Universalité de l'islam et pluralité des cultures musulmanes (3/3) : "La teinte de l'islam est unique" : qu'est-ce que an-Nadwî voulait dire ?

Objections (faites oralement) :

Je ne comprends pas comment tu peux dire qu'il y a certains maslahs et fatwas qui, ayant été émis en Inde, sont liés à ce pays et que la réponse devrait être différente pour les musulmans de la Réunion. Ce que nos grands ulémas indiens ont émis comme fatwas est profondément pensé et réfléchi, et est valable pour tout le monde, du moment qu'on suit la même école qu'eux. Je ne comprends pas comment tu dis que telle fatwa est valable pour l'Inde mais pas pour tel autre pays. Nos grands nous ont enseigné que nous devions nous habiller de telle et telle manière, de façon à éviter l'imitation. Comment peux-tu dire que c'est valable pour tel pays et non tel autre ?

D'ailleurs, toi qui lis Abu-l-Hassan 'Alî an-Nadwî, n'as-tu pas lu la transcription de son discours intitulé "La couleur de l'islam est unique", où il met en garde contre le fait que "naissent un islam européen, un islam américain, un autre indien, un autre encore japonais" ?

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Réponse :

1) Mes remarques à propos de "Les maslahs et les fatwas sont universels" :

Si tu prétends que "les fatwas sont universelles du moment qu'on appartient à la même école que le grand mufti qui l'a émise, même s'il vivait dans un autre pays, à une autre époque, et habitait dans un autre contexte", il faudra que tu m'expliques pourquoi tu as un avis différent de la fatwa suivante, liée justement à la question de la tashabbuh. Questionné au sujet de la pratique du football, Cheikh Thânwî a répondu ceci : "Dans Mishkât, page 338, il est relaté de 'Alî (radhiyallâhu 'anh) qu'il a dit : "Le Messager de Dieu (sallallâhu 'alayhi wa sallam) tenait dans sa main un arc arabe quand il vit un homme avec dans sa main un arc persan. Il dit alors : "Qu'est-ce que ceci ? Dépose-le. Prenez ceci et ses semblables" (rapporté par Ibn Mâja). Ce hadîth montre que dans la façon de faire l'exercice physique également la tashabbuh des gens du bâtil est interdite du moment que d'autres façons de faire l'exercice physique existent dans lesquels il n'y a pas cette cause. Or d'autres façons [que le football] existent qui sont profitables. C'est pourquoi cette pratique [le football] est interdite. Et la plupart du temps cela entraîne le fait de se mêler aux gens qui sont loin de la religion, ce qui constitue une autre cause, indépendante, d'interdiction" (Imdâd ul-fatâwâ, tome 4 p. 267).
Comment ? Tu dis ? C'était un autre contexte que le nôtre, aussi bien dans le temps que dans l'espace ? Et maintenant, il n'y a plus de tashabbuh ? Donc toute fatwa n'est pas universelle.

Tu dis ? Jouer au football est, ici et maintenant, autorisé du moment que cela est fait en respectant les principes de l'islam en la matière (tenue vestimentaire recouvrant la 'awra, comportement correct sur le terrain, fait de rester "raisonnable" au point que le jeu n'empiète pas sur ses devoirs vis-à-vis de Dieu et ceux vis-à-vis de ses proches, etc.) ? Donc toute fatwa n'est pas universelle.

Un autre exemple : questionné au sujet de l'éventualité de fixer, comme jour de congé hebdomadaire dans les medersas, le dimanche au lieu du vendredi, Cheikh Thânwî a répondu que ce serait faire la tashabbuh (Imdâd ul-fatâwâ, tome 4 p. 266). Comment ? C'était un autre contexte que celui dans lequel nous vivons actuellement ? Donc toute fatwa n'est pas universelle.

Un autre exemple encore : Muftî 'Abdur-Rahîm Lâjpûrî, questionné au sujet d'une fille qui apprenait le Coran par coeur (hifz), écrit que lorsque la fille musulmane atteint l'âge de la puberté, "il n'est pas autorisé de l'envoyer (apprendre) dans une medersa où il y a aussi des garçons et où ce sont des hommes qui enseignent" (Fatâwâ rahîmiyya, tome 3 p. 206). Toujours "la différence de contexte" ? Ou bien cette fois ce sera : "C'est son avis, d'autres avis existent" ?

Cette démarche de contextualisation que tu as réalisée par rapport à ces trois fatwas indiennes, pourquoi refuses-tu par principe qu'elle soit faite à propos d'autres points ? Pourquoi, sur ces autres points, la fatwa serait universelle ?

Ta posture est d'autant plus étonnante que, bien que dans ces trois fatwas, il n'est nulle part stipulé qu'elles seraient propres à l'Inde et/ou à l'époque où elles ont été rédigées, tu parviens à comprendre qu'il s'agit de les relativiser. Par contre, bien que Cheikh Thânwî ait explicitement écrit que sa fatwa à propos de la tenue vestimentaire est destinée à l'Inde et que dans un autre pays, il se peut qu'une autre règle soit applicable, selon la réalité du pays, là tu refuses qu'on relativise. C'est quand même curieux… Quelqu'un lui a posé la question de savoir si, une fois à Londres, il était interdit de s'habiller à l'européenne, non par envie de ressembler aux non-musulmans, mais afin de ne pas paraître étrange dans le regard du public et de ne pas se faire montrer du doigt, il a répondu ceci : "A ce sujet ce que j'ai compris est que là où ce vêtement est lié à un groupe particulier, comme en Inde, il entre dans la catégorie (visée par) "Man tashabbaha bi qawmin fa huwa minhum". Et là où il est porté de façon générale – l'indice de cela étant que toutes les communautés et les gens de toutes religions portent un même vêtement –, là il n'y a aucun problème à le porter. Selon ce critère, à vous de considérer la situation de là-bas" (Imdâd ul-fatâwâ, tome 4 p. 268). Ailleurs, à la question : "Celui qui est musulman à Londres, y aura-t-il tashabbuh s'il porte le manteau pantalon ("kôt patlûn") ?" il a répondu : "Là-bas il n'y aura pas de tashabbuh" (Fiqh-é hanafî ké ussûl-o-dhawâbit, propos de Cheikh Thânwî compilés par Muftî Zayd, p. 145).

Tu serais plus étonné encore si tu lisais qu'il a écrit à propos de la sherwânî que, à cause de la tashabbuh avec des gens qui ne sont pas fidèles à l'orthodoxie musulmane, son port est interdit (Fiqh-é hanafî ké ussûl-o-dhawâbit, p. 146). Ce vêtement distingué est pourtant aujourd'hui fort prisé par nos ulémas indiens. Mais il n'y a rien de mal à cela : cette fatwa de Cheikh Thânwî était due à la réalité de son époque ; depuis, cette réalité a changé, comme Muftî Zayd, le compilateur de ces propos, l'a explicitement écrit (cf. Fiqh-é hanafî ké ussûl-o-dhawâbit, p. 146).

A propos de manger assis sur une chaise, l'assiette posée sur une table haute, il a de même écrit que "cela est interdit à cause de la tashabbuh" (Imdâd ul-fatâwâ, tome 4 p. 266). Or on peut relativiser cette règle aussi en la restreignant au contexte du lieu et du moment où il a écrit cela. D'ailleurs, à quelqu'un qui lui a dit que chez des musulmans Arabes on plaçait les mets sur des tables devant les invités, alors qu'ici (en Inde) on dit que cela relève de la tashabbuh, il répondit qu'effectivement, s'il s'agissait de la coutume des musulmans là-bas, il n'y avait pas de mal [parce qu'il n'y avait pas, là-bas, de tashabbuh] (Fiqh-é hanafî ké ussûl-o-dhawâbit, p. 145).

Un dernier exemple : Cheikh Thânwî a écrit que l'épouse ne doit pas appeler son mari par le prénom de celui-ci (Behishtî Zewar tome 3 p. 65). Tu voudrais, toi, que ton épouse t'appelle : "O monsieur mon mari" et non plus : "Untel, mon chéri" ? Tu vois bien que ce maslah-là correspond au 'urf de l'Inde de l'époque où ce livre a été écrit (je me demande d'ailleurs si aujourd'hui dans certaines régions de l'Inde ce 'urf est toujours d'actualité). Tu vois, contrairement à ce que certaines personnes (elles ne sont pas des ulémas, leur compréhension erronée se comprend) écrivent, il est erroné de dire que "la somme des maslahs contenus dans le livre Behishtî Zewar" est valable "pendant 3 siècles" en tout lieu pour "tous les hanafites de la Umma"...

Tu vois bien que tous les maslahs et toutes les fatwas ne sont pas universels et atemporels pour tous ceux qui sont de la même école juridique que celui qui les a émis... Au contraire, au sein d'une école juridique donnée, il est certains maslahs/fatwas qui sont entièrement liés au 'urf (usage, contexte) du lieu et de l'époque où ils ont été écrits. Cheikh Thânwî a évoqué cette réalité : cf. Fiqh-é hanafî ké ussûl-o-dhawâbit, pp. 107, 137. On dit de ces maslahs/fatwas qu'ils relèvent de la catégorie des "ahkâm 'urfiyya" : ils sont l'expression du lien entre un principe "mansûs 'alayh" et une réalité précise, par le biais d'un tahqîq ul-manât ; ils peuvent encore être l'application d'une sadd ul-bâb ou d'une fat'h ul-bâb liée à un 'urf donné. Cette catégorie des "ahkâm 'urfiyya" est à distinguer de celle des "ahkâm mansûs 'alayhâ" (lesquels se subdivisent eux-mêmes en : "mujma' alayhâ" et "mukhtalaf fîhâ", ces derniers faisant la particularité d'une école juridique par rapport à une autre) ; il ne faut pas oublier, cependant, qu'il y a certaines "nussûs" mêmes où les "ahkâm" ont été formulés en fonction du 'urf de l'époque du Prophète, sur lui la paix : cliquez ici pour en savoir plus.

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2) Mes remarques à propos de "Abu-l-Hassan 'Alî an-Nadwî a mis en garde contre le fait que naissent des islams américain, européen, indien, japonais" :

J'ai en effet lu la transcription du discours que tu évoques. J'ai même retrouvé l'original en langue urdu : il figure dans le recueil de ses discours intitulé Na'ï dunyâ (amrîka) mein sâf sâf bâtîn (pp. 79 à 91).

Il semble nous manquer une nouvelle fois la compréhension des nuances. En effet, car ceux qui lisent les titres de façon superficielle en déduiront la même chose que toi. Ils diront : "En affirmant : "La couleur de l'islam est unique", Abu-l-Hassan 'Alî an-Nadwî a voulu signifier qu'une communauté musulmane établie dans un pays n'a pas à prendre en compte le contexte du pays dans les ussûl ud-dîn, mais pas non plus dans les furû' ud-dîn, ni même dans les 'âdât ; au contraire, toutes les communautés musulmanes du monde doivent avoir non seulement les mêmes croyances mais aussi adopter – au moins en théorie – les mêmes règles de fiqh. Et comme an-Nadwî a utilisé le mot "couleur" et que la couleur est ce qui apparaît d'une chose, il a voulu dire que l'apparence extérieure de tous les musulmans du monde doit être strictement la même : il est donc nécessaire que tous portent la djellaba, qu'on ne mange pas assis sur une table mais par terre, qu'on mange non avec des fourchettes tenues dans la main droite mais avec les doigts de sa main droite…. De même, il est impossible de dire "Dieu" ou "God", il est impératif de dire "Allah" [par contre, "Khudâ" / "Khudâwand-é quddûs", ou "Fuyûdh-é yazdânî" (titre d'une traduction faite par Cheikh 'Ashiqé Ilâhî Mirethî), "mashî'at-é ezdî" (Fiqh-é hanafî ké ussûl-o-dhawâbit, p. 168) / "bârgâh-é ezdî mein du'â hé ké" (Ibid., p. 19), ça ne fait rien]..."

Or personnellement j'ai attentivement lu la transcription du discours dans sa forme originelle en urdu, et ce n'est pas ce que j'en ai compris, wallâhu A'lam. A mon humble sens, ce que Abu-l-Hassan 'Alî an-Nadwî a voulu dire dans ce discours n'est pas que, à propos des 'âdât et de certains des massâ'ïl mukhtalaf fîhâ, la prise en compte du contexte n'est pas possible – ce point-là, il ne l'y a nulle part évoqué –, mais qu'il ne faut pas que les musulmans, en théorie ou même dans leur pratique, réduisent l'islam à quelques pratiques rituelles, en négligeant le fait qu'il s'agit aussi de s'imprégner profondément de sa spiritualité, de ses valeurs et de son échelle de distinction de ce qui est bien et de ce qui est mal ; en un mot de se laisser teinter profondément par les enseignements de l'islam. Ce sont ces éléments qui sont universels et qu'on ne peut relativiser sous prétexte qu'on vit dans tel ou tel pays...

Le discours de Abu-l-Hassan 'Alî an-Nadwî commence par le fait qu'il exprime son bonheur de rencontrer ses frères établis dans la partie nord du continent américain.

"A cause d'un peu d'expérience et d'une étude de l'histoire, cependant", ajoute-t-il, il relate ensuite qu'il perçoit "un risque" ; c'est ainsi qu'il introduit sa volonté d'effectuer un rappel.

Quel est ce risque ? Et quel est le rappel à faire ?

An-Nadwî approuve l'affirmation du Dr Sulaymân Dunyâ (qui avait pris la parole juste avant lui, afin d'introduire son discours), selon qui "l'islam n'est pas limité à un pays" : "Je suis à cent pour cent d'accord avec ce propos : l'islam n'est pas la religion d'une nation ou d'une région particulières".

Suit un "Mais malgré tout" qui va introduire l'énoncé du risque et le rappel en question.

"L'islam comporte en même temps croyance et action, transactions et éthique, émotion et sentiment ; il constitue de même une perception particulière [des choses] ("dhawq"), une perception qui entoure l'homme et le moule d'une nouvelle façon. Si Dieu donne à un homme la conviction quant à l'islam et que cet homme apporte foi que c'est la religion agréée par Dieu et Son dernier message, alors cet homme sera moulé dans un nouveau moule et une nouvelle couleur apparaîtra sur lui" (pp. 80-81). Il poursuit : "L'islam n'est pas une croyance sèche et sans âme, ni une religion existant par les mots et les livres ; c'est une religion qui s'intègre à l'intérieur de l'homme en y circulant dans chacune de ses artères comme une onde électrique circule d'un fil à un autre. Si on garde devant soi cette conception correcte de l'islam, alors (on se souviendra que) l'islam n'est pas seulement chose à relater par des lettres et des mots, ou seulement chose à regarder dans les livres ; c'est une façon et un goût particulier ("dhawq") dans sa façon de penser. C'est pourquoi il émet, à propos des choses, le jugement de ce qui est bon et de ce qui n'est pas bon" (p. 81). "C'est pourquoi nous voyons que Dieu a nommé l'islam "teinte de Dieu" ; si l'islam était seulement une croyance ou seulement une action, il n'aurait pas été nommé "teinte" et "style"" (p. 82).

"J'ai en Inde un ami qui demanda un jour à un ami hindou lettré et cultivé : "(…) Si quelqu'un vous demande qu'est-ce qu'un hindou, que répondrez-vous ? je ne veux pas de réponse détaillée, car j'ai déjà dans ma bibliothèque de nombreux livres pour comprendre la philosophie brahmanique et védique ; je n'ai qu'une ou deux minutes ; expliquez-moi en une phrase ce qu'est être hindou, en sorte que vous en mentionniez l'âme et l'essence." Mon ami me raconta que son ami hindou se tut pendant un certain temps, puis dit : "Voyez, l'hindou peut adopter comme croyances des idées (fort différentes) et peut en rejeter d'autres. Si un homme se dit "hindou", il n'y a ensuite pas besoin de quelque chose d'autre : il croira et fera ensuite des choses (fort différentes), il restera hindou". Ce que je dis, c'est que le cas de l'islam n'est pas ainsi. (…) Ses limites sont fixées et connues : ceci est l'islam, et cela est le kufr ; ceci est l'islam, cela est la jâhiliyya ; ceci est licite, cela est illicite ; ceci est rituellement pur, cela est rituellement impur ; jusqu'ici c'est le bord de l'islam, après c'est le commencement de l'apostasie et du kufr" (pp. 85-86).

Le voilà, le risque qu'il désirait évoquer : c'est que le musulman restreigne l'islam à quelques rites et se mette à adopter, du lieu où il vit, n'importe quelle échelle de perception du bon et du mauvais, ou n'importe quelle échelle de valeurs. An-Nadwî l'a dit explicitement juste après le propos précédent… "Si l'islam n'était, comme certaines autres religions, qu'une croyance, ou qu'un rituel concernant le culte, les choses seraient aisées. Mais si c'est une teinte, si c'est une façon de vivre, des émotions et des sentiments, une perception (particulière des choses), s'il est plus sensible que d'autres religions, et s'il appelle à un changement profond dans l'échelle des valeurs et dans la conception du bon et du mauvais, alors ce qui le concerne devient très délicat, et la responsabilité liée à lui augmente considérablement" (p. 86).

Le risque qu'il perçoit et contre lequel il désirait mettre en garde est donc que les musulmans réduisent l'islam à ce que sont certaines autres religions – quelques croyances, quelques rites cultuels – et évacuent ce que l'islam présente comme critère du bien et du mal et comme échelle de valeurs, au profit de ceux de la société dans laquelle ils vivent.

Un autre risque qu'il perçoit est que d'autres musulmans réduisent l'islam à un ensemble de règles – sociales, économiques, politiques – et oublient que l'islam présente quelque chose qui doit descendre jusqu'au cœur. "Car l'islam n'est pas seulement une philosophie de la cité, pas seulement une organisation de l'économique et du social, pas seulement une organisation de la gestion de la cité ; avant tout cela, c'est une foi qui descend dans les tréfonds et les perceptions de l'homme et qui prend place dans les profondeurs du caractère humain ; c'est une vie pratique et une modélisation particulière du caractère" (pp. 88-89).

La voie qu'il préconise pour éviter que ces risques se réalisent est que les musulmans ne se suffisent pas d'adopter quelques croyances et de pratiquer quelques actes rituels, ni d'étudier théoriquement l'islam, mais :
– qu'ils cherchent à vivre l'islam réellement, cœur et âme,
– que, quel que soit le pays où ils vivent, ils se réunissent périodiquement et se rencontrent, afin de faire naître une "atmosphère" d'islam,
– et qu'ils ne se recroquevillent pas sur eux-mêmes et ne se coupent pas du reste de la Umma.

"C'est pourquoi on ne peut se contenter d'étudier des livres, de présenter et d'écouter des articles, fussent-ils d'un haut degré de recherche. (Le fait est qu') on ne pourra obtenir cette perception ("dhawq-o-ihsâs") de ces livres et de ces articles ; ceux-ci sont nécessaires et utiles, mais se suffire d'eux et restreindre [sa relation avec l'islam] à eux serait incorrect. Notre besoin essentiel est une atmosphère d'islam, une teinte d'islam, où nous pourrions voir l'islam de nos yeux, l'entendre de nos oreilles, le toucher de nos mains, le ressentir par nos sens. C'est pourquoi nous avons besoin de nous rencontrer, et de vivre une vie islamique" (pp. 86-87).

Il en résultera ce qui suit (la référence aux Américains est due au fait que ce discours a été prononcé aux Etats-Unis) : "Que les Américains perçoivent clairement la différence entre leur communauté, que le matérialisme guide sans pitié, et dans laquelle il n'y a pas de pitié et de bonté, et la communauté musulmane, qui sera une communauté sereine, respectueuse et pieuse, dont les nuits passeront dans l'adoration et les journées dans l'effort religieux, la recherche d'une subsistance licite et le service de l'humanité" (p. 89).

Voilà l'expression concrète de la "teinte de Dieu" dont an-Nadwî parlait.

Sinon, si le musulman restreint l'islam à quelques rites, ou s'il le restreint à des règles d'organisation sociale, bref s'il oublie que l'islam doit également pénétrer son cœur et induire une spiritualité, une éthique et un comportement particuliers, alors il aura négligé quelque chose d'important : "Je ressens ici en Amérique et à chaque endroit le risque suivant : si nous nous replions sur nous-mêmes (…), nous restreignons à l'étude de livres et aux recherches du 'ilm, ne gardons pas un lien avec les sources réelles de l'islam et les centres de l'islam où, malgré des imperfections, l'islam est vivant et dans l'atmosphère desquels l'islam est présent, et que se tarissent dans nos cœurs et nos âmes les sources des flots des sentiments islamiques, alors apparaîtront un islam américain, un islam européen, des islams japonais, iranien, indien et pakistanais, où l'un ne reconnaîtra plus l'autre (…) ; verront alors le jour des communautés musulmanes dont les valeurs et les critères seront totalement différents" (pp. 89-90). Quelques instants après il ajoute : "L'institution du hadj, avec le rassemblement des musulmans de différents contextes, nationalités, langues et cultures en un seul lieu et à un même moment, recèle la même sagesse : qu'aucun point du dîn ne reste flou à personne ; qu'on puisse évaluer en même temps (l'état) de l'islam des musulmans du monde entier ; que (chacun) puisse prendre connaissance des "bid'a régionales" et des pratiques (comparables à des) "mauvaises herbes" qui apparaissent ici et là dans le jardin de l'islam à cause de l'insuffisance de connaissance, de l'insouciance des ulémas ou du mélange avec d'autres gens et qu'on puisse les résorber. Comme l'a dit Shâh Waliyyullâh (mort en 1176 a.h.), si le hadj n'existait pas, les musulmans d'est et d'ouest deviendraient la proie de la falsification ("tahrîf-o-tabdîlî"), et ils n'en sauraient rien des années durant" (p. 90).

C'est sans doute le passage qui parle du risque de l'émergence d'islams "américain, européen, indien et japonais", qui t'a fait croire que an-Nadwî pensait qu'il ne doit y avoir aucune différence entre les communautés musulmanes des différents pays du monde. Mais il n'en est rien : ici il a seulement voulu dire ce que nous avons cité précédemment, à savoir qu'il ne doit pas y avoir de différences entre ces communautés à propos de ce qu'il a explicitement nommé : la foi, la spiritualité, l'échelle des valeurs et le critère pour distinguer le bien du mal [en fait à propos de tout ce qui est mujma' 'alayh ou relève d'une nass qat'î]. C'est bien pourquoi il a parlé de différences de "valeurs" et de "critères" (et non pas de vêtements) : "verront alors le jour des communautés musulmanes dont les valeurs et les critères seront totalement différents" ; c'est aussi pourquoi il a parlé de "bid'a régionales" ou encore de risque de "falsification ("tahrîf-o-tabdîlî")".

Tout autre est le cas des différences relatives aux 'âdât : celles-là peuvent tout à fait exister entre différentes communautés musulmanes du monde. C'est an-Nadwî lui-même qui a évoqué le caractère naturel de ces différences dans son livre Al-Muslimûn fi-l-hind : il y a distingué deux catégories d'éléments : la première, dit-il, doit être commune aux musulmans du monde entier ; la seconde fait la différence entre les différentes communautés musulmanes du monde et sont liées aux 'âdât. Clique ici et tu découvriras ce qu'il a écrit. Mais dans ce discours-ci, à propos de "la teinte de l'islam", ce qu'il a évoqué de spiritualité, de valeurs, de critère de différenciation du bien et du mal, et de perception particulière, relève de la première catégorie.

Quant aux différences existant entre différentes communautés musulmanes du monde sur le plan des catégories C, D et E dans notre article sur les divergences – ce qui entraîne concrètement que telle juz'î est déclarée interdite par les muftis de tel pays mais est autorisée par les muftis de tel autre – comment an-Nadwî aurait-il pu vouloir, dans ce discours, appeler à les gommer au nom d'une unité de teinte de l'islam, quand on sait que, à cause des divergences existant entre les différents Compagnons s'étant installés en différentes régions, puis à cause de l'émergence de quatre écoles de jurisprudence et de leur répartition par aires géographiques, c'est une différence qui existe depuis des siècles ?

An-Nadwî a raison : il faut rester vigilant vis-à-vis de soi-même. En effet, si notre relation à l'islam est réduite à l'étude théorique de l'islam, ou encore à quelques actes visibles et extérieurs comme le port de trois vêtements et le fait de manger d'une certaine façon, et que, par contre, on prend ailleurs sa façon de percevoir les choses et l'objectif qu'on a à se fixer dans la vie, sans que l'islam ne touche rien de sa vision des choses et de son comportement avec autrui, de son coeur et de son esprit, alors on sera exactement dans le risque contre lequel an-Nadwî mettait en garde ; et ce ne sera assurément pas la nécessaire "teinte de Dieu" que, rappelait an-Nadwî, le musulman doit adopter. On aura alors seulement un vernis, pas une coloration profonde.

Si on parle sans cesse de Sunna mais si on a une façon d'être et d'agir – soif de pouvoir et de gloire, mensonges, calomnies, conjectures sur autrui et présentation de ses pensées comme étant ce qui s'est réellement passé, incapacité de prendre du recul face à un propos que quelqu'un vient nous raconter, implacabilité dans le fait de dénoncer les fautes des autres mais incapacité à supporter un rappel suite à une de ses erreurs, et incapacité de voir ses propres erreurs – qui est à mille lieues de ce que le Prophète a enseigné, on ne sera certes pas en train de réaliser ce que Cheikh Nadwî entendait quand il parlait du fait que la communauté musulmane doit se distinguer de certaines communautés non-musulmanes par sa spiritualité et sa fraternité…

De même, quand on insiste sur la différence entre islam et kufr et entre islam et jâhiliyya, il serait bien que l'on se rende compte que, autour de soi ici et là, la 'assabiyya – esprit de clan – se vit par rapport à son cercle familial, sa ville bien aimée, son pays d'origine, son mouvement de prédilection, sa confrérie soufie choisie, ou encore son mufti de référence : "Ce qui est vrai et ce qui est faux, ce qui est juste et ce qui est erroné, le changement qui est acceptable et celui qui est à combattre, tout cela est à établir en fonction de l'appartenance ou la non-appartenance de la personne au groupe auquel moi je m'affilie". Or la 'assabiyya, n'est-ce pas une marque de la jâhiliyya ?

Voici ce que an-Nadwî a dit à la fin de son discours : "Restez vigilants par rapport à l'existence de sociétés musulmanes qui seraient vides de l'essence et de l'âme de l'islam et ne seraient pas établies sur les fondements véritables sur lesquels l'islam doit s'établir" (p. 90).

Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).

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