Rechercher la bénédiction (tabarruk) par des choses touchées ou portées par des hommes pieux ou des ulémas, est-ce autorisé (mashrû') ?

Question (posée par un coreligionnaire réunionnais) :

Vos deux récents articles sur la tabarruk par d'un côté les mains, les cheveux, le reste de la boisson et les vêtements et objets utilisés par le Prophète [cliquez ici], et d'un autre côté les lieux foulés par le Prophète [cliquez ici] sont très intéressants. Une question cependant : est-ce qu'il existe le fait de faire la tabarruk par les mains, le reste de la boisson et les vêtements de pieux musulmans de la Umma ? J'entends certains frères prendre argument de manière inconditionnelle sur les textes relatifs à la tabarruk vis-à-vis du Prophète (sur lui soit la paix) pour justifier la tabarruk qu'ils font vis-à-vis d'hommes pieux ou de ulémas ? Je vous avoue que c'est quelque chose qui m'interpelle.

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Réponse :

La tabarruk par les hommes pieux (sâlihûn) et par les hommes de science islamique ('ulamâ' / ulémas) de la Umma, cela existe (mashrû'). Mais de quoi s'agit-il exactement ?

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A) La tabarruk par la fréquentation de ces hommes :

En d'autres termes, il s'agit de rechercher la bénédiction qu'apportent, pour son dîn à soi, le fait de côtoyer ces hommes et le fait d'écouter leurs conseils et leurs enseignements (dans la mesure où – par la guidance de Dieu – ces hommes ont modelé leur vie, leur intérieur et leur façon de raisonner et de penser de façon à ce qu'ils correspondent le plus possible aux enseignements du Coran et des Hadîths).

Abd ul-Karîm al-'Aql écrit : "Le 'ilm, sa bénédiction (baraka) et la façon correcte de l'acquérir se réalisent (lorsqu'il est reçu) des ulémas" (Maf'hûm ul-iftirâq, p. 48) (ceci a été expliqué en détail dans un autre article). Parlant de l'époque actuelle, il écrit qu'"il s'y trouve beaucoup de déviances, et ce malgré la quantité de 'ilm et la diffusion de celui-ci. Le fait est qu'il n'y a pas de bénédiction (baraka) dans ce ('ilm) pour ceux ou pour la plupart de ceux qui en sont porteurs : ce ('ilm) n'est pas utile (nâfi') pour ceux qui l'ont reçu. La raison en est que sa réception a été faite :
– soit à partir d'autre chose que ses sources originelles ;
– soit de la part d'autres que ceux qui en sont les porteurs.
C'est-à-dire :
– soit à partir d'autre chose que le Coran, les Hadîths, les Athâr et les écrits des référents (a'ïmma) de la guidance, que l'on suit dans le Dîn ;
– soit selon une autre voie (manhaj) que celle des gens du 'ilm et de la compréhension du Dîn.
La quantité des moyens de (diffusion du) 'ilm constitue certes un bienfait, mais fait du tort à beaucoup de gens quand ces gens se suffisent de ces (moyens) et ne prennent plus le 'ilm de ceux qui en sont les porteurs. Voilà le 'ilm qui n'est pas utile (lâ yanfa'), contre lequel le Prophète, que Dieu le bénisse et le salue, a demandé d'être protégé. La bénédiction (baraka) n'est présente que dans le 'ilm qui est reçu des ulémas ; c'est là le fondement qui constitue la voie des croyants. Quant au fait de prendre le 'ilm des moyens sans (le prendre également) des hommes, cela n'est que peu utile. C'est ce qui a engendré des déviances, des avis déviants par rapport à la Sunna, et la diffusion des phénomènes de la division dans le Dîn"
(p. 6).

Quant aux hommes pieux (sâlihûn), la bénédiction que l'on retire de leur fréquentation est due au fait que ce qui est fortement établi dans le cœur d'une personne, cela se dégage de cette personne ; l'homme qui fréquente beaucoup cette personne s'en trouve affecté. C'est bien pourquoi le Prophète a dit : "L'homme est sur le dîn de son ami intime. Que chacun considère donc celui qu'il prend comme ami intime" (Abû Dâoûd 4833, at-Tirmidhî 2379). C'est encore pourquoi il est demandé d'éviter les assemblées dont les personnes se moquent des enseignements de l'islam, sauf si c'est pour y répondre ou parce qu'on n'a pas le choix de les quitter (cliquez ici pour en savoir plus). Le Prophète a dit : "L'exemple de celui avec qui on s'assoit [ = que l'on fréquente] et qui est pieux (sâlih), et de celui avec qui on s'assoit et qui est de mal (sû'), est comme (l'exemple du) porteur de musc et (de) celui qui insuffle dans la forge : le porteur de musc, soit il t'en donne, soit tu en achètes de lui, soit tu ressens de lui une bonne odeur ; et celui qui insuffle dans la forge, soit il brûle tes vêtements, soit tu ressens de lui une mauvaise odeur" (al-Bukhârî, Muslim 2628). (Ceci a été expliqué en détail dans un autre article encore.)

Il s'agit aussi de bénéficier des invocations que ces hommes font pour tout le monde.

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B) Bénéficier des invocations que le sâlih et le 'âlim adressent à Dieu, ainsi que des bénédictions  que Dieu déverse sur eux :

Il y a ici ces 3 hadîths :

--- "Vous ne recevez l'aide (de Dieu) et votre subsistance que à cause de ceux d'entre vous qui sont faibles" : "عن مصعب بن سعد، قال: رأى سعد رضي الله عنه، أن له فضلا على من دونه، فقال النبي صلى الله عليه وسلم: "هل تنصرون وترزقون إلا بضعفائكم" (al-Bukhârî, 2739). "قوله "هل تنصرون وترزقون إلا بضعفائكم": في رواية النسائي: "إنما نصر الله هذه الأمة بضعفتهم، بدعواتهم وصلاتهم وإخلاصهم". وله شاهد من حديث أبي الدرداء عند أحمد والنسائي بلفظ "إنما تنصرون وترزقون بضعفائكم" (Fat'h ul-bârî, 6/109). "عن مصعب بن سعد، عن أبيه، أنه ظن أن له فضلا على من دونه من أصحاب النبي صلى الله عليه وسلم، فقال نبي الله صلى الله عليه وسلم: "إنما ينصر الله هذه الأمة بضعيفها، بدعوتهم وصلاتهم وإخلاصهم" (an-Nassâ'ï, 3178). "قال ابن بطال: تأويل الحديث أن الضعفاء أشد إخلاصا في الدعاء وأكثر خشوعا في العبادة لخلاء قلوبهم عن التعلق بزخرف الدنيا" (Fat'h ul-bârî, 6/109).
"وقال المهلب: أراد صلى الله عليه وسلم بذلك حض سعد على التواضع ونفي الزهو على غيره وترك احتقار المسلم في كل حالة. وقد روى عبد الرزاق من طريق مكحول في قصة سعد هذه زيادة مع إرسالها فقال قال سعد: "يا رسول الله أرأيت رجلا يكون حامية القوم ويدفع عن أصحابه؛ أيكون نصيبه كنصيب غيره؟" فذكر الحديث. وعلى هذا فالمراد بالفضل إرادة الزيادة من الغنيمة؛ فأعلمه صلى الله عليه وسلم أن سهام المقاتلة سواء؛ فإن كان القوي يترجح بفضل شجاعته فإن الضعيف يترجح بفضل دعائه وإخلاصه" (Fat'h ul-bârî, 6/109).

--- Deux frères vivaient à l'époque du Prophète (sur lui soit la paix), l'un d'eux allant travailler pour obtenir leur gagne-pain à tous les deux, tandis que l'autre se rendait auprès du Prophète (pour apprendre le Dîn). Celui qui travaillait vint se plaindre de son frère auprès du Prophète [disant qu'il ne participait pas à l'acquisition de leur gagne-pain]. Le Prophète lui répondit : "Peut-être que tu reçois la subsistance à cause de lui" : "عن أنس بن مالك، قال: كان أخوان على عهد النبي صلى الله عليه وسلم فكان أحدهما يأتي النبي صلى الله عليه وسلم والآخر يحترف، فشكا المحترف أخاه إلى النبي صلى الله عليه وسلم فقال: "لعلك ترزق به". هذا حديث حسن صحيح" (at-Tirmidhî, 2345). "قوله (كان أخوان) أي اثنان من الإخوان (على عهد رسول الله صلى الله عليه وسلم) أي في زمنه، فكان أحدهما يأتي النبي صلى الله عليه وسلم أي لطلب العلم والمعرفة (والآخر يحترف) أي يكتسب أسباب المعيشة، فكأنهما كانا يأكلان معا (فشكا المحترف) أي في عدم مساعدة أخيه إياه في حرفته وفي كسب اخر لمعيشته، فقال: (لعلك ترزق به) بصيغة المجهول، أي أرجو وأخاف أنك مرزوق ببركته، لا أنه مرزوق بحرفتك، فلا تمنن عليه بصنعتك. قال الطيبي: ومعنى لعل في قوله "لعلك" يجوز أن يرجع إلى رسول الله صلى الله عليه وسلم فيفيد القطع والتوبيخ كما ورد "فهل ترزقون إلا بضعفائكم"؛ وأن يرجع المخاطب ليبعثه على التفكر والتأمل فينتصف من نفسه انتهى" (Tuhfat ul-ahwadhî).

--- "Viendra une époque où des groupes de gens partis combattre diront : "Y a-t-il parmi vous des gens qui sont restés en compagnie du Prophète ? – Oui". Ils combattront alors et seront victorieux. Puis viendra une époque où des groupes de gens partis combattre diront : "Y a-t-il parmi vous des gens qui sont restés en compagnie des Compagnons du Prophète ? – Oui". Ils combattront alors et seront victorieux. Puis viendra une époque où des groupes de gens partis combattre diront : "Y a-t-il parmi vous des gens qui sont restés en compagnie de ceux qui sont restés en compagnie des Compagnons du Prophète ? – Oui". Ils combattront alors et seront victorieux" : "عن أبي سعيد الخدري رضي الله عنهم، عن النبي صلى الله عليه وسلم، قال: "يأتي زمان يغزو فئام من الناس، فيقال: فيكم من صحب النبي صلى الله عليه وسلم؟ فيقال: نعم، فيفتح عليه. ثم يأتي زمان، فيقال: فيكم من صحب أصحاب النبي صلى الله عليه وسلم؟ فيقال: نعم، فيفتح. ثم يأتي زمان فيقال: فيكم من صحب صاحب أصحاب النبي صلى الله عليه وسلم؟ فيقال: نعم، فيفتح" (al-Bukhârî 3449, Muslim 2532).
"قال ابن بطال: هو كقوله في الحديث الآخر "خيركم قرني ثم الذين يلونهم ثم الذين يلونهم"؛ لأنه يفتح للصحابة لفضلهم ثم للتابعين لفضلهم ثم لتابعيهم لفضلهم" (Fat'h ul-bârî, 6/109).

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C) Et qu'en est-il de la tabarruk par l'imposition des mains de ces personnages (sâlihûn ou ulémas), leur souffle, par l'absorption du reste de leur repas ou de leur boisson, par leurs vêtements  : cela existe-t-il ?

Cela fait l'objet d'une divergence entre les ulémas :
certains ulémas pensent que cela est également institué, comme cela l'est par rapport au Prophète ; an-Nawawî et Ibn Hajar sont de cet avis (qui a lu Shar'h Muslim et Fat'h ul-bârî sait qu'ils y ont écrit : "Wa fîhi : at-tabarruk bi âthâr is-sâlihîn") ;
d'autres ulémas (dont ash-Shâtibî) disent que cela n'est pas institué par rapport aux hommes pieux ou aux ulémas de la Oumma, mais seulement par rapport au Prophète.

Je suis du second avis.

Ash-Shâtibî a évoqué qu'il existe une divergence sur le sujet.

Puis il a écrit qu'il s'agit d'une bid'a idhâfiyya. Il présente cela comme un troisième exemple des cas où il y a divergence et où les deux avis sont fondés, mais où c'est de façon claire que l'on peut distinguer que c'est l'avis qui considère l'action comme étant bid'a qui est l'avis correct (lire notre classification des divergences ici). (L'autre avis est une khata', mais pas de niveau dhalâl : cliquez ici).

Ash-Shâtibî cite d'abord des récits montrant des Compagnons pratiquant la tabarruk avec des éléments liés à la personne du Prophète.

Puis il écrit :

"Ce qui paraît au premier abord en cela voudrait que la [tabarruk] soit autorisée (mashrû') au sujet de celui dont il est établi qu'il est pieux et suit la Sunna du Messager de Dieu – que Dieu le bénisse et le salue (…).

Mais un principe certain en son contenu (…) s'oppose à nous à ce sujet.
C'est que, après son décès – que la paix soit sur lui –, rien de cela [le tabarruk] ne s'est produit de la part de l'un des Compagnons – que Dieu soit satisfait d'eux – vis-à-vis de qui lui a succédé [= a succédé au Prophète, c'est-à-dire le calife]. Car le Prophète – que Dieu le bénisse et le salue – n'a pas laissé après lui, dans sa Umma, meilleur que Abû Bakr le Véridique – que Dieu soit satisfait de lui – ; il fut alors son calife. Or rien de cela n'a été fait vis-à-vis de lui, ni vis-à-vis de Omar – que Dieu soit satisfait d'eux – alors qu'il était le meilleur de la Umma après [Abû Bakr]. Puis, ainsi (fut-il quant à) 'Uthmân, puis 'Alî, puis le reste des Compagnons dont il n'y avait personne qui soit meilleur qu'eux dans la Umma. Puis il n'a pas été établi par une voie authentique, reconnue, à propos de l'un de ces (Compagnons) que quelqu'un ait pratiqué le tabarruk vis-à-vis de lui d'une quelconque de ces façons [susmentionnées] ou d'une façon comparable. (Les musulmans) se sont contentés à leur sujet de les suivre dans les actions, les paroles et les comportements dans lesquels eux-mêmes suivaient le Prophète – que Dieu le bénisse et le salue.
Il y a donc un consensus de leur part quant au fait de délaisser ces choses"
(Al-Itissâm, tome 2 pp. 7-9).

Ash-Shâtibî écrit ensuite qu'il peut y avoir deux raisons à cela :
soit les Compagnons savaient que cela relève des particularités du Prophète ;
soit ils savaient que cela est défendu par mesure de précaution (Ibid. tome 2 pp. 9-10) ; ash-Shâtibî affirme que quand on voit les dérapages et les déviances que l'exagération à propos des hommes pieux a entraînées, cette mesure de précaution se comprend tout à fait (Ibid.).

Alors il y a certes ce verset, parlant de l'arche des fils d'Israël : "... il s'y trouve une sakîna venant de votre Pourvoyeur, et quelque chose restant de ce que "Âlû Mûssâ" et "Âlû Hârûn" ont laissé" (Coran 2/247). Cependant "Âlû Mûssâ" et "Âlû Hârûn" désignent ici : "Moïse" et "Aaron" eux-mêmes (sur eux soit la paix) (Zâd ul-massîr, commentaire de ce verset ; on y lira aussi différents commentaires de ce en quoi consiste la sakîna mentionnée dans ce verset, ainsi que ce en quoi consiste ce "quelque chose restant" ; voir aussi Tafsîr Ibn Kathîr pour ces éléments).

Parfois l'élève boit dans le même récipient que celui où son professeur a bu : si cela est fait avec une perception de tabarruk, alors cela n'est pas institué, selon l'avis suscité ; par contre, si cela est fait seulement par affection (mahabba), alors il n'y a pas de problème (il ne faut cependant pas que sa perception change, passant de la seule affection à la croyance de bénédiction).

Quant à la tabarruk par le lieu où, dans sa demeure, un homme pieux accomplissait par exemple ses prières facultatives, elle n'est a fortiori pas autorisée, vu que la tabarruk par le lieu n'est pas autorisée même dans le cas du Prophète (cliquez ici).

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D) Quant au fait de demander à une personne de faire une ruqya par la récitation d'un verset et par le fait de souffler ensuite sur soi, cela n'est pas de la tabarruk par le souffle de cette personne, mais par le Coran ; c'est aussi une demande d'invocation qu'on adresse à cette personne :

Le Prophète avait l'habitude de récitait les trois dernières sourates du Coran, puis de souffler dans ses deux mains et de les passer sur son corps : il le faisait avant de s'endormir, le soir (al-Bukhârî 4730) ; quand il tombait malade, il faisait de même avec les sourates protectrices [ = les mêmes trois sourates, ou bien les deux dernières sourates du Coran ] ; quand il devint très malade à la fin de sa vie terrestre, ce fut Aïcha qui récita ces sourates, puis passa la main bénie du Prophète sur son corps à lui (al-Bukhârî 4728) ; d'après une version, ce fut le Prophète lui-même qui demanda à son épouse de réciter ces sourates (al-Bukhârî 5416).

Il est évident ici qu'il ne s'est pas agi, pour le Prophète, de retirer la baraka dunyawiyya du souffle de Aïcha, mais de retirer la baraka dunyawiyya que recèle la récitation de ces sourates coraniques, baraka reçue par le biais du souffle de la personne qui a fait cette récitation.

Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).

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