L'euthanasie peut-elle être autorisée d'après l'éthique musulmane ?

Le mot "euthanasie" est formé à partir de deux termes : "thanatos", qui veut dire "mort", et "eu", qui signifie : "bien". "Euthanasie" veut dire : "bonne mort", "mort douce" ; il s'agit plus précisément d'une mort provoquée par la main humaine avec l'intention d'abréger les souffrances du malade dans les cas où il n'y a plus espoir de guérison de celui-ci et où il souffre énormément.

Il faut en fait distinguer trois choses :
A)
l'"euthanasie" proprement dite, qui consiste en l'administration d'une médication mortelle, par une personne tierce, à un malade qui subit de grandes souffrances et qui est de toute façon condamné ;
B) si la personne tierce ne fait que fournir la médication au malade qui se donne lui-même la mort, on parle de "suicide assisté" ;
C) parfois on utilise le terme d'"euthanasie passive" pour désigner l'arrêt des soins jusqu'à présent administrés à ce genre de malade, dans la mesure où l'on sait que cet arrêt des soins entraînera plus rapidement sa mort.

Nous allons dire un mot, ci-après, de chacune de ces choses...

C) L'arrêt des soins est-il autorisé d'après l'éthique musulmane ?

A la différence du fait de se nourrir (qui est obligatoire), le fait de se soigner d'une maladie en utilisant les remèdes voulus n'est pas obligatoire. Le Prophète (sur lui la paix) a dit : "Ayez recours aux remèdes, car Dieu n'a pas créé de maladie sans en avoir créé le remède…" (rapporté par at-Tirmidhî, n° 2038, Abû Dâoûd, n° 3855). Le Prophète a ici employé l'impératif, lequel pouvait signifier un caractère obligatoire. Mais d'un autre côté, le Prophète a un jour clairement signifié à une malade qu'elle pouvait, si elle le voulait, se faire soigner, comme elle pouvait, si elle le voulait, ne pas se soigner et supporter courageusement (sab'r) sa maladie (rapporté par al-Bukhârî, n° 5328, Muslim, n° 2576). Ibn Hajar voit dans ce Hadîth une "preuve qu'il est permis de délaisser les soins médicaux" (Fat'h ul-bârî, commentaire de ce Hadîth). Ibn Taymiyya en a déduit la même chose (Majmû' ul-fatâwâ, tome 21 pp. 563-564). Ibn Hajar a également écrit qu'il n'est pas obligatoire au malade d'utiliser les remèdes voulus pour se soigner (Fat'h ul-bârî, tome 10 p. 420). Pourquoi ? Parce que l'obtention de la guérison suite à l'absorption du médicament ou à l'opération chirurgicale n'est jamais certaine, à la différence de l'obtention du profit corporel après l'absorption des aliments et boissons.
Cependant, la présence du premier Hadîth apporte ici une nuance : d'après ce que al-Qardhâwî relate de certains savants, se soigner est recommandé (mustahabb). Al-Qardhâwî ajoute que selon lui c'est soit recommandé soit même obligatoire, notamment quand la maladie est conséquente, que le remède est connu des hommes, est réputé efficace pour ce genre d'affection suivant les lois de Dieu régissant la nature et est disponible (d'après Fatâwâ mu'âssira, tome 2 p. 528).

Le malade peut donc choisir de ne pas se soigner, ce faisant il ne commet aucune faute selon l'éthique musulmane. Le droit français dit la même chose (loi de juin 1999) : le malade peut s'opposer au traitement, et on ne peut donc en principe soigner un malade sans son consentement.
Des limites existent toutefois, notamment celui des cas où la maladie met en danger la sécurité ou la santé publique : on comprend qu'il est alors nécessaire de se soigner. Certains autres cas sont tels que le malade est mis en demeure de se soigner, faute de quoi il s'exposerait aux conséquences de ses manquements : par exemple en cas de plainte de l'épouse par rapport à l'impuissance de son mari, l'épouse aura droit au divorce si le mari n'est pas guéri. Nonobstant ces limites, le principe de base est que le malade a le droit de ne pas être soigné s'il ne le désire pas.

Au regard de ce principe, il est en soi possible d'interrompre les traitements, surtout quand il est devenu évident que la maladie est incurable, que le malade est condamné, et que la poursuite du traitement ne fera qu'allonger de quelque temps sa durée de vie pour des souffrances supplémentaires (Fatâwâ mu'âssira, tome 2 pp. 528-529).

Il ne faudrait cependant pas négliger l'idée que les soins sont un droit social du malade, et au cas où celui-ci désire être soigné, il devrait y avoir accès. Il faudrait donc que des garanties soient pensées afin de prévenir tout risque de considération de paramètres aussi peu humains que l'appartenance du malade à une catégorie sociale défavorisée ; il faudrait que la cessation des soins se fasse uniquement sur la demande expresse du malade – ou, dans l'incapacité de celui-ci de s'exprimer, de ses proches parents –, ou bien, quand ce sont les médecins qui savent que toute poursuite des soins ne conduira qu'à de l'acharnement thérapeutique, que la décision soit prise en concertation avec le malade – ou avec ses proches.

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A) Et l'administration d'une substance mortelle au malade au cas où celui-ci subit de terribles souffrances ?

En France, si la loi continue pour le moment à interdire l'euthanasie, le Comité Consultatif National d'Ethique (CCNE, dont le rôle est purement consultatif) s'est déclaré favorable au principe de dérogation, donc à des exceptions par rapport à l'interdiction de mettre fin à la vie du malade : selon son avis, l'interdiction doit rester le principe général, mais il pourrait y avoir une exception ("exception euthanasique") lors de cas extrêmes et à la condition que le malade, lorsqu'il était conscient et lucide, ait écrit un testament demandant expressément à être euthanasié et ait alors désigné un mandataire pour être assuré de l'être.

D'après l'éthique musulmane, par contre, même en pareil cas l'euthanasie est interdite. L'acte de tuer n'est pas mince affaire, car la vie humaine est par essence sacrée. Et la proposition du CCNE peut certes paraître séduisante : il s'agit de mettre fin aux souffrances d'autrui lorsqu'elles sont insupportables et qu'il est de toute façon condamné à plus ou moins brève échéance par la maladie. Mais comment définir le seuil à partir duquel la souffrance sera qualifiée d'insupportable, en sorte que, au-delà de ce seuil, l'acte de tuer soit dépénalisé alors que en-deçà il constitue toujours un crime ? Etablir cette exception euthanasique, c'est ouvrir la boîte de Pandore : les retombées pourraient fort être incalculables. En effet, la tentation d'euthanasie pourrait alors s'appliquer ensuite – toujours de façon dérogatoire, mais quand même – aux nouveaux-nés gravement handicapés, aux victimes de graves accidents de la route… Le CCNE reconnaît lui-même que le risque est "qu'interviennent des paramètres économiques ou de gestion hospitalière" : on pourrait hélas voir ainsi venir le jour où, souffrant et étant incapable d'exprimer clairement sa volonté mais armé d'un désir de vivre plus grand que le désir de mourir, cependant ayant de par le passé rédigé un testament autorisant un jour le recours à l'euthanasie sur sa personne en cas de souffrances insupportables, on serait tout simplement euthanasié contre sa volonté… officiellement pour mettre fin à de trop grandes souffrances, en réalité à cause du coût de la prise en charge hospitalière ou familiale dans une société qui devient de plus en plus individualiste et consumériste.

La différence avec l'arrêt des soins est que là-bas on n'administre pas une médication mortelle mais on laisse la nature faire son œuvre, tout en se contentant d'accompagner le malade. Tandis qu'ici il y a un acte humain : on administre une substance mortelle au malade.

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B) Et la prescription ou la fourniture d'une substance mortelle au malade pour qu'il mette fin lui-même à sa vie et, par là-même, à ses souffrances ?

Ceci ne peut être autorisé en islam, parce que, d'une part, en islam l'être humain ne doit pas se suicider (les Hadîths sont bien connus à ce sujet : voir notamment ce qu'a rapporté Muslim, n° 109 et suivants), et parce que, d'autre part, l'islam ne peut autoriser quelqu'un à aider autrui à faire ce qui lui est interdit ("Wa lâ ta'âwanû 'ala-l-ithmi wa-l-'udwân").

A ceux qui voudraient qu'en islam le principe général demeure l'interdiction du suicide mais que ce dernier soit, exceptionnellement, déclaré permis pour pareil cas, la même question se pose : quel serait le seuil de souffrance à partir duquel le suicide deviendrait autorisé ? Déclaré permis dans chaque cas de grande souffrance, le suicide deviendrait un échappatoire par rapport à la peur.
Par contre on peut administrer des substances qui permettent d'atténuer la douleur, puisqu'il n'y pas en islam l'idée que la douleur serait souhaitable, tout au contraire. Et en fait, souvent le désir de mort découle de la douleur. Si celle-ci est atténuée, le désir de vie (qui découle de l'instinct vital de chaque personne) reste le plus fort. Dans cette optique, les soins palliatifs, qui permettent d'accompagner humainement une fin de vie, proposent une autre solution que de faire l'acte qui mettra fin à la vie du malade, que celui-ci soit autrui ou soi-même.

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Quelle alternative à l'euthanasie (A) et au suicide assisté (B) ?

Nous nous reconnaissons dans la réponse du Dr Desfosses, président de la Société Française d'Accompagnement et de soins Palliatifs (SFAP) (cité dans Ca m'intéresse n° 238, p. 108) : ce que le CCNE qualifie de "situations exceptionnelles" pouvant justifier l'"exception euthanasique" "pourrait souvent être évité par le refus de l'acharnement thérapeutique, la limitation des traitements, le respect du refus de traitement par les malades et la mise en place de soins et d'un accompagnement adaptés".

Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).

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