A propos de la loi contre le port du foulard par les élèves de l'école publique

A l'origine la laïcité se voulait la séparation entre l'Etat français et les religions : par rapport aux temps où le catholicisme était religion officielle du royaume de France et où les protestants et les juifs avaient alors subi des discriminations, il fallait que les institutions publiques devinssent neutres.

Ce qu'on ne parvient pas à comprendre c'est pourquoi et comment on est, aujourd'hui, en train de faire un saut entre cette règle française de la neutralité des institutions publiques par rapport aux religions, et la nécessité de la non visibilité de sa religion quand on est usager d'un service public...

Le port, par les élèves de l'école publique, d'un foulard ou de tout autre signe par lequel on reconnaît (que telle soit l'intention du porteur ou non) que son porteur est de telle religion n'est pas en lui-même incompatible avec la laïcité : le Conseil d'Etat l'avait clairement dit en novembre 1989 lors de la première "affaire des foulards" à Creil. Le Conseil d'Etat avait cependant précisé que le port de ce "signe" ne devait ni être ostentatoire ni servir de moyen de pression, de propagande ou de prosélytisme à l'encontre des autres élèves, de même qu'il ne devait pas toucher à la sécurité de son porteur. Cet avis laissait la porte ouverte au dialogue et à la négociation et avait fonctionné pendant quatorze ans de façon correcte. Au point qu'en décembre 2001 on pouvait lire dans dans Le Monde de l'éducation (n° 298) : "Religion musulmane et école laïque : une cohabitation pacifiée" (première de couverture) et : "L'automne 1989 est loin. (…) Ces dix dernières années, l'institution a appris à composer avec ce qu'hier elle interprétait comme une agression, comme une remise en cause de son principe fondateur, la laïcité. (…) En douze ans, l'école a bougé ; elle a appris à se sentir moins remise en cause par ces demandes" (p. 24). Au point également que le 20 novembre 2003 M. le Ministre de l'Intérieur disait, dans 100 minutes pour convaincre, qu'à la rentrée scolaire 2003 il y avait 1256 cas de filles portant le foulard, et que sur ces 1256 cas il y avait "20 cas difficiles".

Il n'est pas contraire à la laïcité de l'école publique que des élèves puissent porter des vêtements par lesquels on peut reconnaître (même si là n'est pas leur intention) qu'ils sont de telle religion. Serait contraire à la laïcité de l'école le fait que des élèves demandent par exemple, au nom de leurs convictions religieuses, que la théorie selon laquelle l'espère humaine serait elle aussi issue d'une ancienne espèce simiesque par l'évolution soit supprimée des livres d'enseignement. Cela serait contraire à la laïcité de l'école publique. Mais qui demande cela ? Les élèves musulmans apprennent cette théorie en cours et la relatent (naql) lors de devoirs. Ils ne demandent pas que cela soit changé, c'est en dehors de l'école qu'ils s'organisent pour connaître le point de vue musulman sur le sujet. Et c'est la même chose pour certaines données des cours de philosophie...

La laïcité semble aujourd'hui devenir elle-même une religion ; non plus seulement une "religion" au sens philosophique du terme – toute idéologie pouvant, par rapport à ce sens-là, être qualifiée de "religion", fût-elle athée comme le marxisme –, mais bel et bien une religion au sens usuel et courant du terme : elle semble désormais avoir ses dogmes, ses temples, ses gardiens du temple, et ses... fondamentalistes. Certains termes eux-mêmes sont désormais empruntés au champ religieux : l'école est ainsi devenu un "sanctuaire laïque". La mairie le deviendra-t-elle bientôt ?

L'actuel projet de loi étant que les usagers de l'école publique (les élèves) ne puissent plus porter de vêtement par lequel on peut reconnaître qu'ils sont d'une religion précise, est-il inconsidéré de s'attendre à ce qu'il y ait de plus en plus de responsables politiques qui raisonnent par analogie à propos d'autres services publics ? Déjà, à Nogent-sur-Marne, la célébration d'un mariage civil a été refusée parce que la future mariée portait un foulard. Déjà, à Bagneux, on a entendu des agents municipaux dire à propos d'administrées : "On en a marre des femmes voilées !" Et est-ce qu'ensuite viendra le moment où, pour pouvoir seulement entrer dans tout "sanctuaire républicain" il faudra – comme cela a été exigé à propos de l'hémicycle du Sénat – enlever le foulard ? Faudra-t-il, ensuite, pour qu'une mère d'élève puisse aller parler au directeur de l'école publique dans son bureau – forcément à l'intérieur du "sanctuaire" –, qu'elle ôte tout signe vestimentaire par lequel on pourrait reconnaître qu'elle est de telle confession ?

Le premier seuil de la laïcité avait été atteint en France à la faveur des années de la Révolution française (1789-1801) : il s'était traduit, explique Jean Baubérot, par le pluralisme des cultes reconnus, une reconnaissance de la légitimité sociale de la religion, enfin une autonomisation de certaines institutions par rapport à la religion (cf. Histoire de la laïcité en France, p. 28). Le second seuil de la laïcité a été réalisé en 1905 : il s'est exprimé par la fin de la reconnaissance d'un culte, quel qu'il soit, par la République, par l'absence de légitimité sociale institutionnelle du religieux, enfin par une séparation des institutions publiques par rapport à la religion (d'après Histoire de la laïcité en France, p. 93). 2004 verra-t-elle le début d'un troisième seuil de la laïcité, où la laïcité deviendra elle-même une religion, une religion sans Dieu mais jalouse de ses dogmes, et de ses "sanctuaires", où les citoyens usagers ne pourront entrer que s'il n'est pas visible qu'ils sont d'une religion déiste ? La laïcité va-t-elle devenir elle-même une religion intolérante vis-à-vis des religions déistes ?

Le 17 décembre 2003, le Président de la République, M. Jacques Chirac, disait lors de son fameux discours : "La laïcité garantit la liberté de conscience. Elle protège la liberté de croire ou de ne pas croire. Elle assure à chacun la possibilité d'exprimer et de pratiquer sa foi, paisiblement, librement, sans la menace de se voir imposer d'autres convictions ou d'autres croyances." "Dans notre République, chacun est respecté dans ses différences parce que chacun respecte la loi commune." "On ne saurait tolérer que, sous couvert de liberté religieuse, on conteste les lois et les principes de la République." En résumé, en France c'est la laïcité qui a assuré à chacun la possibilité de pratiquer sa foi ; il est demandé aux citoyens de ne pas transgresser la loi. Jusque là c'est compréhensible. Ce qui l'est par contre difficilement, c'est la déduction qui en a ensuite été faite : "En conscience, j'estime que le port de tenues ou de signes qui manifestent ostensiblement l'appartenance religieuse doit être proscrit dans les écoles, les collèges et les lycées publics. Les signes discrets, par exemple une croix, une étoile de David ou une main de Fatima, resteront naturellement possibles. En revanche les signes ostensibles, c'est-à-dire ceux dont le port conduit à se faire remarquer et reconnaître immédiatement à travers son appartenance religieuse, ne sauraient être admis. Ceux-là – le voile islamique, quel que soit le nom qu'on lui donne, la kippa ou une croix manifestement de dimension excessive – n'ont pas leur place dans les enceintes des écoles publiques. L'école publique restera laïque. Pour cela une loi est évidemment nécessaire. Je souhaite qu'elle soit adoptée par le Parlement et qu'elle soit pleinement mise en œuvre dès la rentrée prochaine".
Voici ce qui a été en fait dit : ceux des usagers de l'école publique qui désirent pratiquer en leur âme et conscience un article de leur foi peuvent-ils le faire pour peu que cet article ne perturbe pas, en soi, la bonne marche des cours ?
Non, car :
– chacun a la liberté, grâce à la laïcité française, de pratiquer et d'exprimer sa foi dans le cadre de ce que permet la loi ;
– or la préservation de cette liberté rend nécessaire qu'au nom de la neutralité de l'institution publique nous instaurions une loi interdisant à ses usagers la liberté de pratiquer un article de leur foi ;
– et s'il n'y avait jusqu'à présent pas de loi sur le sujet, il est nécessaire que nous en instaurions une afin de pouvoir dire que cette pratique est illégale, donc forcément contraire à la laïcité ;
– ainsi la liberté qu'offre la laïcité française sera préservée.

Autrement dit :
– la loi a, parmi ses objectifs, de préserver la laïcité, en interdisant ce qui est contraire à celle-ci ;
– mais qu'est-ce qui est contraire à la laïcité ? ce que la loi décidera d'interdire ;
– oui mais qu'est-ce que la loi peut interdire ? notamment ce qui est contraire à la laïcité !
– mais qu'est-ce qui est contraire à la laïcité ? ce que la loi décide d'interdire...
CQFD.

On pourrait continuer longtemps encore, on est dans une logique de : "Face je gagne, pile tu perds".

"Au moment où s'affaissent les grandes idéologies, l'obscurantisme et le fanatisme gagnent du terrain dans le monde." (…) "Notre objectif, c'est d'ouvrir les esprits et les cœurs."
Ici j'ai eu la plus grande peine du monde à comprendre ce que M. le Président a voulu dire : a-t-il voulu dire que le port du foulard est acte d'obscurantisme, acte de celles dont l'esprit et le cœur ne sont pas encore suffisamment ouverts ? A-t-il voulu dire, alors, que tant que les citoyennes le portant sont chez elles ou dans la rue, on ne peut rien faire d'autre que de tenter de les raisonner ; mais quand elles viennent à l'école publique, il est de notre devoir de ne pas leur permettre de rester dans leur état obscurantiste et fanatique, il est de notre devoir de leur ouvrir l'esprit et le cœur, et quoi d'autre pourrait mieux le faire qu'une loi contraignante ? J'ose espérer que là n'est pas le message de ces deux phrases, car sinon ce serait la preuve, une fois de plus, du manque le plus total de compréhension quant à l'islam. Et ce serait d'autant plus étonnant que M. le Président a lui-même affirmé : "Le respect, la tolérance, l'esprit de dialogue s'enracineront aussi avec la connaissance et la compréhension de l'autre auxquelles chacun d'entre nous doit attacher la plus grande importance."

C'est justement cette connaissance et cette compréhension de l'autre qui manquent tant aujourd'hui, M. le Président.

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