Ce qui constitue réellement la cause de révélation du verset (ou de tout le passage), le connaître nuance parfois la portée de ce verset. Est-ce toujours le cas ? Est-il systématiquement nécessaire de connaître la cause de révélation de chaque verset ? (3/4)

Certains versets ont été révélés suite à un événement particulier : c'est ce qu'on appelle "la cause de révélation du verset" (sabab un-nuzûl). Il s'agit de l'événement de l'époque du Prophète ou bien de la question qui lui a été posée, et qui fait que Dieu a parlé et a révélé tel passage pour y apporter une réponse.

As-Suyûtî cite un savant qui le rappelle : il est des versets que Dieu a révélés sans qu'ils constituent une réponse à un événement particulier s'étant déroulé à l'époque du Prophète ("qismun nazala-b'tidâ'an" : Al-Itqân p. 92). L'exemple le plus évident en est bien entendu la première révélation que le Prophète ait reçu : "Lis au nom de ton Seigneur qui a créé" (Coran 96/1).

Cependant, il est, parallèlement, d'autres versets que Dieu a révélés suite à un événement s'étant déroulé à l'époque du Prophète ("qismun nazala 'aqiba wâqi'atin aw suwâl" : Al-Itqân p. 92). Les recueils de hadîths et de propos des Compagnons et de leurs élèves relatent ainsi un certain nombre d'événements qui ont été la cause de la révélation de tel et tel versets. Pour exprimer cet événement, on relate l'événement puis on dit : "فنزلت", "Le verset suivant fut alors révélé" ; ou on dit : "فأنزل الله", "Dieu révéla alors le verset suivant".

Cette formule "فنزلت" / "فأنزل الله" exprime donc parfois la cause réelle de la révélation d'un verset.

Mais en fait, il y a ici 2 cas de figure. Et c'est le premier d'entre eux (le cas de figure 1.1) qui nous concerne dans le présent article...

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Cas général 1.1) "فنزلت" (ou "فأنزل الله") désigne réellement l'événement du temps du Prophète (sur lui soit la paix) qui a entraîné la révélation :

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--- Cas de figure 1.1.1) "فنزلت" désigne réellement l'événement du temps du Prophète qui a entraîné la révélation. Cependant, d'une part, le texte du verset est général et, d'autre part, la compréhension correcte du verset ne dépend pas de la connaissance de cette cause de sa révélation :

----- Le verset "du li'ân" (Coran 24/6) fut révélé suite à la venue de Hilâl ibn Umayya venu porter son cas concret auprès du Prophète : on lit alors que le Prophète avait décidé autre chose, mais qu'ensuite "fa nazala Jibrîlu wa anzala 'alayh" (suivent les versets) (rapporté par al-Bukhârî, 4470).

Il se peut aussi que les versets aient été révélés suite à la question posée de façon générale par 'Uwaymir al-'ajalânî puis à celle posée de façon concrète par Hilâl (voir Fat'h ul-bârî 8/571-572, 9/557).

Toujours est-il que le verset offre explicitement une règle générale ("Et ceux qui…"), et que deux points sont ici à noter :
------- d'une part la règle n'est pas restreinte aux cas de Hilâl et de 'Uwaymir ;
------- d'autre part, étant donné que le verset ne fait aucune allusion au fait qu'il a été révélé suite à un événement s'étant déroulé à l'époque du Prophète (une, ou bien deux questions), sa compréhension ne repose pas non plus sur la connaissance de cet événement (contrairement au cas des versets 58/1, ou encore 4/176, cités plus haut).

----- La phrase de la "fid'ya" : "فَمَن كَانَ مِنكُم مَّرِيضاً أَوْ بِهِ أَذًى مِّن رَّأْسِهِ فَفِدْيَةٌ مِّن صِيَامٍ أَوْ صَدَقَةٍ أَوْ نُسُكٍ", au sein du verset 2/196 peut elle aussi être citée ici. Cette phrase fut révélée suite au cas de Ka'b ibn 'Ujra, mais d'une part la règle est générale, et d'autre part le verset ne fait aucune allusion à cet événement avec Ka'b ibn 'Ujra : "عن عبد الله بن معقل، قال: جلست إلى كعب بن عجرة رضي الله عنه، فسألته عن الفدية، فقال: نزلت فيّ خاصة، وهي لكم عامة" (al-Bukhârî, 1721).

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--- Cas de figure 1.1.2) "فنزلت" désigne réellement l'événement du temps du Prophète qui a entraîné la révélation. Et il est nécessaire de connaître cette circonstance de révélation pour comprendre le sens véritable du verset :

Ibn Taymiyya écrit :
"ومعرفة "سبب النزول" يعين على فهم الآية؛ فإن العلم بالسبب يورث العلم بالمسبب. ولهذا كان أصح قولي الفقهاء أنه إذا لم يعرف ما نواه الحالف، رجع إلى سبب يمينه وما هيجها وأثارها" : "La connaissance de la circonstance de révélation aide à comprendre le sens du verset. Car connaître la cause entraîne la connaissance de ce que cela a entraîné..."" (Majmû' ul-fatâwâ 13/339).

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------ Cas de figure 1.1.2.1) Cela est nécessaire car il s'agit d'un événement du temps du Prophète suite auquel a été révélé le verset, et ce dernier y fait allusion au point que, à lire son texte, on éprouve naturellement la curiosité de connaître les détails de ce qu'il évoque :

- "Dieu a entendu le propos de celle qui discutait avec toi au sujet de son mari et qui se plaignait à Dieu. Et Dieu entendait votre conversation. Dieu est Audient, Voyant" (Coran 58/1). A la lecture de ce verset, et bien que la règle qui est communiquée suite à cet événement soit d'ordre général (nous l'avons déjà dit plus haut), on éprouve naturellement le désir de connaître à quoi il fait allusion. Qui est cette femme qui discutait avec le Prophète au sujet de son mari et se plaignait à Dieu ?
Le verset n'en dit rien. Mais le récit de Aïcha nous renseigne à ce sujet : elle relate qu'il s'agit de Khawla bint Tha'laba et que, suite au fait qu'elle était venue se plaindre auprès du Prophète, "فأنزل الله : "Dieu a entendu le propos de celle qui discutait avec toi au sujet de son mari et qui se plaignait à Dieu. Et Dieu entendait votre conversation"" (an-Nassâ'ï, 3460). Une autre fois, Aïcha a dit que la dame était venue se plaindre du fait que son mari lui avait dit : "Tu es pour moi comme le dos de ma mère", puis Aïcha d'ajouter : "hattâ nazala Jibrâ'ïlu bi hâ'ulâ'i-l-âyât" (suit le verset) (Ibn Mâja, 2063).

- "Ceux qui sont les auteurs de la calomnie sont un groupe d'entre vous" (Coran 24/11, ainsi que tout le passage qui suit). De quelle calomnie s'agit-il ?
Il faut se référer à ce que Aïcha a rapporté sur le sujet pour le découvrir : c'est elle qui avait été calomniée. Relatant ce qui s'était passé et qui a entraîné la révélation des versets en question, elle dit : "وأنزل الله" (rapporté par al-Bukhârî, 4473).

- "Et ils te questionnent au sujet des orphelins. Dis : "Arranger (les choses) est mieux pour eux. Et si vous mélangez (leurs biens), ce sont vos frères" (Coran 2/220). Qu'est-ce que cela veut dire ?
L'explication figure dans le contexte de révélation : "عن ابن عباس، قال: لما أنزل الله عز وجل: {ولا تقربوا مال اليتيم إلا بالتي هي أحسن}  و{إن الذين يأكلون أموال اليتامى ظلما} الآية، انطلق من كان عنده يتيم فعزل طعامه من طعامه وشرابه من شرابه، فجعل يفضل من طعامه فيحبس له حتى يأكله أو يفسد. فاشتد ذلك عليهم، فذكروا ذلك لرسول الله صلى الله عليه وسلم. فأنزل الله عز وجل: {ويسألونك عن اليتامى قل إصلاح لهم خير وإن تخالطوهم فإخوانكم}، فخلطوا طعامهم بطعامه وشرابهم بشرابه"" (Abû Dâoûd, 2871).

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------ Cas de figure 1.1.2.2) Cela est nécessaire car la compréhension même du texte est quasi-impossible sans la connaissance de l'événement auquel il fait allusion :

- "Comment te demandent-ils d'être arbitre alors qu'ils ont auprès d'eux la Torah, dans laquelle se trouve le jugement de Dieu, puis se détournent après cela ?" (Coran 5/43). Ici encore, considérer le texte tel quel pose un problème de compréhension, car il signifierait qu'aux Gens du Livre vivant à Médine il n'était pas demandé d'apporter foi en Muhammad (sur lui soit la paix) comme étant le dernier prophète de Dieu, et en le Coran et la Sunna comme sources de normes et de lois, puisqu'ils disposaient de la Torah "dans laquelle se trouve le jugement de Dieu". Or il faut, pour comprendre le sens véritable de ce verset, prendre connaissance de l'événement auquel il renvoie. Et le récit que Ibn Abbâs en fait contient la formule "fa nazalat". Lire l'article que nous consacrons au commentaire de ce verset.

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------ Cas de figure 1.1.2.3) Cela est nécessaire car le texte du verset a une formulation générale (inconditionnelle) alors que ce qu'il concerne réellement est plus restreint (lié à des circonstances précises) : il ne concerne que le cas précis de la cause ayant entraîné sa révélation (ainsi que les cas qui lui sont semblables) ('aynu mâ nazalat fîhi, wa naw'uhû) :

Il ne faut alors pas se fonder sur la seule littéralité du texte, et généraliser ainsi la règle : il faut au contraire tenir compte de la cause de sa révélation, qui nuance la portée apparemment générale du texte.

- "Lorsque les mois d'interdiction [liée au délai de 4 mois] seront terminés, tuez les polythéistes là où vous les trouvez ; capturez-les, assiégez-les et guettez-les dans toute embuscade" (Coran 9/5). Considéré dans sa seule littéralité, il prendrait un sens général étonnant et effrayant (il s'agirait, pour le musulman, sitôt le délai des 4 mois écoulé, de tuer ou d'emprisonner tout polythéiste qu'il rencontrerait). En fait il est impératif de tenir compte du contexte de sa révélation : nous l'avons montré dans l'article que nous consacrons au commentaire de ce verset.

- "A ceux qui ont apporté foi et fait les bonnes actions, il n'y a pas de problème dans ce qu'ils ont consommé, pourvu qu'ils aient été pieux, aient apporté foi et aient fait les bonnes actions, puis qu'ils aient (continué à) être pieux, à avoir foi et à agir dans la perfection (ihsân). Dieu aime ceux qui agissent dans la perfection" (Coran 5/93). Durant le califat de Omar ibn ul-Khattâb, Qudâma ibn Maz’ûn pensa, se fondant sur la littéralité de ce verset 5/93, que pour les gens pieux (khawâss) la consommation de l'alcool n'était nullement interdite. De même, d'autres musulmans résidant en Syrie exprimèrent la même croyance à cause de la même erreur de compréhension (cf. Al-Mughnî 12/119-120, Fat'h ul-bârî 7/400, 12/85). Alors qu'en fait ce verset fut révélé, comme l'a rapporté Anas ibn Mâlik, quand, suite à l'interdiction de l'alcool, des musulmans s'interrogèrent sur ceux de leurs frères qui étaient morts avant l'interdiction, avec de l'alcool dans le ventre : qu'adviendrait-il d'eux ? Dieu fit alors descendre (فأنزل الله) ce verset (al-Bukhârî, 2332, 4344, Muslim, 1980). Ce verset voulait donc faire la négation de tout problème pour tous ceux qui avaient été pieux en évitant ce qui avait déjà été révélé. On voit encore ici le problème engendré par le fait de se référer à la seule littéralité de ce texte, sans se référer également au contexte de sa révélation.

- "Et celui qui ne juge pas selon ce que Dieu a révélé, de telles gens sont, eux, des incroyants (kâfirûn)" (Coran 5/44) pourrait laisser croire, si on ne se fonde que sur sa seule littéralité (zâhir ul-lafz), que tout musulman qui rend un jugement selon autre chose que ce que Dieu a révélé, celui-là est devenu kâfir bi kufrin akbar. Or, comme at-Tabarî l'a souligné, il faut se référer à la circonstance de révélation et ne généraliser ce que ce verset dit qu'aux personnes qui ont en commun avec celles au sujet de qui le verset avait été révélé : le reniement (un article est consacré au commentaire de ce verset 5/44).

Shâh Waliyyullâh évoque ce cas (que nous avons ici désigné "1.1.2.3") comme constituant la "تعريض", "l'allusion" (Al-Fawz ul-kabîr fî ussûl it-tafsîr, p. 84).

Au sujet de ce cas 1.1.2.3, lire nos 2 articles :
--- Le propos (حكم) communiqué dans un verset, faut-il l'appliquer à tout cas de figure correspondant à la simple lettre (ظاهر اللفظ) de ce verset ? Ou bien, pour généraliser l'application de ce propos à des cas de figure, faut-il prendre en considération la particularité de la cause de la révélation (خصوص سبب النزول) de ce verset ? ;
--- Quelques passages du Coran où ce qui est dit (hukm, حكم) au sujet d'une chose X (mahkûm 'alayh, محكوم عليه) est en réalité dû à la présence d'un principe motivant (manât /'illa) (مَناط/ عِلّة) dans la réalité de cette chose X. Ce qui fait que le propos (حكم) concerne en réalité un thème (mahkûm 'alayh, محكوم عليه) plus restreint (أَخَصّ) que ce que la littéralité du texte (ظاهر اللفظ) laissait croire (تخصيص).

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Cas général 1.2) La formule "فنزلت" n'a pas été utilisée dans le sens de ce qui désigne l'événement ayant entraîné la révélation du verset, mais dans un sens élargi :

Si cela s'est produit, c'est à cause de l'emploi très large que les ulémas des premières générations faisaient de cette formule.

Nous avons détaillé cela dans l'article : La formule "فأَنْزَلَ الله" / "فنزلَتْ" présente dans les âthâr désigne tantôt réellement la cause de la révélation, tantôt pas.

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Un écrit de Shâh Waliyyullâh relatif au cas 1.1.2 :

Shâh Waliyyullâh écrit : "[Parmi tous les événements présentés comme étant des causes de révélation de versets,] ce sont seulement les deux (catégories) suivantes que l'étudiant (en sciences de l'exégèse coranique) a le devoir de connaître :
– l'événement auquel le verset fait allusion et sans la connaissance duquel on ne peut pas comprendre l'allusion que fait le verset ;
– l'événement qui a entraîné la révélation du verset et qui restreint la généralité du verset ou qui, de façon générale, induit une nuance dans le sens apparent du verset, et sans la connaissance duquel il est impossible de comprendre l'objectif du verset"
(Ibid., p. 62).

Cela se rapporte donc au cas 1.1.2.

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Une autre formule :

Parfois on trouve aussi la formule : "نزلت في كذا", littéralement : "Ce verset fut révélé à propos de…", après laquelle l'événement en question est relaté. Cependant, cette formule "نزلت في كذا" peut signifier deux choses :
- soit l'événement de l'époque du Prophète et qui est présenté comme ayant entraîné la révélation du verset ; ceci revient à ce que nous traitons sur cette page ;
- soit l'événement qui est présenté comme celui auquel le verset fait allusion.
Cette dernière possibilité, nous l'avons traitée dans un autre article

Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).

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