du XIIIè siècle pour les dernières.
Amin Maalouf écrit : "(...) à l'époque des croisades, le monde arabe, de l'Espagne à l'Irak, est encore intellectuellement et matériellement le dépositaire de la civilisation la plus avancée de la planète. Après, le centre du monde se déplace résolument vers l'ouest. Y a-t-il là relation de cause à effet ? Peut-on aller jusqu'à affirmer que les croisades ont donné le signal de l'essor de l'Europe occidentale – qui allait progressivement dominer le monde – et sonné le glas de la civilisation arabe ? Sans être faux, un tel jugement doit être nuancé. Les Arabes souffraient, dès avant les croisades, de certaines "infirmités" que la présence franque a mises en lumière et peut-être aggravées, mais qu'elle n'a pas créées de toute pièces" (Les Croisades vues par les Arabes, p. 299). Et Maalouf de citer quelques-unes de ces "infirmités" préexistant selon lui aux invasions franques. Il présente deux conclusions : d'une part que "la cassure entre ces deux mondes date des croisades, ressenties, aujourd'hui encore, par les Arabes, comme un viol" (Ibid., p. 304) ; d'autre part que si, pour l'Europe occidentale, "l'époque des croisades était l'amorce d'une véritable révolution, à la fois économique et culturelle", pour l'Orient musulman, en revanche, elle allait "déboucher sur de longs siècles de décadence et d'obscurantisme. Assailli de toutes parts, le monde musulman se recroqueville sur lui-même" et devient "frileux" et "stérile" (Ibid., p. 303).
J'ai deux remarques à faire par rapport à ces deux idées : la première est que si les croisades ont marqué les Arabes, elles ont aussi marqué, selon Leopold Weiss (Muhammad Asad), les Occidentaux (cf. Islam at the Crossroads, pp. 32-35). La seconde remarque est qu'il est vrai que c'est à partir de la période qui suit les croisades (celles-ci prenant fin à la fin du XIIIè siècle chrétien) que le monde musulman se recroqueville et ne connaît plus de créativité : Abu-l-Hassan an-Nadwî l'a lui aussi écrit ("al-jumûd al-'ilmî wa-l-kalâl al-fikrî", depuis le 9è, voire le 8è siècle hégirien, soit respectivement les XVè et XIVè siècles chrétiens : cf. Mâ dhâ khassira-l-'âlam, pp. 130-133). Cependant, pour ce qui est de la cause de ce repli, Maalouf insiste trop sur les croisades et ne fait qu'une brève allusion aux invasions des cavaliers venus des steppes depuis le début du XIè siècle (op. cit., p. 300) ; de plus, il oublie de mentionner, en tant que facteur traumatisant, ce qu'il a pourtant relaté par ailleurs (pp. 267-268) : les invasions mongoles. Je trouve par contre beaucoup plus pertinente l'analyse de an-Nadwî : ce furent ces invasions mongoles qui portèrent à la civilisation musulmane un coup terrible, autrement plus grave que celui que lui portèrent les premières invasions turques et les huit invasions croisées (cf. Mâ dhâ khassira-l-'âlam, Abu-l-Hassan an-Nadwî ; le passage où figure cette analyse ne se trouve cependant pas dans toutes les éditions ; on peut le lire dans la traduction, p. 139 ; allusion à la conséquence de ces invasions figure aussi dans Al-Muslimûn fi-l-Hind, p. 56). Une certaine interprétation de quelques paroles du Prophète va d'ailleurs dans ce sens : "Inna banî qantûrâ awwalu man salaba ummatî mulkahum" (Fat'h ul-bârî 6/745 : Ibn Hajar pense que "ummatî" désigne probablement ici : "ummat un-nassab", donc les musulmans Arabes) ; "Waylun lil-'Arab min sharrin qad-iqtarab (…)" (al-Bukhârî, 6650, Muslim, 2880) ; "Inna ummatî yassûquhâ qawmun 'irâdhul-wujûh sighârul-a'yun kanna wujûhahum ul-hajafa, thalâtha mirâr (…)" (Ahmad 21873). Cliquez ici pour lire quelques lignes au sujet des invasions mongoles.

Et cliquez ici pour lire un article traitant d'autres effets et causes de déclin.

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Le propos de Neyrinck : "le christianisme, qui est en principe une religion de la souffrance, de l'expiation, de l'échec, et en pratique la religion des peuples les plus conquérants et les agressifs que la planète ait portés" (p. 153) peut paraître singulier à certains, tant ils ont pris l'habitude d'entendre et de répéter que les musulmans ont constamment agressé le monde chrétien. Pourtant Samuel Huntington dit la même chose : "Je ne pense pas que l'islam soit plus violent qu'une autre religion, et je me demande si, au bout du compte, les chrétiens n'ont pas massacré plus de gens au fil des siècles que les musulmans" (Courrier international, hors-série juin-juillet-août 2003, p. 55).

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Un dernier point : il est certains coreligionnaires qui disent assez souvent : "C'est une hérésie que de poser la question du développement civilisationnel du monde musulman ; ce qui nous est demandé c'est la foi, la pratique cultuelle, et puis c'est tout".
Il est vrai que le rapprochement spirituel avec Dieu par le moyen de la foi et des actions cultuelles sont les fondements de l'islam (cliquez ici), et qu'il ne s'agit donc pas d'inverser les valeurs. Mais de là à dire qu'il s'agit d'un égarement, il y a un monde ! Et comme ces personnes lisent la langue urdu, je les prie de lire ce propos, relaté et approuvé par Muftî Taqî Uthmânî : "Taraqqî sé hamârî mahrûmî aur hamârâ yé zawâl tark-é islâm kâ natîja hé ; warna islâm aur taraqqî tô lâzim o malzûm hein" (Islâm aur jiddat passandî, p. 33). En fait on peut affiner cette affirmation par le propos suivant, de Tariq Ramadan lui-même, qui sera aussi le mot de la fin : "L'histoire est ici différente, et la période de grandeur correspond au moment où s'est réellement réalisée l'harmonie entre les références nourricières de la foi et la liberté fondatrice de la raison" (Les musulmans dans la laïcité, p. 75). "De grands efforts sont déployés aujourd'hui" pour redonner souffle à cette harmonie entre foi et raison, entre textes et contexte, entre contemplation, compréhension et action sociale ; "il reste à les concrétiser en faisant en sorte d'être entendu par le plus grand nombre" (p. 58).

Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).

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