La Sunna interdit-elle à la musulmane de voyager seule ?

Question :

Puis-je voyager pour me rendre dans un autre pays seule, sachant que je suis une musulmane et que je crois savoir que l'islam demande que la musulmane soit accompagnée par un de ses proches pour voyager.

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Réponse :

La question que vous posez est la question de savoir si la femme musulmane peut voyager seule ou s'il faut qu'elle soit accompagnée de son mari ou d'un mahram (proche parent avec qui elle ne peut jamais se marier) ?

I) A ce sujet, il y a différents Hadîths...

D'un côté des Hadîths interdisent le fait que la musulmane voyage seule : elle doit être accompagnée de son mari, ou d'un homme qui est son proche parent (mahram).
--- Un hadîth mentionne cela par rapport au voyage, sans mention de distance : "عن ابن عباس رضي الله عنهما، قال: قال النبي صلى الله عليه وسلم: "لا تسافر المرأة إلا مع ذي محرم. ولا يدخل عليها رجل إلا ومعها محرم" (al-Bukhârî, 1763, Muslim, 1341).
--- Cependant, certaines versions de ces Hadîths mentionnent une interdiction pour la femme d'effectuer un voyage de "la distance de 3 nuits" sans être accompagnée d'un homme proche parent : "عن أبي سعيد الخدري، قال: قال رسول الله صلى الله عليه وسلم: «لا يحل لامرأة تؤمن بالله واليوم الآخر أن تسافر سفرا يكون ثلاثة أيام فصاعدا، إلا ومعها أبوها، أو ابنها، أو زوجها، أو أخوها، أو ذو محرم منها" Muslim, 1340). "عن أبي هريرة، قال: قال رسول الله صلى الله عليه وسلم: "لا يحل لامرأة أن تسافر ثلاثا إلا ومعها ذو محرم منها" (Muslim, 1339/422).
--- Dans d'autres versions, il y a "la distance de 2 jours" : "عن أبي سعيد الخدري رضي الله عنه قال: سمعت أربعا من النبي صلى الله عليه وسلم، فأعجبنني، قال: "لا تسافر المرأة مسيرة يومين إلا ومعها زوجها أو ذو محرم، ولا صوم في يومين: الفطر والأضحى، ولا صلاة بعد الصبح حتى تطلع الشمس، ولا بعد العصر حتى تغرب، ولا تشد الرحال إلا إلى ثلاثة مساجد: مسجد الحرام، ومسجد الأقصى، ومسجدي هذا" (al-Bukhârî, 1893, Muslim, 827).
--- D'autres versions de ces Hadîths disent : "Il n'est pas licite pour une femme musulmane de voyager la distance d'1 jour et 1 nuit s'il n'y a pas avec elle un homme mahram" : "عن أبي هريرة رضي الله عنهما، قال: قال النبي صلى الله عليه وسلم: "لا يحل لامرأة تؤمن بالله واليوم الآخر أن تسافر مسيرة يوم وليلة ليس معها حرمة" (al-Bukhârî, 1038), "عن أبي هريرة، قال: قال رسول الله صلى الله عليه وسلم: "لا يحل لامرأة مسلمة تسافر مسيرة ليلة إلا ومعها رجل ذو حرمة منها" (Muslim, 1339/419).
Il y a par ailleurs un Hadîth qui montre que cela s'applique aussi au pèlerinage : "Une femme ne doit accomplir le pèlerinage qu'en compagnie d'un mahram" (rapporté par Abû 'Awâna, cité dans Fath ul-bârî, tome 4 p. 98).

– D'un autre côté, il y a ce qu'a rapporté al-Bukhârî : Omar ibn ul-Khattâb (que Dieu l'agrée), durant la fin de son califat, a autorisé les veuves du Prophète (sur lui la paix) à accomplir le pèlerinage (et donc à voyager de Médine à La Mecque). Et il a dépêché, pour veiller à la bonne marche de leur voyage, Uthmân ibn 'Affân et Abd ur-Rahmân ibn 'Awf : "عن إبراهيم، عن أبيه، عن جده: أذن عمر رضي الله عنه، لأزواج النبي صلى الله عليه وسلم في آخر حجة حجها، فبعث معهن عثمان بن عفان، وعبد الرحمن بن عوف" (rapporté par al-Bukhârî, n° 1761). Voir des détails supplémentaires à ce sujet in Fat'h ul-bârî, notamment celui-ci : Sawda n'y était pas allée (Fat'h ul-bârî, 4/95-97).

– Enfin, il y a le Hadîth où le Prophète (sur lui la paix), répondant un jour à quelqu'un qui se plaignait de l'insécurité des chemins en Arabie, a parlé d'une époque qui viendrait où "la musulmane voyagerait de al-Hîra* jusqu'à la Mecque n'ayant à craindre personne en dehors de Dieu" : "فقال: «يا عدي، هل رأيت الحيرة؟» قلت: لم أرها، وقد أنبئت عنها، قال «فإن طالت بك حياة، لترين الظعينة ترتحل من الحيرة، حتى تطوف بالكعبة لا تخاف أحدا إلا الله، - قلت فيما بيني وبين نفسي فأين دعار طيئ الذين قد سعروا البلاد" (rapporté par al-Bukhârî, n° 3400). Dans une autre version, on lit cette précision supplémentaire : cette musulmane effectuerait alors ce voyage "sans la protection de quelqu'un" : "أتعرف الحيرة؟ " قلت: لم أرها، وقد سمعت بها. قال: " فوالذي نفسي بيده، ليتمن الله هذا الأمر، حتى تخرج الظعينة من الحيرة حتى تطوف بالبيت، في غير جوار أحد" (rapporté par Ahmad, n° 18260 ; cf. Fath ul-bârî 6/749). (* Al-Hîra : alors dans l'empire perse, actuellement en Iraq].

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II) Les avis des ulémas ont dès lors été divergents sur le sujet :

1) Se fondant sur le premier groupe de Hadîths, plusieurs ulémas sont d'avis qu'il est interdit à la musulmane de voyager seule, quelle que soit la distance qu'elle a l'intention de parcourir. Il faut que son mari (zawj) ou un proche parent (mahram) l'accompagne.

2) D'autres ulémas ont émis l'avis que la femme doit être accompagnée pour tout voyage devant couvrir la distance considérée comme "voyage", c'est-à-dire la distance parcourue en 3 jours comme les Arabes le faisaient à l'époque (soit "48 miles shar'î" : quelques 77 kilomètres et des poussières, ou bien un peu plus de 80 kilomètres : différentes interprétations existent), mais qu'elle peut voyager seule si la distance de son déplacement était moindre que ces "48 miles shar'î". Cet avis est celui des ulémas hanafites. Même pour le pèlerinage obligatoire les ulémas hanafites n'autorisent pas que la musulmane voyage seule si elle doit parcourir la distance critique.

3) Se fondant sur le pèlerinage effectué par les veuves du Prophète, plusieurs ulémas de l'école shafi'ite sont d'avis que la musulmane peut voyager pour le pèlerinage sans être accompagnée d'un proche parent (mahram) mais en étant au sein d'un groupe de femmes sérieuses et sures, ce groupe devant accomplir tout le voyage ensemble. (Voir également, pour ce point, ce qu'a écrit Ibn ul-'Arabî et qui est cité dans Nazaryyat ul-maqâssid, pp. 292-293.) Ces ulémas ont fait ta'diya de la istithnâ' de cette hâlah stipulée dans les Textes, à cette autre hâla (l'accompagnement d'un groupe de femmes sures).

4) Enfin, se fondant sur le dernier Hadîth, quelques ulémas pensent que c'est l'insécurité qui est la propriété ayant motivé ('allala) la règle présente dans les premiers Hadîths ; ces derniers, bien qu'inconditionnels (mutlaq), sont donc à comprendre comme se rapportant à (mahmûl 'alâ) la situation prévalant alors en Arabie : l'insécurité. Ces ulémas ont alors émis comme avis que si le pays connaît une sécurité parfaite, semblable à celle que ce dernier Hadîth mentionne, la musulmane peut voyager seule ; et que c'est lorsque le pays n'est pas dans ce cas qu'elle doit impérativement être accompagnée de son mari (zawj) ou d'un proche parent (mahram) pour voyager.
Selon ces ulémas, l'insécurité est donc le motif ('illa) de l'interdiction, pour la musulmane, de voyager seule. Si ce motif est absent, cette interdiction ne s'applique plus, comme le montre le dernier Hadîth. Ces ulémas ont fait takhsîs de ce hukm d'interdiction exceptée la hâlah stipulée dans les Textes, à cette situation-là (l'insécurité).
Ibn Muf'lih relate cet avis de Ibn Taymiyya à propos du voyage de la femme pour le pèlerinage mais aussi pour tout autre acte cultuel.
Ibn Muf'lih cite par ailleurs l'avis de certains ulémas shafi'ites, selon qui le voyage commercial est aussi concerné par cette règle (cf. Fatâwâ mu'âssira, al-Qaradhâwî, 1/350-353).

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III) Un autre point :

J'ai préféré citer les différents avis existant quant à la question qui nous préoccupe plutôt que d'exprimer la justesse de tel avis sur tel autre.

Ce que je rappellerai simplement c'est que l'idée directrice qui se trouve derrière ces règles données par le Prophète (sur lui la paix) et sur la base desquelles ces ulémas ont donné les avis que nous avons vus, n'est nullement que pour l'islam la femme serait une perpétuelle mineure, ni qu'on ne pourrait pas lui faire confiance. L'idée dirigeant ces règles est la volonté de protéger la femme contre tout ce qui pourrait lui arriver pendant un voyage, loin des siens.

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IV) En cas de nécessité de voyager seule :

En cas de nécessité reconnue telle, la musulmane peut à l'unanimité voyager seule. Ce cas de nécessité absolue est par exemple celui d'une femme qui avait été faite prisonnière dans un pays ennemi et qui a réussi à s'échapper : il va de soi qu'elle ne va pas attendre d'avoir un mahram pour se déplacer !
Ce fut ce qui arriva à une femme ansarite : "قال: وأسرت امرأة من الأنصار وأصيبت العضباء، فكانت المرأة في الوثاق وكان القوم يريحون نعمهم بين يدي بيوتهم، فانفلتت ذات ليلة من الوثاق، فأتت الإبل، فجعلت إذا دنت من البعير رغا فتتركه حتى تنتهي إلى العضباء، فلم ترغ. قال: وناقة منوقة، فقعدت في عجزها، ثم زجرتها فانطلقت، ونذروا بها فطلبوها فأعجزتهم. قال: ونذرت لله إن نجاها الله عليها لتنحرنها. فلما قدمت المدينة رآها الناس، فقالوا: "العضباء ناقة رسول الله صلى الله عليه وسلم"، فقالت: "إنها نذرت إن نجاها الله عليها لتنحرنها"، فأتوا رسول الله صلى الله عليه وسلم، فذكروا ذلك له، فقال: "سبحان الله، بئسما جزتها، نذرت لله إن نجاها الله عليها لتنحرنها. لا وفاء لنذر في معصية، ولا فيما لا يملك العبد"؛ وفي رواية ابن حجر: "لا نذر في معصية الله" (Muslim, 1641).

Et en cas de : "التعارض بين ارتكاب حسنة والاجتناب عن سيئة" : "opposition entre mettre en pratique une Hassana et se préserver d'une Sayyi'a", ou bien de : "التعارض بين الاجتناب عن سيئة والاجتناب عن سيئة أخرى" : "opposition entre se préserver d'une Sayyi'a et se préserver d'une autre Sayyi'a" :

Par exemple, émigrer d'une Dâr ul-Khawf est une Hassana, de même que demeurer dans une Dâr ul-Khawf alors qu'on a les possibilités d'en émigrer est une Sayyi'a.
Mais pour une femme qui se trouve dans la Dâr ul-khawf et n'a personne pour l'accompagner jusque dans la Dâr ul-islâm ou la Dâr ul-amn : s'agit-il de se préserver de voyager seule (se préserver d'un autre interdit) ("لا يخلون رجل بامرأة، ولا تسافرن امرأة إلا ومعها محرم") ? ou bien de se préserver de demeurer dans la Dâr ul-khawf (se préserver d'un interdit) ? Il s'agit alors de choisir la seconde option : rester dans la Dâr ul-Khawf est plus grave que de voyager seule.
C'est ce qui est arrivé à Ummu Kulthûm bint 'Uqba. Elle quitta La Mecque seule, en direction de Médine. Plus tard, en chemin, le Destin fit qu'elle rencontra la caravane d'un Khuza'ite, qui l'accompagna jusqu'au but de son voyage.

Plus accentué encore fut ce qui arriva à Aïcha (que Dieu l'agrée) : au retour de la campagne des Banu-l-Mustaliq, en l'an 5 de l'hégire, étant allée chercher son collier, elle resta sans le vouloir en arrière du groupe des autres musulmans. Or, les gens chargés de hisser son palanquin sur le chameau ne rendirent pas compte qu'elle ne s'y trouvait pas, à cause de son poids léger. C'est ainsi qu'elle se retrouva toute seule au beau milieu du désert d'Arabie. Safwân ibn ul-Mu'attal (que Dieu l'agrée), qui marchait en arrière de l'armée, vit de loin une forme humaine ; s'étant approché, il reconnut Aïcha, et prononça la formule du Istirjâ'. Réveillée par cette exclamation, Aïcha recouvrit immédiatement son visage. Safwân, sans dire un mot, descendit de son chameau, et le rapprocha de l'épouse du Prophète.
Aïcha devait-elle alors appliquer l'interdiction d'être seule avec un homme qui n'est ni son mari ni un proche parent, mais, alors, elle restait encore seule dans le désert d'Arabie, exposée à de graves dangers (être enlevée, être agressée) ? Ou bien Aïcha devait-elle accepter  de cheminer seule avec Safwân (ce qui est normalement interdit), et ce exceptionnellement, afin de mettre fin au danger de la solitude dans le désert... Aïcha retint la seconde option.

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V) Conclusion :

Je voudrais vous dire aussi qu'en dernier recours, au cas où le voyage serait nécessaire et qu'il n'y aurait aucune possibilité pour qu'un proche parent (mahram) soit présent avec vous, au moins que vous agissiez selon le troisième avis suscité, et qu'il y ait tout un groupe de musulmanes sures et sérieuses qui fassent tout le voyage ensemble.

Quant au quatrième avis, certains ulémas contemporains comme al-Qaradhâwî pensent qu'il est applicable. Cependant, ceux qui partagent cet avis doivent, avant de pouvoir l'appliquer, étudier de façon sérieuse la situation du pays et de la région où le voyage va s'effectuer (afin de réaliser la tahqîq ul-manât) : y a-t-il vraiment sécurité générale pour la femme, ou pas.

Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).

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