Serait-il interdit de faire ce que le Prophète n'a pas fait ?

Certaines personnes croient que suivre la Sunna signifie qu'il ne faut rien faire qui ne figure pas dans la Sunna, c'est-à-dire qui n'ait pas été fait par le Prophète. Un sport ? "Interdit car le Prophète ne l'a pas pratiqué". Diffusion du message de l'islam par Internet ? "Inutile car ce n'est pas de cette façon que le Prophète a présenté l'islam aux hommes".
Ce raisonnement est très simplificateur.

Pratiquer la Sunna veut dire en effet pratiquer ce que le Prophète a fait, a dit et a approuvé. Mais c'est uniquement dans le domaine de ce qui est purement cultuel (al-'ibâdât) qu'on ne peut rien rajouter à ce que le Prophète a fait. Par contre, dans tout ce qui n'est pas purement cultuel (al-'âdât), la règle première est la permission et on n'a pas besoin d'un précédent du Prophète pour pouvoir faire quelque chose. Certes, ici aussi il faut tenir compte des principes donnés par le Prophète, donc de la Sunna. Mais cette prise en compte se fait différemment de ce qu'elle est pour le domaine du purement cultuel. A quoi correspondent les termes "cultuel" et "temporel" en islam, lisez pour le savoir mon autre article : Le concept du cultuel en islam.

En fait, le Prophète a enseigné non seulement qu'il faut rendre un culte à Dieu seul, mais aussi comment il faut Lui rendre ce culte : les formes de la purification rituelle (wudhû wa ghusl), de la prière (salât), du jeûne (siyâm), de l'aumône obligatoire (zakât), du pèlerinage (hadj), de l'évocation (adhkâr), de l'invocation (du'â), etc. ont été communiquées en détail par le Prophète. Ceci relève de la sphère de ce qui est purement cultuel ('ibâdât).

Dans la sphère de ce qui n'est pas purement cultuel également ('âdât), le Prophète a également enseigné des éléments cultuels (umûr ta'abbudiyya). Mais à la différence du domaine des 'ibâdât, ces éléments-ci sont cultuels uniquement parce qu'ils consistent en une obéissance à ce qu'agrée Dieu. Un exemple qui ressort de ce qu'a écrit ash-Shâtibî (Al-I'tisâm, 2/80) : la vente n'est pas directement, en soi, un élément de culte dans l'islam ; mais c'est lorsque, dans la vente, on respecte volontairement les règles formulées par Dieu et / ou par Son Messager, qu'on rend un culte à Dieu. Ces règles disent notamment que sont interdits l'intérêt, la vente de ce qu'on ne possède pas encore, le mensonge relatif à la marchandise, et qu'est obligatoire le paiement de la zakât, etc. etc. Ce sont ces éléments qui induisent du culte dans la vente, et non la vente en elle-même. Au contraire de la salât (prière rituelle) qui, elle, est tout entière culte, et dépend entièrement des formes enseignées par le Prophète.

Dès lors, dans le domaine du purement cultuel ('ibâdât), il ne faut faire que ce que le Prophète a fait. Rajouter quelque chose ici c'est faire une innovation religieuse (bid'a). C'est-à-dire qu'on ne peut faire aucune action qui n'est pas établie dans les sources en lui donnant le sens (qasd) que les 'ibâdât ont, à savoir "servir de moyen pour l'établissement ou le renforcement du lien spirituel avec Dieu". Ici, ce qui n'a pas été mentionné dans les sources (maskût 'anh) ne peut faire l'objet d'une analogie par rapport à ce qui y a été mentionné.

Par contre, dans tous les autres domaines ('âdât), rester fidèle à la Sunna demande non pas de ne rien faire que le Prophète n'a pas fait, mais d'appliquer aux données d'aujourd'hui les principes édictés par le Prophète (sur lui la paix) à son époque. Aussi, des formes de transactions, des nouveautés techniques, de nouvelles choses qui n'avaient pas cours à l'époque du Prophète peuvent très bien être adoptées par les musulmans dès lors que ces derniers respectent à leur sujet les limites (matérialisées par ce qui est "interdit" et "déconseillé") et les orientations (mises en valeur par ce qui est "obligatoire" et "recommandé"). En effet, dans ce domaine de ce qui n'est pas purement cultuel ('âdât), les règles stipulées (man'sûs 'alayh ou mantûq bih) par le Coran ou la Sunna soit rendent obligatoire, soit recommandent, soit permettent, soit déconseillent, soit interdisent. Or, le Coran et la Sunna ne communiquent pas, ainsi, seulement la lettre d'un règlement particulier (far'), mais, au-delà, un principe juridique qui en est la cause ('illa) et qui en commande l'application. Tout règlement particulier ayant été formulé à propos d'un acte de l'époque du Prophète ne l'est donc que parce que cet acte renferme un principe : c'est la cause ('illa) de ce règlement. La réglementation s'appliquant à cet acte stipulé (man'sûs 'alayh ou mantûq bih) par le Coran et les Hadîths s'applique dès lors également à tout acte dont ces deux sources n'ont rien dit et qui est donc "sous silence" (maskût anh), dès lors que s'y vérifie la présence de la même cause juridique ('illa) (c'est le qiyâs ut-tamthîl). L'absence de toute cause juridique ('illa), en revanche, laissera cet acte, qui est "sous silence", demeurer dans la permission originelle, et ce même si le Prophète ne l'avait pas fait à son époque.

Ainsi, on pourra pratiquer un sport que le Prophète n'a pas pratiqué. Cependant, il faudra travailler son cœur pour ne pas faire de ce sport le but de sa vie, il faudra veiller à ne pas s'y adonner au point de négliger ses devoirs vis-à-vis de Dieu (prières) et vis-à-vis des hommes (parents, famille, etc.), et il faudra veiller à respecter les règles islamiques en le pratiquant (minimum à révêtir, interdiction de se courber devant autre que Dieu, interdiction du qimâr, etc.). Pour Internet, c'est la même chose : on ne peut pas lui donner son cœur et tout son temps libre, et on ne peut pas non plus l'utiliser sans tenir compte du cadre éthique musulman à propos de la pudeur, du respect des autres, etc.

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Comment les Compagnons du Prophète avaient compris les choses :

Les Compagnons avaient compris les choses de cette façon même. Omar ibn ul-Khattâb (que Dieu l'agrée) disait après avoir embrassé la Pierre Noire (qui se trouve dans l'un des coins de la Kaaba, à la Mecque) : "Je t'embrasse alors que tu n'es qu'une pierre. Si je n'avais pas vu le Prophète t'embrasser, je ne l'aurais pas fait. Mais j'ai vu le Prophète le faire" (Muslim, 1270, voir aussi al-Bukhârî, 1532). Embrasser la Pierre Noire fait en effet partie des actes recommandés lors du pèlerinage. Ceci relève du domaine purement cultuel ('ibâdât), et on s'en tient donc à ce qu'a fait le Prophète.

Au contraire du domaine de la vie quotidienne ('âdât), où il n'y a pas besoin d'un texte pour permettre mais pour instaurer des limites et des orientations. Voyez plutôt… Un autre Compagnon, Jâbir ibn Abdillah, raconte : "Nous pratiquions le coït interrompu pendant la période où le Coran était en train d'être révélé [au Prophète, c'est-à-dire pendant la vie de celui-ci]. Si cela était interdit, le Coran nous l'aurait interdit" (Muslim, 1440). Cette dernière phrase montre bien que, dans ce domaine de la vie quotidienne ('âdât), ce au sujet de quoi le Coran et son nécessaire complément, la Sunna, ne donnent aucun directive et ne présentent aucun principe pouvant être appliqué par analogie reste permis.

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Ecrits de ulémas sur le sujet :

Ash-Shâtibî écrit dans son livre Al-I'tissâm : "Le principe en ce qui concerne les 'ibâdât n'est pas – contrairement au cas des 'âdât – que ce qui n'est pas mentionné dans les textes ("maskût 'anh") est comme ce qui est [explicitement] autorisé. (...) Par tout cela on sait que l'objectif du législateur est qu'il n'a confié rien de ce qui relève des ta'abbudât à l'avis des hommes. Il n'y a alors qu'à s'en tenir à ce qu'il a fixé ; rajouter quelque chose est une innovation religieuse ("bid'a")..." (Al-I'tissâm 2/135). "Ainsi, les purifications rituelles, les prières, les jeûnes, le pèlerinage : la totalité [de ce qui constitue ces actions] est ta'abbudî. Et la vente, le mariage, l'achat, le divorce, les locations, les sanctions : sont totalement 'âdî (...), et il s'y trouve nécessairement du ta'abbud [aussi], vu que cela est nuancé par des règles ("umûr shar'iyya"), à propos desquelles le responsable [= l'homme] n'a pas eu le choix [de leur élaboration], qu'il s'agisse d'obligation ou de recommandation" (Al-I'tissâm 2/79-80).

Ibn Taymiyya écrit pour sa part : "Les activités humaines, qu'elles soient paroles ou actions, sont de deux catégories : les actes relevant des 'ibâdât (…) et les actes relevant des 'âdât (…). Par induction des principes des sources musulmanes, nous savons que les actes relevant des ibâdât, qu'ils soient obligatoires ou recommandés, ne peuvent être établis que par les sources. Mais en ce qui concerne les actes relevant des 'âdât, il s'agit de ce que les hommes on pris l'habitude de faire dans leurs affaires du monde, de ce dont ils ont besoin. Et la règle est ici la permission : on ne peut donc interdire que ce que Dieu a interdit. Ceci car rendre obligatoire ou interdit relève de la législation de Dieu [et l'acceptation de celle-ci constitue l'adoration de Dieu] ; or la façon d'adorer Dieu doit avoir été enseignée par Dieu. Dès lors, ce à propos de quoi Dieu n'a rien enseigné, comment pourrait-on dire que cela est interdit ?
C'est pourquoi Ahmad et d'autres juristes parmi les ahl ul-hadîth disaient : "La règle pour ce qui relève des 'ibâdât est de s'en tenir à ce qui a été spécifié dans les sources, et seul ce que Dieu a spécifié est légal ("yushra'u"). (…) Et la règle pour ce qui appartient au domaine des 'âdât est la permission, et on ne peut interdire que ce que Dieu a interdit. (…)."
Ceci est un principe important. Nous dirons donc : A propos de la vente, les dons, les locations, et autres actions dont les hommes ont besoin pour vivre – comme manger, boire et s'habiller –, les sources musulmanes ont énoncé d'excellents principes : elles ont interdit ce qui est mauvais, rendu obligatoire ce qui est nécessaire, déconseillé ce qui ne convient pas et recommandé ce qui est convenable : tout ceci s'applique aux types d'actes relevant des 'adât comme à leurs quantités et leurs qualités. Dès lors, les hommes peuvent vendre et louer selon les moyens qu’ils veulent, comme ils peuvent manger de la façon qu'ils veulent, dès qu’ils respectent ces principes – ce qui est interdit, ce qui est déconseillé, ce qui est recommandé [et ce qui est obligatoire]. Et quand les sources n'ont rien fixé, cela reste dans le cadre de la permission originelle"
(Al-Qawâ'ïd un-nûrâniyya al-fiqhiyya, pp. 134-135).

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Conclusion :

Dans le domaine de ce qui n'est pas purement cultuel, on peut donc faire ce que le Prophète n'a pas fait dès lors que l'on respecte les principes laissés par le Prophète : les limites (matérialisées par ce qui est "interdit" et "déconseillé") et les orientations (mises en valeur par ce qui est "obligatoire" et "recommandé").

En fait, dans le domaine de ce qui n'est pas purement cultuel, on peut non seulement faire ce que le Prophète n'a pas fait, mais on peut même faire les choses différemment de la façon dont il les a faites. Pour plus de détails, lire mon article : De ce que le Prophète a fait : sunna ta'abbudiyya et sunna 'âdiyya.

Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).

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