Al-Hijra : L'émigration : intérieure et extérieure

"Hijra", "émigration" en arabe, est dérivé de "ha-ja-ra", qui signifie en fait  "délaisser" (FB 1/21). "Muhâjir" signifie en fait "hâjir" (FB 1/75).

La "hijra" concerne le musulman à un niveau intérieur autant qu'à un niveau extérieur (FB 1/75), et, à chacun de ces niveaux, selon des modes pluriels.

-

A) Un mouvement que le musulman produit aussi bien en son for intérieur qu'en tant qu'action extérieure :

1) A un premier niveau, le musulman fait un effort sur lui-même pour se défaire des mauvaises croyances et/ou actions qu'il faisait auparavant.
Il s'agit d'une "émigration" (MF 18/284), et ce dans la mesure où il "délaisse" une mauvaise conception ou une mauvaise habitude pour adopter la bonne.

-
2) A un niveau plus intérieur encore, le musulman fait également un effort sur lui-même pour ne pas donner suite aux penchants vers les considérations et actions mauvaises, qui traversent son for intérieur.
Il s'agit également d'une "émigration" (FB 1/75), d'un "délaissement".

Ces deux premiers degrés d'émigration sont évoqués dans le hadîth du Prophète (sur lui soit la paix) qui dit : "(...) Et l'émigré est celui qui a délaissé ce que Dieu a interdit" : "عن عبد الله بن عمرو رضي الله عنهما، عن النبي صلى الله عليه وسلم قال: "المسلم من سلم المسلمون من لسانه ويده. والمهاجر من هجر ما نهى الله عنه" (al-Bukhârî, 10) ; "(...) Et l'émigré est celui qui a délaissé les fautes morales et les péchés" : "عن فضالة بن عبيد، أن النبي صلى الله عليه وسلم، قال: "المؤمن من أمنه الناس على أموالهم وأنفسهم. والمهاجر من هجر الخطايا والذنوب" (Ibn Mâja, 3934).

-
3) A un troisième degré, le musulman est tenu de délaisser une assemblée dont il sait qu'elle comporte l'action interdite. Dès lors, délaisser ce genre d'assemblée est une "émigration", que le musulman pratique du lieu dédié à l'action interdite, vers le lieu différent (MF 28/204 : "Wa hâdha-l-hajru min jinsi hajr il-insâni nafsahû 'an fi'l il-munkarât").

Dieu dit : "وَقَدْ نَزَّلَ عَلَيْكُمْ فِي الْكِتَابِ أَنْ إِذَا سَمِعْتُمْ آيَاتِ اللّهِ يُكَفَرُ بِهَا وَيُسْتَهْزَأُ بِهَا فَلاَ تَقْعُدُواْ مَعَهُمْ حَتَّى يَخُوضُواْ فِي حَدِيثٍ غَيْرِهِ إِنَّكُمْ إِذًا مِّثْلُهُمْ" : "Et Il a déjà fait descendre sur vous dans le Livre (l'ordre disant) que lorsque vous entendez les versets de Dieu être reniés et raillés, alors ne vous asseyez pas avec ces gens jusqu'à ce qu'ils entreprennent une autre conversation. Sinon vous serez comme eux" (Coran 4/140). "وَإِذَا رَأَيْتَ الَّذِينَ يَخُوضُونَ فِي آيَاتِنَا فَأَعْرِضْ عَنْهُمْ حَتَّى يَخُوضُواْ فِي حَدِيثٍ غَيْرِهِ وَإِمَّا يُنسِيَنَّكَ الشَّيْطَانُ فَلاَ تَقْعُدْ بَعْدَ الذِّكْرَى مَعَ الْقَوْمِ الظَّالِمِينَ" : "Et quand tu vois ceux qui pataugent dans des discussions à propos de Nos versets [= s'en moquent], éloigne-toi d'eux jusqu'à ce qu'ils entament une autre discussion. Et si le Diable te fait oublier [de t'éloigner d'eux et que par oubli tu assistes à leur propos], alors dès que tu te rappelles, ne reste pas avec ces injustes" (Coran 6/68).
Le Prophète (sur lui la paix) a dit : "Celui qui croit en Dieu et au jour dernier, qu'il ne s'assoie pas à une table sur laquelle on est en train de boire de l'alcool" : "عن جابر قال: قال رسول الله صلى الله عليه وسلم: "من كان يؤمن بالله واليوم الآخر، فلا يقعد على مائدة يشرب عليها الخمر" (ad-Dârimî 2137 ; Ahmad 14651, at-Tirmidhî 2801 : tout cela par la relation de Jâbir) (le même propos est rapporté par la relation de Omar ibn ul-Khattâb : Ahmad, 125 ; et par celle de Abdullâh ibn Omar : Abû Dâoûd, 3774-3775).

Al-Qurtubî écrit, en commentaire du verset 4/140 :
"
أي إذا سمعتم الكفر والاستهزاء بآيات الله، فأوقع السماع على الآيات، والمراد سماع الكفر والاستهزاء، كما تقول: سمعت عبد الله يلام، أي سمعت اللوم في عبد الله. قوله تعالى: (فلا تقعدوا معهم حتى يخوضوا في حديث غيره) أي غير الكفر. (إنكم إذا مثلهم) فدل بهذا على وجوب اجتناب أصحاب المعاصي إذا ظهر منهم منكر، لأن من لم يجتنبهم فقد رضي فعلهم، والرضا بالكفر كفر، قال الله عز وجل: (إنكم إذا مثلهم). فكل من جلس في مجلس معصية ولم ينكر عليهم يكون معهم في الوزر سواء، وينبغي أن ينكر عليهم إذا تكلموا بالمعصية وعملوا بها، فإن لم يقدر على النكير عليهم فينبغي أن يقوم عنهم حتى لا يكون من أهل هذه الآية. وقد روي عن عمر بن عبد العزيز [رضي الله عنه] أنه أخذ قوما يشربون الخمر، فقيل له عن أحد الحاضرين: إنه صائم، فحمل عليه الأدب وقرأ هذه الآية (إنكم إذا مثلهم) أي إن الرضا بالمعصية معصية، ولهذا يؤاخذ الفاعل والراضي بعقوبة المعاصي حتى يهلكوا بأجمعهم. وهذه المماثلة ليست في جميع الصفات، ولكنه إلزام شبه بحكم الظاهر من المقارنة، كما قال: فكل قرين بالمقارن يقتدي وقد تقدم. وإذا ثبت تجنب أصحاب المعاصي كما بينا فتجنب أهل البدع والأهواء أولى" (Tafsîr ul-Qurtubî, 5/268).
Le propos de Ibn Taymiyya est plus nuancé que celui de al-Qurtubî, dans la mesure où il autorise une exception ; il écrit : "Il n'est pas permis à quelqu'un d'être présent en des lieux où il assiste à des actions interdites, alors qu'il ne peut pas inviter à les délaisser, sauf pour une raison valable, comme le fait qu'il y ait là-bas quelque chose dont il a besoin pour la maslaha de son dîn ou de son dunyâ et pour lequel il a besoin d'y assister, ou qu'il y soit contraint (muk'rah) ; par contre, y assister pour le simple divertissement" n'est pas autorisé (MF 28/239 ; voir également p. 221) ; "Ceci signifie qu'il ne doit pas assister aux actes de mal sans besoin ("hâja"), comme (le fait) qu'il s'assoirait auprès de gens qui boivent l'alcool (...)" (MF 28/204).

A la lecture de ces lignes de l'érudit damascain, j'ai pensé à deux autres cas :
--- Un homme ou une femme s'est converti(e) à l'islam alors que ses parents sont restés non-musulmans. Ceux-ci l'invitent à partager un repas qu'ils préparent en veillant à ce qu'aucun ingrédient illicite pour le musulman n'y soit mélangé. Le seul problème est qu'à table trône une bouteille d'alcool dont ces parents font, eux, une consommation personnelle au milieu du repas. Ce fils ou cette fille peut-il (elle) répondre à cette invitation et s'asseoir à cette table ? Au vu du principe énoncé par Ibn Taymiyya, la réponse est : "Oui". L'objectif de ce fils ou de cette fille est de contenter le cœur de ses parents en répondant à leur invitation, et c'est là un avantage reconnu comme tel par les sources, Dieu demandant au fils d'être de bonne compagnie pour ses parents même "s'ils veulent t'amener à Me donner des associés" : il s'agit alors ne pas obéir à cette demande mais à continuer à être de bonne compagnie envers eux (voir ce verset très connu du Coran). Or cet avantage passe par le fait de répondre à leur invitation, car ils se sentiraient vexés par un refus, alors que d'autre part il n'est pas toujours possible de leur dire sans les vexer – voire même les braquer – qu'un musulman ne peut s'asseoir à une table où l'alcool est consommé. J'ai demandé à un mufti réunionnais si ma pensée à ce sujet était correcte, il m'a répondu que oui.
--- Il y a aussi le musulman qui vit en pays non-musulman, qui ne peut avoir de travail en soi licite qu'avec difficulté, et dont l'activité professionnelle est en soi licite, mais à qui, un jour, son patron donne l'ordre d'assister à un cocktail destiné à des clients et, malgré sa requête, demeure inflexible : "Vous devez être là". Ce musulman y assistera alors. Bien entendu lui-même ne boira rien.

C'est également dans ce sens que se comprend cette parole du Prophète : "Lorsque le mal est commis sur terre, celui qui y assiste et le déteste [au fond de son cœur] est comme celui qui en était éloigné. Et celui qui en est éloigné (mais) est content de ce mal est comme celui qui y assiste" : "عن العرس ابن عميرة الكندي، عن النبي صلى الله عليه وسلم قال: "إذا عملت الخطيئة في الأرض، كان من شهدها فكرهها كان كمن غاب عنها؛ ومن غاب عنها فرضيها كان كمن شهدها" (Abû Dâoûd, 4345). Cet autre Hadîth montre bien, lui aussi, que l'idéal, requis de façon nécessaire, est qu'on ne soit pas présent dans les lieux où le mal est commis ouvertement. Fait exception le cas où on est amené à y assister par hâja, à cause d'une maslaha mu'tabara : il est alors autorisé d'être présent, mais il faut désapprouver en son cœur l'acte de mal commis ; on est alors considéré comme celui qui s'en était éloigné.
A l'inverse, l'homme qui agrée ce mal et souhaite assister à cette assemblée, celui-là est considéré comme s'il y assistait, même s'il était éloigné de ce lieu : le fait est que celui-là manque à l'émigration du cœur.

-
4) Enfin, à un quatrième degré, le musulman a l'obligation de faire son possible pour quitter la terre où il se trouvait jusqu'alors s'il ne peut plus y pratiquer ses obligations et s'y préserver des interdits.

-
Les émigrations des 3ème et 4ème degrés, qui sont des actions visibles et extérieures, procèdent en fait de l'émigration des 2nd et 1er degrés, lesquels sont des actions intérieures (cf. MF 18/284, 28/204). En effet, c'est parce qu'intérieurement il désire délaisser le mal que le musulman s'éloigne des assemblées où celui-ci est ouvertement pratiqué. De même, c'est parce qu'intérieurement il ressent le besoin de pratiquer ce qui est obligatoire et de se préserver de ce qui est interdit que le musulman fait son possible pour quitter le pays qui ne lui permet pas de le faire.

Ceci entraîne que, à l'inverse, mettre en œuvre le quatrième degré et émigrer d'un pays de kufr ne prend tout son sens que si, une fois parvenu en Dâr ul-islâm, le musulman met en œuvre les premier et second degrés ; c'est là un des sens du hadîth cité plus haut : "Et l'émigré est celui qui a délaissé ce que Dieu a interdit" (FB 1/76). Le terme "l'émigré" désigne ici celui qui mérite pleinement ce qualificatif eu égard au fait qu'il en a réalisé non pas seulement l'action d'émigrer spatialement mais la perfection obligatoire (al-kamâl al-wâjib) (MF 18/280-281).

Ibn Taymiyya a formulé cette réalité ainsi : ces émigrations – hijra – appartiennent à la catégorie générale ("jins") "délaissement de l'action mauvaise, par taqwâ" (MF 28/203-204, 211).
(A la différence du hajr consistant à ne plus adresser la parole à celui qui fait ouvertement le mal : ce hajr là relève d'une catégorie différente, astreinte à des règles différentes : la catégorie "nah'y 'an il-munkar".)

-

B) Pourquoi s'agit-il, en certaines circonstances, d'émigrer d'un lieu vers un autre (3ème, et surtout 4ème degrés suscités) ?

Le principe de base est qu'il s'agit de rechercher à s'installer dans le lieu où la situation favorise le fait d'avoir la foi et de faire le maximum de bonnes actions. "Et tout lieu où le serviteur est plus obéissant à Dieu, le fait qu'il y demeure est mieux" (MF 27/48).

Faut-il le rappeler, le musulman considère que l'objectif de sa vie sur terre est de développer la foi la plus complète possible et de pratiquer le mieux possible ce que Dieu veut de lui : "Quant à la valeur permanente en chaque temps et lieu, elle se trouve dans la foi et l'action pieuse" (MF 27/45). Dès lors, c'est le lieu qui aide le plus le musulman à accomplir cet objectif qui est le meilleur à ses yeux.

Or c'est la situation qui règne dans un lieu qui est déterminante à cet égard : "Les meilleurs de la création sont ceux qui sont les plus savants et les plus obéissants – en termes de science, d'état, de paroles et d'actes – à ce que (le Prophète) a apporté ; ce sont ceux qui ont le plus de taqwâ dans la création. Et tout lieu et action qui aide plus la personne quant à cet objectif, [demeurer en ce lieu et faire cette action] est mieux pour elle, même si pour une autre personne c'est autre chose qui est mieux" (MF 27/46). "Tout lieu où les causes sont (telles que l'homme y est) plus obéissant à Dieu et à Son Messager, plus à même de faire les bonnes actions et le bien, de sorte qu'il soit plus savant de cela, plus capable de le faire et plus actif à le faire, y demeurer est mieux que demeurer dans un lieu où la situation de l'[homme] en terme d'obéissance à Dieu et à Son Messager soit moindre. Ceci est le principe général. Car le plus honoré de la création auprès de Dieu est celui d'entre eux qui a le plus de taqwâ" (MF 27/39).

-

C) Comment déterminer quel lieu est tel qu'on pourra y être plus obéissant à Dieu ?

Il faut en fait distinguer pluiseurs cas et plusieurs niveaux...

C.A) Déjà, au cas où, dans un pays donné, un musulman ne peut ouvertement être musulman, ne peut pratiquer ses obligations et ne peut se préserver des interdits ("lâ yumkinuhû iz'hâru dînihî wa lâ tumkinuhû iqâmatu wâjibâti dînih" : Al-Mughnî 12/687), il a le devoir de faire ce qui est en son possible pour s'installer là où la situation est différente (nous l'avons exposé dans un autre article), vu qu'ici il ne peut être obéissant à Dieu au minimum requis. Même la cité de la Mecque n'a pas fait exception à cette règle, vu qu'il devint obligatoire pour les Compagnons qui le pouvaient d'en émigrer ; nous allons le voir ci-dessous.

C.B) Concernant maintenant les cas qui ne sont pas ainsi : Y a-t-il une terre où il est "permis" de s'installer mais une autre terre où s'installer serait "mieux" ?

Ce qui est établi c'est que, en soi, la meilleure terre qui soit pour chercher à s'y installer serait la terre de la Mecque, puisqu'elle est la terre la plus aimée de Dieu et qu'accomplir une prière dans la Mosquée al-Harâm qui se trouve autour de la Kaaba vaut cent mille prières faites ailleurs sur terre. Le Prophète n'a-t-il pas dit : "Si mon peuple ne m'avait pas (amené à) partir de toi, jamais je ne serais parti (de toi)" (at-Tirmidhî 3926, voir aussi 3925). Ensuite vient la terre de Médine. Puis Shâm. Puis le Yémen. (Lire notre article.)

Cependant, à cause de circonstances particulières (li 'âridh), il arrive qu'il soit préférable, voire obligatoire, pour un musulman de résider ailleurs que par exemple à la Mecque.

Ceci s'explique par le principe que l'on vient d'évoquer : il s'agit de rechercher à s'installer dans la terre où la situation favorise le fait d'avoir la foi et de faire le maximum de bonnes actions.

Or une première terre peut être en soi meilleure qu'une seconde, mais, à cause de certaines causes circonstancielles (li 'âridh) liées à la situation qui règne sur cette première terre, pour tout musulman résider dans la seconde est mieux qu'habiter dans la première. Ainsi, la Mecque est plus aimée par Dieu et Son Messager que toute autre terre, mais entre le moment où le Prophète avait dû en émigrer à cause de l'oppression que les idolâtres y faisaient régner et le moment où il la conquit, la Mecque était Dâr ul-khawf / Dâr ul-harb : la terre restait en soi la plus aimée de Dieu mais ses habitants y avaient fait régner une telle situation qu'il était obligatoire au musulman de chercher à en émigrer.

D'autres fois la cause circonstancielle est liée à cette terre, mais par rapport à une action particulière d'un musulman ou d'un groupe de musulmans particulier. Ainsi, [même après que la Mecque fut conquise et rendue au culte de Dieu,] continuer à résider à Médine était mieux pour le Prophète et ceux qui étaient avec lui que retourner habiter à la Mecque, eu égard au fait que Médine constituait leur lieu d'émigration (MF 18/282-283) : en fait cela était pour eux acte obligatoire (MF 27/45).

D'autres fois encore la cause circonstancielle est liée à cette terre, mais par rapport à une action qu'un musulman ou qu'un groupe de musulmans particulier pourrait y accomplir qu'il ne pourrait pas faire ailleurs (même à la Mecque). C'est ce qui explique que, après la conquête des terres voisines de la péninsule arabique, des Compagnons y émigrèrent et quittèrent la Mecque et Médine : il fallait alors enseigner l'islam dans ces nouvelles terres. C'est ce qui explique pourquoi, à Abu-d-Dardâ' lui ayant écrit : "Viens dans la terre sanctifiée ("muqaddassa") [Shâm] !", Salmân, se trouvant alors en Irak, répondit : "La [= une] terre ne sanctifie ("lâ tuqaddissu") personne. Ce n'est que l'action de l'homme qui le sanctifie" (Muwatta' Mâlik, n° 1533). Abu-d-Dardâ voulait dire à Salmân que résider dans la terre sanctifiée est mieux pour le croyant, car, celle-ci étant dotée de bénédictions particulières, le croyant tire profit des bénédictions et de la sanctification du lieu. Salmân, en lui répondant "Une terre ne sanctifie personne", voulut souligner que ce qu'il disait est vrai mais que le croyant ne doit pas se contenter du constat que la terre où il habite est particulièrement sacrée : le seul fait de résider dans une telle terre n'est pas suffisant ; il faut que le croyant profite de sa résidence pour accomplir concrètement les actions particulièrement pieuses (le caractère sanctifié de cette terre devant lui en faciliter la réalisation), car "ce n'est que l'action de l'homme qui le sanctifie" ; en un mot, Salmân voulut souligner que le fait de résider dans une terre sanctifiée est une action instituée, mais n'est pas une finalité mais un moyen pour réaliser d'autres actions. La réponse de Salmân fait, de plus, allusion au fait que si résider à Shâm est effectivement en soi meilleur que résider par exemple en Irak, quelqu'un peut avoir une maslaha particulière à résider ailleurs qu'à Shâm ; et, en effet, Salmân était nâ'ïb en Irak, de la part de Omar (que Dieu les agrée tous), et personnellement il pouvait donc y accomplir des actions d'une importance plus grande, à ce moment-là, qu'à Shâm.

De même, il se peut que résider dans une terre particulière soit mauvais non pas pour tout musulman mais pour un musulman ou pour un groupe de musulmans particulier, et ce à cause du fait que ce musulman ou ce groupe de musulmans sait être leur faiblesse qu'il ne pourra résister à l'invitation au mal existant en cette terre. Il doit alors faire son possible pour en émigrer.

Tout ceci entraîne que "la terre qui est la meilleure concernant chaque humain est celle où il sera le plus obéissant à Dieu et son Messager. Ceci diffère selon les situations. On ne peut déterminer [pour toujours] une terre où le fait que l'homme y réside est mieux. Ce qui est mieux à propos de chaque humain est fonction de la taqwâ, de l'obéissance, de la khushû', de la khudhû' et de la hudhûr" (MF 18/283).

Ibn Taymiyya écrit qu'à imaginer ainsi deux lieux où le musulman peut y être pareillement obéissant à Dieu mais que dans l'un pratiquer cette obéissance est moins facile que dans l'autre, demeurer dans le premier est plus méritoire (MF 27/40) ; par contre, si dans le premier "sa pratique est moindre" que dans l'autre, "alors s'en déplacer est meilleur pour lui" (MF 27/41). Le tout est bien sûr lié aux possibilités (qud'ra) que ce musulman a ou n'a pas de se déplacer.

-

D) Résider en Dâr ul-islâm ou en Dâr ul-kufr ?

Eu égard d'une part au principe général de préférence donnée au lieu où le musulman peut faire de meilleures actions, et d'autre part à la façon d'être de la plupart des humains, même pour les musulmans qui ont la liberté de pratiquer dans la Dâr ul-kufr, il est préférable (mustahabb) de chercher à s'installer dans le lieu dont la (majorité des) habitants sont des musulmans pratiquants (cf. Al-Mughnî 12/688).
Pourquoi cela ?
Parce que "ceci constitue l'état de la majorité des humains : la plupart d'entre eux ne repoussent pas [d'eux-mêmes le fait de faire comme le plus grand nombre], mais sont sur le dîn de la majorité" (MF 27/41).

La situation d'un lieu donné – situation dont nous avons vu que c'est elle qui est à prendre en considération – est donc déterminée par ce qu'y font et ce qu'y sont ses habitants : "Le fait qu'une terre soit Dâr ul-kufr, Dâr ul-îmân, ou Dâr ul-fussâq n'est pas un qualificatif nécessairement inhérent (lâzim) à elle mais est au contraire un qualificatif accidentel ('âridh), selon ses habitants. Aussi, toute terre dont les habitants sont les croyants pieux (muttaqî) est Dâr-u awliyâ'illâh à ce moment-là ; et toute terre dont les habitants sont des kuffar est Dâr ul-kufr à ce moment-là ; et toute terre dont les habitants sont des fussâq est Dâr ul-fussûq à ce moment-là. Si autres que ceux que nous avons cités y résident, et qu'elle change par eux, elle devient leur demeure ("Dâr")" (MF 18/282).

Lu à la lumière du passage cité plus haut et dans lequel Ibn Taymiyya dit que c'est la situation du lieu qui est déterminante, ce passage-ci signifie qu'une Dâr ul-islâm (ou "Dâr ul-îmân") est un lieu où résident des musulmans pratiquants, c'est-à-dire des musulmans qui y font régner une réelle ambiance d'islam : il s'agit de la multitude, mais dans la mesure où ils y font régner une situation qui facilite la foi et la pratique.

Cependant, une autre règle existe également : eu égard, d'une part, au même principe général de préférence donnée au lieu où le musulman peut faire de meilleures actions, et eu égard, cette fois-ci, au fait que certaines actions ont plus d'importance que d'autres et ne sont possibles qu'en telle terre et non telle autre (nous l'avons vu plus haut, en C), il se peut, écrit Ibn Taymiyya, que dans le cas de certains musulmans, "résider dans la Dâr ul-kufr ou la Dâr ul-fussûq (bida' ou fujûr)" soit préférable ("afdhal") : c'est lorsque cela leur permet de pratiquer des actions qu'ils ne pourraient faire s'ils résidaient en Dâr ul-islâm : par exemple qu'ils peuvent mieux ou davantage pratiquer alors le jihâd par la langue (cf. MF 27/40).
(Ceci, cela va de soi, sous réserve que dans cette terre ils peuvent pratiquer le minimum obligatoire sur eux ; sinon ils doivent faire leur possible pour en émigrer.)

C'est dans ce sens que se comprend ce propos de al-Mâwardî : "Si le musulman est capable de pratiquer ouvertement la religion dans un pays parmi les pays non-musulmans, ce pays est ainsi une Dâr al-islâm. Il est alors mieux pour ce musulman d'y résider que d'en partir, car d'autres peuvent [, suite à son témoignage du message,] venir à l'islam" (FB 7/285). (L'application, ici, de la qualification "Dâr ul-islâm" à une terre de kufr semble l'avoir été suite à son utilisation dans le sens de "Demeure de la sécurité", selon une des deux interprétations de l'avis de Abû Hanîfa en la matière.)

Note :

Dans le cas où le musulman réside en Dâr ul-kufr simplement pour y faire du commerce, cela est autorisé (jâ'ïz) (d'après l'avis que nous partageons) du moment qu'il peut y pratiquer le minimum requis d'obligations et se préserver des interdits ; tout le propos cité en C.B et D parlait seulement de ce qui est "mieux" (mustahabb) et "plus méritoire" (afdhal).

Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).

Print Friendly, PDF & Email