Les fondements de ce qui devinrent les écoles juridiques (madhâhib)

Comme chacun le sait, si les sources de l'islam sont les mêmes, leur interprétation a donné au fil des siècles naissance à plusieurs écoles de jurisprudence : l'école hanafite, l'école mâlikite, l'école shâfi'ite, l'école hanbalite… Il ne s'agit pas de dissensions internes du type de celles qui ont opposé catholiques et protestants en Europe aux XVè-XVIIè siècles, mais de légères différences d'interprétation et de synthétisation des textes, différences qui ne touchent nullement ni aux croyances ni à l'essentiel, mais qui concernent très souvent le "comment".

Comment sont nées ces écoles ? C'est à cette question que nous apporterons ci-après des éléments de réponse, extraits de 2 ouvrages de Shâh Waliyyullâh, Hujjat-ullâh il bâligha et Al-insâf fî bayâni asbâb il-ikhtilâf.

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1) Le droit musulman pendant le vivant du Prophète Muhammad (sur lui la paix) :

Les références suprêmes en islam ont toutes été arrêtées par le Prophète, puisque leur élaboration prend fin avec sa mort : la révélation du Coran, Parole de Dieu, prend alors fin ; de plus, le Prophète ne dit et ne fait alors plus de Hadîths.
Pour bien comprendre l'histoire de la formation des écoles, il faut connaître comment le Prophète enseignait à ses Compagnons les modalités de la pratique de l'islam : il ne leur parlait jamais de questions juridiques qui ne s'étaient pas encore posées. Il faisait par exemple ses ablutions sans jamais préciser lesquels des éléments qui les composent sont obligatoires et lesquels recommandés. D'autre part, tous les Compagnons n'étaient pas tous toujours présents en sa compagnie.

Ces deux éléments sont capitaux pour comprendre les divergences d'interprétation qui vont suivre.

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2) La jurisprudence musulmane après la mort du Prophète, chez les Compagnons :

Dans les années puis les décennies qui suivirent la mort du Prophète (sur lui la paix), l'islam continua de se répandre sur de nouvelles contrées, et certains Compagnons s'y installèrent. Ayant été les élèves du Prophète en personne et les témoins directs de son enseignement, ils y devinrent naturellement ceux que l'on vint trouver pour se renseigner au sujet de problèmes juridiques anciens ou nouveaux.
S'il s'agissait d'un problème s'étant posé du vivant du Prophète, le Compagnon répétait ce qu'il a vu ou entendu le Prophète faire ou dire alors. Et si cela concernait un nouveau problème, il avait recours au raisonnement.

Il va sans dire que si, le plus souvent, les fatwas ainsi élaborées furent les mêmes en différents points de l'espace musulman (surtout en ce qui a trait aux fondements de l'islam), elles connurent aussi, naturellement, des différences. Et ce essentiellement à cause de 2 raisons...

A) D'une part, en ce qui concerne les règlements (ahkâm) basés sur un acte ou un dire du Prophète, il y a parfois de légères divergences d'interprétations (comme il y en a à propos de l'interprétation de tout texte juridique, composé de phrases et de mots) à cause d'une différence dans :
- la compréhension du sens du texte (ta'yîn ul-murâd),
- la conciliation de deux textes différents (al-jam' bayn al-mukhtalifât).

B) D'autre part, en ce qui concerne les règlements (ahkâm ; fatwâs) élaborés sur le raisonnement (ijtihâd), il y eut parfois des divergences à cause d'une différence dans l'extraction de la cause juridique (takhrîj ul-manât).

(Il faut ici noter qu'il arrivait parfois qu'un Compagnon juriste ait été témoin, du vivant du Prophète, d'une réponse de celui-ci sur un sujet donné, alors qu'un autre Compagnon juriste n'en ait pas été témoin ; et que, questionnés après la mort du Prophète sur ce même sujet, le premier ait répété le règlement énoncé dans le Hadîth du Prophète, tandis que le second ait eu recours au raisonnement (ijtihâd). Dès lors, plusieurs cas de figure se présentèrent :
a) soit que le raisonnement ait abouti au même règlement que celui énoncé par le Hadîth ;
b) soit que le raisonnement ait abouti à un règlement différent de celui énoncé par le Hadîth, et que le Compagnon, ayant appris l'existence du Hadîth, ait abandonné le règlement de son raisonnement pour celui du Hadîth ;
c) soit que le raisonnement ait abouti à un règlement différent de celui énoncé par le Hadîth, et que le Compagnon n'ait jamais appris l'existence du Hadîth.)

Différents Compagnons du Prophète, établis en différents points de l'espace musulman, développèrent ainsi des jurisprudences. A La Mecque et à Médine (en Arabie), ce furent essentiellement les Compagnons suivants qui exercèrent les fonctions de juristes : Umar, Abdullâh ibn Umar, Aïcha, Abdullâh ibn Abbâs…  A Kufa (en Iraq), d'autres Compagnons juristes s'étaient établis : Abdullâh ibn Mas'ûd, Alî…

C'étaient quelques unes des bases de ce qui allaient aboutir à différentes écoles de jurisprudence, semblables en leurs fondements, différentes en leurs ramifications.

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3) Le développement de la jurisprudence musulmane après les Compagnons :

La génération de musulmans suivant celle des Compagnons (les Tâbi'ûn) vit cette jurisprudence se développer encore.

A La Mecque et à Médine (en Arabie), Saïd ibn Al-Musayyib fut l'un des plus experts juristes. L'essentiel de ses fatwâs reposait sur les fatwâs des Compagnons qui avaient vécu dans la région : Umar, Uthmân, Ibn Umar, Aïcha, Ibn Abbâs, etc.

A Kufa (en Iraq), l'homologue de Saïd ibn Al-Musayyib était Ibrâhîm An-Nakh'î, qui se fondait pour sa part sur les fatwâs de Ibn Mas'oûd, de Alî et de Shurayh.

Après eux, leurs élèves (les Tab' ut-Tâbi'în) développèrent davantage encore ces jurisprudences. A Médine, Mâlik fonda sa jurisprudence sur les fatwâs de ses prédécesseurs de la même ville. A Kufa, Abû Hanîfa fit de même par rapport aux juristes de Kufa.

Les élèves de ces deux illustres savants donnèrent ensuite une grande présence à ces méthodes d'extraction et de raisonnement. Ainsi furent posés les fondements de ce qui allait devenir les écoles malikite et hanafite.

Ash-Shâfi'î naquit au IIè siècle, au moment où ces deux écoles se développaient. Il fut à l'origine de l'apparition d'une autre école juridique, l'école shafi'ite. Il avait en effet un avis différents de ceux des autres écoles à propos de certains principes juridiques.

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4) Une autre tendance :

Pendant le même temps, une autre tendance s'était dessinée chez d'autres mujtahids. Plutôt que d'établir les réponses à de nouvelles questions sur des raisonnements déjà établis par les savants précédents, ces autres savants préféraient rechercher le maximum de Hadîths du Prophète, pour en déduire les réponses aux questions.

C'était ainsi qu'agissait entre autres Ahmad ibn Hanbal, au nom de qui se trouve attachée l'école hanbalite.

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Récapitulatif :

Ainsi, sur la base d'interprétations différentes des textes du Coran et des Hadîths, mais aussi sur la base de la connaissance de l'existence de textes de Hadîths, différentes sensibilités dans l'interprétation du Coran et des Hadîths se ramifièrent depuis l'époque qui suivit la mort du Prophète, jusqu'à donner les écoles de jurisprudence que l'on connaît aujourd'hui.

Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).

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