Pays non musulmans : peut-on continuer à y habiter, ou est-il obligatoire d'en émigrer ?

Question :

Un frère m'a montré des versets et des hadîths disant qu'il faut émigrer des terres non-musulmans pour s'installer vers une terre où habitent des musulmans. Ne pensez-vous pas que les musulmanes et les musulmans ont aujourd'hui l'obligation d'émigrer des pays non-musulmans ?

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Réponse :

Répondre à cette question demande un certain développement.

A l'époque où le Prophète (sur lui la paix) vivait à Médine. Il y avait d'un côté la ville de La Mecque, qui, d'une part, était en guerre contre Médine et, d'autre part, persécutait la minorité musulmane n'ayant pas pu émigrer à Médine. D'autres cités-états de l'Arabie agissaient de même avec leurs ressortissants musulmans. D'un autre côté, cependant, d'autres cités existaient en Arabie où les hommes n'étaient pas persécutés pour leur adhésion à l'islam.

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A) Concernant la terre non-musulmane où les musulmans n'ont pas le droit de pratiquer ouvertement ce qui leur incombe (à leur échelle individuelle) de leur religion, ou bien sont persécutés à cause du fait qu'ils sont musulmans :

Tous les ulémas sont d'accord pour dire que ces musulmans doivent émigrer de cette terre, et ne sont déchargés de cette obligation que s'ils n'ont réellement pas la possibilité d'émigrer vers une terre où ils pourraient pratiquer leur religion.

Le verset coranique dit : "إِنَّ الَّذِينَ تَوَفَّاهُمُ الْمَلآئِكَةُ ظَالِمِي أَنْفُسِهِمْ قَالُواْ فِيمَ كُنتُمْ قَالُواْ كُنَّا مُسْتَضْعَفِينَ فِي الأَرْضِ قَالْوَاْ أَلَمْ تَكُنْ أَرْضُ اللّهِ وَاسِعَةً فَتُهَاجِرُواْ فِيهَا فَأُوْلَئِكَ مَأْوَاهُمْ جَهَنَّمُ وَسَاءتْ مَصِيرًا. إِلاَّ الْمُسْتَضْعَفِينَ مِنَ الرِّجَالِ وَالنِّسَاء وَالْوِلْدَانِ لاَ يَسْتَطِيعُونَ حِيلَةً وَلاَ يَهْتَدُونَ سَبِيلاً؛ فَأُوْلَئِكَ عَسَى اللّهُ أَن يَعْفُوَ عَنْهُمْ وَكَانَ اللّهُ عَفُوًّا غَفُورًا"" : "Ceux que les anges reprennent alors qu'ils commettent injustice sur eux-mêmes, (les anges) leur disent : "En quoi étiez-vous ?" Ils disent : "Nous étions considérés faibles sur la Terre." Ils disent : "La Terre de Dieu n'était-elle pas vaste de sorte que vous y émigriez ?" Ceux-là, leur refuge sera la Géhenne. Et quelle mauvais lieu de devenir !" Sauf ceux qui étaient faibles, hommes, femmes et enfants, ne trouvant pas de moyen et ne trouvant pas de voie ; eux, il est à espérer que Dieu les excusera. Dieu est Excusant, Pardonnant" (Coran 4/98-99).

Etre injuste envers soi-même, cela englobe tout manquement à la mise en pratique des paroles et actions obligatoires à l'échelle individuelle, et au fait de se préserver des paroles et actions interdites à la même échelle ; c'est pour pouvoir pratiquer les premières et s'abstenir des secondes que l'émigration est ici instituée.
D'après ce commentaire, cette injustice envers soi-même n'est pas en soi "l'abandon de l'émigration", mais ce que l'abandon de l'émigration entraîne : "le délaissement de ce qui est formellement obligatoire sur l'individu musulman, et que c'est la présence de cet individu musulman en un lieu précis qui l'entraîne à le délaisser ; ou encore la commission de ce qui est formellement interdit sur l'individu musulman, et que c'est la présence de cet individu musulman en un lieu précis qui l'entraîne à le commettre" : "اپنی بودوباش کی سرزمین میں محض مغلوب تہے اس لیۓ بہت سے ضروریات دین پر عمل نہیں کر سکتے تھے" (Bayân ul-Qur'ân).
Ce commentaire constitue une déduction faite à partir de ce que Ibn Abbâs a relaté de cause de révélation de ce verset : des musulmans étaient demeurés à La Mecque et avaient donc, en l'an 2 de l'hégire, été forcés par les Polycultistes à se joindre à leur armée partis combattre le Prophète (sur lui soit la paix) et ses Compagnons (or c'est là une action strictement interdite).
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Le principe de la contrainte est certes reconnu (de sorte qu'on n'a pas le péché d'avoir été amené à faire l'action interdite à laquelle on a été contraint) : "إن الله تجاوز لأمتي عما توسوس به صدورهم ما لم تعمل أو تتكلم به وما استكرهوا عليه" : "Dieu a pardonné à ma Communauté (...) ce qu'elle a fait sous la contrainte" (Sahîh ul-Jâmi' is-saghîr, n° 1729, n° 1731).
Cependant, d'une part, il faut qu'il s'agisse d'une véritable contrainte, reconnue telle (
ik'râh shar'î) ; d'autre part, parmi les conditions pour appliquer le hukm lié à la contrainte, il faut que celui qui subit la contrainte n'ait pas la possibilité d'échapper à l'exécution de la menace en partant ailleurs, etc. (Al-Fiqh ul-islâmî, pp. 4433-4434) ; car si c'est parce qu'on se trouve dans tel lieu précis qu'on est contraint à faire une action formellement interdite ou à délaisser une action formellement obligatoire, alors on doit quitter ce lieu pour se rendre dans le lieu où cette contrainte ne s'exerce plus. "الذنب إما لعدم الإكراه التامّ المبيح لترك أداء الفريضة أو لارتكاب المعصية؛ وإما لعدم العجز عن الهرب إلى مكان آمن؛ وإما لعدم البقاء على الطمأنينة بالإيمان".
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Un autre verset existe où Dieu dit : "يَا عِبَادِيَ الَّذِينَ آمَنُوا إِنَّ أَرْضِي وَاسِعَةٌ فَإِيَّايَ فَاعْبُدُونِ" :
"O Mes serviteurs qui avez apporté foi, Ma Terre est vaste ; aussi, Moi Seul adorez" (Coran 29/56).

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Cette règle (l'obligation d'en émigrer) s'applique donc par rapport à la terre non-musulmane où les musulmans n'ont pas le droit de pratiquer ouvertement les obligations que leur font leur dîn et ne peuvent pas se préserver des interdits qu'il leur formule ("lâ yumkinuhû iz'hâru dînihî wa lâ tumkinuhû iqâmatu wâjibâti dînih" : Al-Mughnî 12/687 ; "wa layssa mutamakkinan min iqâmat id-dîn" : Tafsîr Ibn Kathîr 1/465).

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Parfois la persécution a pour objectif de faire de l'épuration ethnique ou religieuse. Si des musulmans sont physiquement persécutés dans une terre non-musulmane parce que musulmans, alors, cette règle s'applique également à eux, et ce dans la mesure où le fait d'être opprimé quant à ce qui relève de ses besoins fondamentaux humains fait courir à l'homme le fort risque d'abandonner ses devoirs pour faire cesser l'oppression qu'il subit.

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La fin du verset sus-cité fait l'exception, par rapport au péché, de ceux qui ne sont pas capables d'émigrer : "Sauf ceux qui étaient faibles, hommes, femmes et enfants, ne trouvant pas de moyen et ne trouvant pas de voie ; eux, il est à espérer que Dieu les excusera. Dieu est Excusant, Pardonnant".

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B) Concernant maintenant la terre non-musulmane où les musulmans ne sont pas dans la situation évoquée en A : Les musulmans doivent-ils émigrer également de cette terre ?

Des avis divergents existent à ce sujet…

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B.A) Différents textes se présentent à nous :

1) Il y a une première catégorie de textes (versets et hadîths) dont la lettre (zâhir) dit que le musulman ne doit résider que dans un pays musulman et que les musulmans qui résident ailleurs doivent systématiquement en émigrer pour venir s'installer en terre d'Islam.
L'émigration est mentionnée dans ce verset : "Ceux qui ont apporté foi, émigré et lutté par leurs biens et leurs personnes dans le chemin de Dieu, et ceux qui ont donné refuge et assistance, ceux-là sont alliés les uns des autres. Quant à ceux qui ont apporté foi et n'ont pas émigré, vous n'aurez pas de lien d'héritage (wilâyah) avec eux jusqu'à ce qu'ils émigrent..." (Coran 8/72).
Comme hadîths du Prophète, il y a celui rapporté de Burayda (Muslim, 1731). Et il y a ces autres : "Dieu n'acceptera, de la part de quelqu'un qui était polycultiste et qui s'est converti à l'islam, aucune action jusqu'à ce qu'il se sépare des polycultistes" : "عن بهز بن حكيم، يحدث عن أبيه، عن جده، قال: قلت: "يا نبي الله ما أتيتك حتى حلفت أكثر من عددهن - لأصابع يديه - ألا آتيك ولا آتي دينك. وإني كنت امرأ لا أعقل شيئا، إلا ما علمني الله ورسوله. وإني أسألك بوجه الله عز وجل بما بعثك ربك إلينا؟ قال: "بالإسلام" قال: قلت: "وما آيات الإسلام؟" قال: "أن تقول: "أسلمت وجهي إلى الله عز وجل، وتخليت"، وتقيم الصلاة، وتؤتي الزكاة. كل مسلم على مسلم محرم أخوان نصيران. لا يقبل الله عز وجل من مشرك بعدما أسلم عملا أو يفارق المشركين إلى المسلمين" (an-Nassâ'ï, 2528). "Je désavoue tout musulman qui réside parmi les Polycultistes" : "أنا بريء من كل مسلم يقيم بين أظهر المشركين". قالوا: "يا رسول الله، ولم؟" قال: "لا تراءى ناراهما" (at-Tirmidhî, 1604, Abû Dâoûd, 2645). Il y a encore celui rapporté par Abû Dâoûd (2787), celui rapporté par an-Nassaï (4177). (Voir aussi Silsilat ul-ahâdîth as-sahîha, 369, 636, 2857). Un autre hadîth dit d'ailleurs : "L'émigration ne cessera pas tant que ne cessera pas le repentir" (Abû Dâoûd, 2479).

2) Et puis il y a le hadîth qui dit : "Plus d'émigration après la conquête (de La Mecque)…" : "عن ابن عباس رضي الله عنهما قال: قال رسول الله صلى الله عليه وسلم: "لا هجرة بعد الفتح" (al-Bukhârî, 2631, Muslim, 1864).

3) Enfin, il faut savoir qu'en Abyssinie (dans la Corne d'Afrique) un groupe de musulmans s'était installé à l'époque où le Prophète (sur lui la paix) vivait encore à La Mecque ; or certains de ces musulmans y demeurèrent toujours après l'émigration du Prophète à Médine jusqu'à encore six années. Abû Mûssâ al-Ash'arî raconte : "Nous avions appris la nouvelle de la sortie du Prophète quand nous habitions le Yémen. Nous émigrâmes et partîmes alors, deux de mes frères et moi, dans un groupe de cinquante-deux personnes des miens. Nous partîmes sur un bateau. Notre bateau nous déposa auprès du Négus en Abyssinie. Nous rencontrâmes là-bas Ja'far ibn Abî Talib et ses compagnons. Ja'far nous dit : "Le Prophète nous a envoyés ici et nous a dit d'y demeurer. Restez-donc avec nous." Nous restâmes donc avec lui jusqu'au moment où nous partîmes tous ensemble. Nous rencontrâmes le Prophète quand il vainquit Khaybar..." (al-Bukhârî, 2967). Le départ de Ja'far pour Médine survint quand le Prophète envoya 'Amr ibn Umayya auprès du Négus pour lui demander de lui renvoyer ses Compagnons (Fat'h ul-bârî 7/607). L'arrivée de Ja'far auprès du Prophète eut lieu au moment de la victoire sur Khaybar, comme l'a dit Abû Mûssâ. Or Khaybar a eu lieu au début de l'an 7 après l'hégire, donc bien après l'émigration du Prophète à Médine.
Un des commentaires de cette parole de Abû Mûssâ est que "la sortie du Prophète" ici mentionnée consiste en l'émigration du Prophète à Médine (cf. Fat'h ul-bârî 7/238). Quant au fait que le bateau accosta en Abyssinie, il semble que ce soit un vent violent qui l'y ait obligé (cf. Fat'h ul-bârî 7/239). Enfin, il est possible que ce ne soit pas en l'an 6 de l'hégire que Abû Mûssâ ait quitté le Yémen avec l'intention d'aller rejoindre le Prophète à Médine, mais beaucoup plus tôt, dans les temps qui suivirent l'émigration du Prophète [le bateau qu'il avait pris devait peut-être le déposer sur un port de la Mer Rouge, d'où il avait l'intention de rejoindre ensuite Médine], mais que ce soit en Abyssinie qu'il séjourna plus longtemps que prévu, parce qu'il y rencontra Ja'far qui lui demanda de rester avec lui jusqu'à l'arrivée de la permission du Prophète de le rejoindre (cf. Fat'h ul-bârî 7/238 : "Wa yuhtamalu anna iqâmata Abî Mûssâ bi ardh il-Habasha tâlat, li ajli ta'akhkhuri Ja'far 'an il-hudhûr ila-l-Madîna hattâ ya'tiyahu-l-idhnu min an-Nabiyy sallallâhu 'alyhi wa sallama bi-l-qudûm").

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B.B) Comment comprendre ces différents textes ?

Deux avis ont vu le jour :

--- Il y a des ulémas qui lisent les textes de la première catégorie ci-dessus d'une façon littérale (zâhirî) : selon eux, c'est une obligation pour le musulman d'habiter un pays musulman ; s'il est né en terre non-musulmane, il doit au moins faire tout ce qui est en son possible pour en émigrer vers un pays musulman. Ceci est l'avis d'un certain nombre de ulémas ; d'après as-San'ânî cet avis serait même celui de la majorité des ulémas (Subul us-salâm, 4/1334-1335). C'est aussi l'avis de al-Albânî (cf. Silsilat ul-ahâdîth as-sahîha, 6/848-855).
Les ulémas tenants de cet avis considèrent que lorsque le Prophète était à Médine, il était obligatoire pour les musulmans habitant d'autres cités d'en émigrer et de partir s'installer eux aussi dans la ville du Prophète, et ces musulmans devaient le faire afin de ne pas rester dans un pays non musulman, celui-ci n'appliquant pas les règles de l'islam (voir Shar'h Muslim, 13/7). L'émigration est donc obligatoire non seulement pour le musulman qui est persécuté mais aussi pour le musulman qui habite dans une terre non-musulmane, qu'elle qu'y soit sa situation. Quant au hadîth "Plus d'émigration après la conquête (de La Mecque)…", il signifie que la question d'émigrer de La Mecque ne se pose plus parce que celle-ci fait justement désormais partie des terres d'Islam (Idem, 13/8, Riyâd us-sâlihîn). L'obligation de l'émigration demeure donc pour toute autre cité non-musulmane.
Pour Ibn Hazm, le hadîth "Je désavoue tout musulman qui réside parmi les polycultistes" implique que le fait de résider en pays musulman revêt un caractère de forte obligation.
----- Le seul cas où Ibn Hazm autorise le musulman à habiter Le seul cas où Ibn Hazm autorise le musulman à habiter de son plein gré en terre non-musulmane, et même à y émigrer depuis une terre musulmane, c'est celui où sévit en terre musulmane un tyran dont il a réellement à craindre l'injustice et face à qui il ne dispose d'aucune protection chez les musulmans (Ibid. 12/125).
----- En tout autre cas de figure, Ibn Hazm considère strictement interdit d'être résident d'un pays non-musulman. J'ai cru comprendre que Ibn Hazm parle d'une part de celui qui quitte le pays musulman pour aller s'installer de son plein gré en pays non-musulman, et d'autre part de celui qui habite [déjà] en pays non-musulman. Dans ces deux cas :
--------- si là-bas, il combat les musulmans ou bien aide les non-musulmans à combattre les musulmans, il fait là un acte de kufr (Al-Muhallâ 12/125-126) ;
--------- si par contre il ne les aide pas à combattre les musulmans mais réside dans leur pays pour des motifs matériels ("li dunyâ yussîbuhâ") tout en étant chez eux comme un dhimmî, il fait là un acte qui "n'est pas loin du kufr, et nous ne lui voyons aucune excuse" écrit Ibn Hazm (Ibid. 12/126). Notons qu'il n'a cependant pas précisé ce que signifie le fait d'être "comme un dhimmî des non-musulmans" : est-ce le simple fait de résider chez eux ? ou bien est-ce le fait de ne pas pouvoir pratiquer ouvertement ses actions musulmanes (auquel cas son avis peut être considéré comme rejoignant celui des ulémas qui n'empêchent pas de résider en terre non-musulmane, mais à condition que le musulman puisse y pratiquer ouvertement ses obligations et se préserver ouvertement des interdits) ?

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--- Pour d'autres ulémas, la règle de l'obligation d'émigration n'est pas générale. Selon ces ulémas, les hadîths interdisant de résider sur une terre non-musulmane concernent uniquement les terres non-musulmanes où : le musulman est persécuté, ou bien où il ne peut pas pratiquer les actions que l'islam a rendues sur lui obligatoire, ou encore où il est forcé de faire des actions que l'islam lui a interdites (cf. Fat'h ul-bârî 6/48 ; 7/285). C'est là le principe motivant (manât) cette obligation d'émigrer.
Et c'est ce devoir d'émigration, à cause de ces cas de figure, qui "ne cessera pas", comme l'a dit l'autre hadîth. Cependant, conformément à ce que dit le verset 4/97-98, Dieu ne fera pas rigueur à ceux qui, même dans ce cas, n'auront pas eu les possibilités d'émigrer.
Peut-être aussi que les hadîths interdisant de résider dans une terre non-musulmane concernaient également le moment où les musulmans avaient systématiquement l'obligation d'émigrer vers le Prophète (ce qui constitue un des deux avis existant, nous allons le voir), c'est-à-dire la période où le Prophète était à Médine et alors que la conquête de La Mecque n'avait pas encore eu lieu (je n'ai pas vu cette interprétation et ne fais qu'émettre une supposition).

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B.C) Deux points restent à évoquer par rapport à ce second avis :

--- B.C.1) Deux interprétations existent quant au caractère qu'avait l'émigration vers Médine avant la conquête de la Mecque : était-elle obligatoire, ou seulement recommandée ?

----- Pour certains ulémas, lorsque le Prophète était à Médine et que la conquête de La Mecque ne s'était pas encore faite, il était obligatoire pour les musulmans habitant d'autres cités d'en émigrer et de partir pour Médine ; ces musulmans devaient le faire afin de renforcer la position du Prophète à Médine, celui-ci y étant en butte à une opposition de la part d'autres cités. Après la conquête de La Mecque, en revanche, la source du plus grand danger sur la scène intérieure de l'Arabie était écartée ; de plus, les Arabes se mirent alors à se convertir à l'islam ou, au moins, à ne plus s'opposer au message du Prophète. Le Prophète dit donc : "Plus d'émigration après la conquête (de La Mecque)…", ce qui signifie que l'émigration vers Médine n'est plus obligatoire. C'est là l'avis de al-Khattabî (cf. Fat'h ul-bârî 6/48-49, 7/286).

----- D'autres ulémas sont d'avis que, avant la conquête de La Mecque, pour les musulmans habitant une cité où ils n'étaient pas persécutés pour leur religion, il était seulement recommandé d'en émigrer et de rejoindre Médine. C'est là l'avis de Abû 'Ubayd (Shar'h Muslim, 13/7). An-Nawawî a fait, du hadîth 1731 rapporté par Muslim à partir de Burayda, une interprétation qui va dans le même sens (Shar'h Muslim, 12/38). Cet avis permet de comprendre pourquoi, comme l'a rapporté al-Bukhârî, Ja'far et d'autres musulmans demeurèrent encore 6 années en Abyssinie et ne rejoignirent pas immédiatement le Prophète à Médine : l'émigration vers Médine pour un musulman qui n'était pas persécuté était seulement recommandée, elle n'était pas obligatoire.
Comment les tenants de cet avis comprennent-ils alors le hadîth : "Plus d'émigration après la conquête (de La Mecque)…" ? Ils partagent l'interprétation selon laquelle il signifie que l'Emigration particulière vers Médine –  émigration dont le Coran fait l'éloge appuyée quand il parle des Emigrants qui étaient avec le Prophète – n'est plus possible après la conquête de La Mecque (cf. Shar'h Muslim, 13/8).

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--- B.C.2) Pour le musulman qui habite une terre non-musulmane où il n'est pas persécuté à cause de l'islam, où il peut pratiquer les actions que l'islam a rendues obligatoires sur lui et où il n'est pas forcé de faire ce que l'islam le lui a interdit, l'émigration vers un pays musulman revêt-elle quand même un caractère recommandé, ou pas ?

----- Ibn Qudâma écrit que cette émigration est malgré tout recommandée pour ce musulman (Al-Mughnî 12/688). Ceci semble rejoindre l'avis de Abû 'Ubayd que nous venons de voir : la règle en vigueur avant la conquête de la Mecque à propos du musulman habitant une cité où il est en sécurité demeure inchangée après la conquête de la Ville à propos du même type de musulman.

----- Pour d'autres ulémas, le fait de demeurer dans ce pays non-musulman peut en certaines circonstances revêtir un caractère préférable pour certains musulmans. Al-Mâwardî écrit ainsi : "Si le musulman est capable de pratiquer ouvertement la religion dans un pays parmi les pays non-musulmans, ce pays est ainsi une Dâr al-islâm [ce terme semble avoir été employé ici dans le sens de "Demeure de la sécurité", selon une des deux interprétations de l'avis de Abû Hanîfa en la matière]. Il est alors mieux pour ce musulman d'y résider que d'en émigrer, car d'autres peuvent [, suite à son témoignage du message,] venir à l'islam" (Fath' ul-bârî, 7/285).

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B.D) Récapitulatif :

Le musulman doit faire tout son possible pour quitter le pays où il est persécuté à cause de sa religion, ou empêché de pratiquer ce qui est formellement obligatoire sur lui, ou forcé de pratiquer ce qui formellement interdit sur lui, pour aller s'installer ailleurs. Le verset coranique cité au tout début de cet article le dit clairement. Le musulman ne peut – sauf cas d'impossibilité – se justifier de ne pas pouvoir vivre l'islam à cause de la persécution qu'il subit : il doit – sauf cas d'empêchement – émigrer d'un tel pays. C'est ce genre de pays que des juristes ont nommé : "Dâr al-harb" ou, plus précisément, "Dâr ul-khawf".

Par contre – et si on retient l'avis de certains ulémas –, le pays qui est tel qu'il n'est pas persécuté à cause de sa religion et de la pratique de celle-ci, le musulman la possibilité de s'y établir (même si, d'après certains ulémas, il est quand même préférable pour lui d'en émigrer). Ainsi, des Compagnons du Prophète sont, sur demande même du Prophète, demeurés en Abyssinie alors que presque six années s'étaient écoulées après l'installation du Prophète à Médine. C'est ce genre de pays que des juristes ont nommé : "Dâr al-'ahd" ou : "Dâr al-amn".

Un cas fait exception d'après Abû Hanîfa (et al-Qaradhâwî pense que sur ce point c'est son avis qui est juste) : une fois qu'un territoire est devenu partie de la "Dâr al-islâm", même si le pouvoir passe ensuite aux mains des non musulmans et même si les musulmans y deviennent opprimés, ce territoire ne devient pas "Dâr al-harb" (d'où les musulmans ont le devoir d'émigrer) tant qu'il reste en contact avec le reste de la "Dâr al-islâm" : les musulmans n'ont donc pas le devoir d'en émigrer. Au contraire, ils doivent y demeurer, dit al-Qaradhâwî, car leur départ serait le meilleur cadeau qu'ils puissent faire au conquérant (lire notre autre article sur le sujet).

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C) Question supplémentaire : Qu'est-ce qui, au sein de l'ensemble des terres non musulmanes ("Dâr ul-kufr"), fait qu'un pays est considéré comme "Dâr ul-amn" – où le musulman peut s'installer – et non comme "Dâr ul-khawf" – d'où le musulman doit émigrer ?

Répondre à cela demande que l'on aborde en fait 2 questions :

C.A) Suffit-il, pour que le pays soit une Dâr ul-amn, que le musulman n'y soit pas persécuté à cause de son adhésion à l'islam ? Ou bien faut-il également qu'il puisse y pratiquer librement et ouvertement les règles de l'islam ?

D'après Khâlid Saïfullâh, pour qu'un pays non musulman soit une Dâr al-amn et non une Dâr al-khawf, il doit satisfaire à deux critères :
- 1) il faut que le musulman n'y soit pas persécuté par les autorités du pays parce qu'il se réclame de l'islam ;
- 2) il faut aussi que le musulman puisse y pratiquer librement et ouvertement au moins un certain nombre de règles de l'islam (Islâm aur jadîd ma'âshî massâ'ïl, p. 73) ; il faut également qu'il ne soit pas forcé à faire un certain nombre d'actions interdites par l'islam.

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C.B) Faut-il alors que, dans ce pays non musulman, ce musulman puisse pratiquer toutes les règles de l'islam ? ou bien y a-t-il un minimum de règles à pouvoir y pratiquer concrètement et ouvertement, le cas de contrainte ne permettant pas d'y appliquer concrètement les autres règles étant ensuite pris en compte et permettant de vivre quand même dans ce pays ?

Répondre à cette seconde question point demande que l'on aborde en fait plusieurs autres points :

--- C.B.1) L'islam demande-t-il aux musulmans qui se trouvent ailleurs qu'en Dâr ul-islâm de s'appliquer les hudûd, exactement comme il le demande aux musulmans vivant en Dâr ul-islâm (l'applicabilité dans les faits se faisant bien sûr quand les conditions voulues de justice sociale etc. sont réunies, et en gardant à l'esprit que le doute profite à l'accusé et qu'il est mieux de ne pas porter plainte contre lui) ?

D'après l'école hanafite, quand le musulman se trouve ailleurs qu'en terre d'Islam, la peine ne lui est pas applicable : ni quand il se trouve ailleurs qu'en Dâr al-islâm, ni quand il sera retourné en Dâr al-islâm ; la raison en est que ce musulman était alors hors de l'espace de l'autorité musulmane (Al-'Alâqât ad-duwaliyya fil-islâm, az-Zuhaylî, pp. 110 et suivantes).

--- C.B.2) Tout ce qui précède (l'avis autorisant au musulman de s'établir durablement dans un pays non-musulman, puis l'avis de as-Suyûtî concernant la différence qu'entraînent les différences des situations entre les musulmans d'ici et de là-bas, enfin l'avis de l'école hanafite concernant la non applicabilité de certaines règles de l'islam quand les musulmans se trouvent ailleurs qu'en Dâr al-islâm), tout cela...

... tout cela conduit à faire la différence entre les musulmans d'une Dâr al-islâm et ceux vivant dans une Dâr al-'ahd : il n'est pas demandé aux derniers d'appliquer tout ce dont il faut disposer de la souveraineté (sulta tanfîdhiyya) pour pouvoir le faire (comme al-hudûd, al-qissâs fi-l-jurûh).

Dès lors, le principe les concernant n'est pas qu'il soit nécessaire qu'ils puissent appliquer concrètement toutes les règles de l'islam mais plutôt qu'ils puissent appliquer un minimum de ces règles. Il semble donc qu'il faille dégager 2, ou plus exactement 3 catégories de règles par rapport à leur situation :
- a) il y a d'une part les règles de l'islam qui ne sont pas du tout applicables à ces musulmans vivant en Dâr al-'ahd, parce qu'ils n'y disposent pas de la souveraineté (sulta tanfîdhiyya) ;
- b) et puis il y a d'autre part les règles qui sont applicables à ces musulmans, qui doivent en considérer l'application obligatoire ('aqîdatan) pour eux aussi, sous peine de renier le caractère obligatoire de ces éléments essentiels de l'islam (juhûd). Cette catégorie b se subdivise ensuite en deux sous-catégories :
--- b.a) il y a un minimum de règles dont non seulement ces musulmans vivant en pays non musulman doivent considérer l'application obligatoire ('aqîdatan) sur eux, mais dont ils doivent aussi avoir la liberté de le vivre concrètement ('amalan). Sinon ce pays non musulman n'est pas une "Dâr al-'ahd" mais une "Dâr ul-khawf", et les musulmans doivent considérer ('aqîdatan) qu'en émigrer est obligatoire ;
--- b.b) enfin il y a les règles que ces musulmans doivent considérer ('aqîdatan) qu'elles leur sont aussi applicables mais qui, différemment des règles de la catégorie b.a, sont telles que s'ils subissent une contrainte (ik'râh) de la part des autorités de ce pays non-musulman à propos de l'une de ces règles et sont alors dans l'impossibilité de les appliquer concrètement ('amalan), ils ne sont pas tenus de considérer qu'émigrer de ce pays est obligatoire sur eux.

--- C.B.3) Quels éléments rattacher à chaque catégorie ?

Ceux de la catégorie a comportent les hudûd, la qissâs ; certains autres éléments peuvent en faire partie aussi, je ne sais pas ; prière aux frères et sœurs de communiquer leurs connaissances sur le sujet.

Les règles de cette catégorie a exceptées, toutes les autres entrent forcément dans la catégorie b ; quelle est alors la ligne de démarcation entre les règles de la catégorie b.a et celles de la catégorie b.b, cela est un exercice plus délicat...

Cheikh Khâlid Saïfullâh, se fondant sur un écrit de al-Haskafî, dit en substance que le minimum (b.a) est constitué du fait de pouvoir établir ouvertement et librement les 5 prières quotidiennes, la prière du vendredi, celle des deux fêtes islamiques, etc. (Islâm aur jadîd ma'âshî massâ'ïl, p. 67).
Al-Kâssânî avait quant à lui écrit qu'un pays "Dâr al-harb" est celui "où les musulmans n'ont pas la souveraineté et où la majorité de ce qui constitue les symboles de l'islam ("sha'âir ul-islâm") ne sont pas appliquées" (cité dans Iqâmat ul-muslim fî balad ghayr islâmî, p. 5).
Prière aux frères et sœurs compétents d'apporter leur lumière sur ce point.

En fait il s'agit de :
--- pouvoir exprimer qu'on est musulman ;
--- de pouvoir librement pratiquer les choses qui sont obligatoires à son échelle individuelle, à son échelle familiale et à son échelle communautaire (et ce sans avoir besoin de se dissimuler pour ne pas être inquiété de façon officielle) ;
--- et de pouvoir librement se préserver des choses qui sont interdites à ces trois échelles (ce qui inclut bien sûr le fait de ne pas être contraint à dire des paroles de kufr akbar ou à faire des actes de kufr akbar).
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Pour autant, deux questions demeurent :
Qu'en est-il si cela est possible pour tous les points, sauf un seul, particulier ? Par exemple, contracter une assurance commerciale est interdit en islam ; pourtant, c'est  chose que la loi de la France rend obligatoire pour chose aussi nécessaire que d'avoir un lieu d'habitation. Répondre à cela est lié avec la question suivante...
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Les actes obligatoires et interdits sus-évoqués sont-ils ceux qui sont reconnus tels, en islam :
--- au niveau
qat'î ?
--- ou bien au niveau
mujma' 'alayh (ce qui est un peu plus restreint que le précédent) ?
--- ou bien encore au niveau
dharûrî (= mutawâtir zâhir) (ce qui est un peu plus restreint que le précédent) ?
Je ne sais pas (لا أدري).
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Le caractère obligatoire pour la musulmane de se vêtir la 'awra lorsque en public est établi à un niveau
mujma' 'alayh, voire dharûrî. Imaginez maintenant qu'un pays décide d'interdire aux musulmanes de se couvrir la chevelure dans l'espace commun (les rues), on voit mal comment on pourrait ne pas dire qu'émigrer d'un tel pays est devenu obligatoire. Car alors les musulmanes ne pourraient plus faire "iqâmatu wâjibâti dînihinn" (comme nous l'avons vu en A, plus haut).
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Un autre cas de figure : le caractère obligatoire du port de la barbe est établi au niveau
qat'î, voire mujma' 'alayh (même si des ulémas shafi'ites postérieurs ont émis un avis différent). Imaginez maintenant qu'un pays interdise à ses musulmans de garder la barbe : deviendrait-il alors obligatoire d'en émigrer ? Cela dépend de la réponse à la 2nde question venant d'être évoquée.
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D'autres cas de figure peuvent facilement être imaginés...

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Les musulmans vivant dans un pays, quel qu'il soit, doivent être engagés pour faire avancer pacifiquement les choses. Cependant, ils ne doivent pas oublier que l'enseignement du Prophète (sur lui la paix) est de ne pas confondre action et précipitation : "... Mais vous êtes trop pressés" avait-il dit (al-Bukhârî, 3416). La précipitation risque bel et bien de ne pas faire avancer mais au contraire régresser les choses. Ce qu'il faut c'est comprendre le contexte, être pragmatique, expliquer, dialoguer, agir et être patient.

Par ailleurs, il ne faut pas croire qu'en Abyssinie, à l'époque, tout allait parfaitement pour Ja'far ibn Abî Tâlib et ceux et celles qui l'y accompagnaient. Asmâ' bint Abî 'Umays a affirmé que parfois ils y avaient éprouvé quelque crainte, parfois quelques problèmes leur avaient été faits : "عن أبي موسى رضي الله عنه قال: بلغنا مخرج النبي صلى الله عليه وسلم ونحن باليمن، فخرجنا مهاجرين إليه أنا وأخوان لي أنا أصغرهم، أحدهما أبو بردة، والآخر أبو رهم، إما قال: بضع، وإما قال: في ثلاثة وخمسين، أو اثنين وخمسين رجلا من قومي. فركبنا سفينة، فألقتنا سفينتنا إلى النجاشي بالحبشة، فوافقنا جعفر بن أبي طالب، فأقمنا معه حتى قدمنا جميعا. فوافقنا النبي صلى الله عليه وسلم حين افتتح خيبر. وكان أناس من الناس يقولون لنا، يعني لأهل السفينة: "سبقناكم بالهجرة". ودخلت أسماء بنت عميس، وهي ممن قدم معنا، على حفصة زوج النبي صلى الله عليه وسلم زائرة، وقد كانت هاجرت إلى النجاشي فيمن هاجر، فدخل عمر على حفصة، وأسماء عندها، فقال عمر حين رأى أسماء: "من هذه؟" قالت: "أسماء بنت عميس". قال عمر: "آلحبشية هذه؟ آلبحرية هذه؟" قالت أسماء: "نعم". قال: "سبقناكم بالهجرة، فنحن أحق برسول الله صلى الله عليه وسلم منكم". فغضبت وقالت: "كلا والله، كنتم مع رسول الله صلى الله عليه وسلم يطعم جائعكم، ويعظ جاهلكم؛ وكنا في دار - أو في أرض - البعداء البغضاء بالحبشة، وذلك في الله وفي رسوله صلى الله عليه وسلم. وايم الله لا أطعم طعاما ولا أشرب شرابا، حتى أذكر ما قلت لرسول الله صلى الله عليه وسلم. ونحن كنا نؤذى ونخاف. وسأذكر ذلك للنبي صلى الله عليه وسلم وأسأله، والله لا أكذب ولا أزيغ، ولا أزيد عليه" (al-Bukhârî, 3990).

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Conclusion :

Il y a bien, et ce depuis fort longtemps, des ulémas qui ont émis comme avis que le musulman peut tout à fait vivre dans un pays non-musulman, à condition qu'il n'y soit pas persécuté et qu'il puisse y vivre les règles de l'islam : des juristes ont nommé ce genre de pays non-musulman : "Dâr ul-'ahd", ou encore : "Dâr ul-amn".

Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).

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