Saurons-nous gérer la pluralité d'avis nous parvenant de nos ulémas ?

Un grand problème aujourd'hui est que nous musulmans n'arrivons pas toujours à gérer la pluralité d'avis qui nous parviennent de nos ulémas : certains d'entre nous confondent le fait de ne pas partager un avis émis par un savant avec le fait de dénigrer ce savant ; d'autres tombent dans ce qu'ils croyaient dénoncer chez tous les autres : suivre aveuglément un ou quelques savants. Notre communauté est aujourd'hui l'objet de tiraillements à cause de cette incompréhension…

Si traiter des règles musulmanes, donner des avis, etc., demandent certes des compétences qu'ont ceux qui sont versés dans les sciences musulmanes – c'est comme pour toute discipline sur cette terre –, l'islam a cette particularité que ses savants ne sont pas organisés en institution pyramidale pour émettre des avis. A propos des règles (ahkâm) fondées sur un texte authentique et clair du Coran ou des Hadîths, aucun savant ne peut faire office de Pape, puisque aucun n'est infaillible, que seul le Prophète l'était et qu'il arrive qu'un savant ait émis une opinion contredisant ce genre de texte "qat'î" par oubli ou par ignorance de celui-ci. Chaque savant a donc le droit de débattre avec un autre savant, poliment et sur un pied d'égalité, sans dénigrement, s'il pense que l'autre a fait une erreur d'interprétation par rapport au texte "qat'î" (ce genre d'erreur d'interprétation rapportant de toute façon une récompense, contre deux au cas où l'interprétation est juste). Enfin, pour ce qui est des règles (ahkâm) à propos desquelles il y a plusieurs interprétations possibles (zannî), aucun savant ne peut non plus faire office de Pape et imposer aux autres savants l'interprétation qu'il considère juste ; les savants doivent au contraire, sur un pied d'égalité, débattre de ce genre d'opinions et de leurs preuves. Mufti Taqî Uthmânî écrit en substance : "Pour l'interprétation du Coran et des Hadîths, l'islam n'a pas mis en place une institution dont l'avis serait le seul possible, et à côté de quoi aucun autre avis ne pourrait exister. Si des ulémas mettent en place un institut qui donne des fatwas au public, c'est bien. Mais il serait faux de croire qu'un savant compétent ne faisant pas partie de cet institut ne pourra ensuite plus présenter une interprétation différente" (Islam aur djiddat passandî, pp.94-95). "En islam, tous ceux qui ont acquis correctement la science de l'islam sont des Ulémas. Car "'âlim" ["savant"] n'est pas le qualificatif d'un seul homme. Il n'existe donc aucun "'âlim" pouvant imposer à tout le monde ses opinions" (Idem, p. 63).

Malheureusement nous musulmans n'arrivons pas toujours à gérer la pluralité d'avis qui nous parvient de nos ulémas. On peut distinguer deux extrêmes dans notre façon de traiter cette divergence d'avis…

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Un extrême : s'empresser de dire que seul l'avis de tel savant est juste parce ce savant se fonde sur la pure Sunna :

Certains frères, sur la base de la présence d'un Hadîth, un seul, et sans recherche approfondie, se permettent de mettre en doute la validité de toute opinion juridique différente de celle fondée sur la lettre de ce Hadîth (alors que parfois d'autres Hadîths authentiques existent, parfois d'autres lectures de ce Hadîth ont été faites par d'autres savants) ; ces frères, ayant pris connaissance de l'avis de savants tels que al-Albânî, Ibn Bâz, Ibn ul-Uthaymîn ou Rabî' al-Madkhalî, puis ayant lu, à propos du même point, un avis différent chez d'autres savants, se permettent, sans même un regard pour les arguments de ces derniers, de dire que le second avis est forcément erroné. Ces frères disent : "Cheikh Untel a dit ceci, eh bien malheur à celui qui présentera une recherche différente, car étant donné que le Cheikh suit la pure Sunna, choisir toute autre recherche serait forcément dévier de la Sunna !"
A se demander si ces frères ne font pas, vis-à-vis de al-Albânî, Ibn Bâz etc., la même chose qu'ils reprochent à d'autres frères de faire vis-à-vis de savants malikites, shafiites ou hanafites : les suivre aveuglément. A se demander aussi où se trouve la caractéristique des sunnites et la différence d'avec les chi'ites : comme si ces savants étaient des sortes d'équivalents chez les sunnites de ce que les chiites, dans leur usage spécifique, nomment les "imams" infaillibles. Il en est même, parmi les frères de ce groupe, qui se permettent ce genre de réflexions : "Il n'y a que Ahmad ibn Hanbal qui suit la Sunna !" Ou : "Mâlik, Abû Hanîfa ? Des gens qui donnaient préférence à leur avis personnel sur les textes de la Sunna !" Comme si seulement les avis de al-Albânî, Ibn Bâz etc., étaient conformes à la Sunna authentique ! Comme si, à propos de chaque texte, une seule interprétation en était possible ! (Attention : comprenons-nous bien : je respecte entièrement ces savants, et je cite moi-même certains avis de certains d'entre eux ; mais ce dont je parle ici c'est que l'on considère leurs avis comme les seuls fondés par rapport à la Sunna et la voie des pieux anciens.)

Que fait-on alors du Hadîth où le Prophète (sur lui soit la paix) déclara : "Que personne n’accomplisse la salât de ‘asr sauf chez les Banû Qurayza". Les Compagnons se mirent donc en route vers le lieu indiqué. L’heure de 'asr survint cependant tandis qu'un certain nombre de Compagnons étaient encore en chemin. Parmi eux, un groupe déclara alors : "Nous n’accomplirons la prière que là où le Prophète nous a ordonné de le faire, l’heure légale dût-elle nous manquer"… Un autre groupe déclara : "Nous allons accomplir la prière, ce n’est pas cela qu’il a voulu de nous". Ceci fut rapporté au Prophète. Il ne fit alors de reproche à aucun des deux groupes. (Ce récit est rapporté par al-Bukhârî, 904, 3893, Muslim, 1770, qui évoque la prière de zohr au lieu de celle de ‘asr ; voir également les autres versions citées dans FB 7/510-511). Ibn ul-Qayyim, décrivant les positions des deux groupes de Compagnons, dit des premiers que s'ils ont agi comme ils l'ont fait, c'est "par délaissement de toute interprétation (ta'wîl) différente du sens littéral (az-zâhir)" ; et du second groupe qu' "ils ont été jusqu'à la compréhension de ce que le texte voulait d'eux" (Zâd ul-ma'âd, tome 3 p. 131). Ibn ul-Qayyim écrit également des premiers qu' "ils ont pris en considération le sens littéral (az-zâhir)" et des seconds qu' "ils ont pris en considération l'objectif (al-ma'nâ) [également]". Il conclut : "Ces Compagnons-ci sont les prédécesseurs des savants qui prennent le sens littéral (ahl uz-zâhir), ceux-là les prédécesseurs des savants qui penchent pour la prise en compte de l'objectif et le raisonnement par analogie (ahl ul-ma'nâ wal-qiyâs)" (A'lâm ul-muwaqqi'în, tome 1 pp. 155-156). Il écrit encore : "Les savants ont des avis divergents à propos de savoir lequel des avis de ces deux groupes était correct" (Zâd ul-ma'âd, tome 3 p. 131). An-Nawawî a écrit des propos très voisins (Shar'h Muslim, tome 12, p. 98).

Il faut donc arriver à distinguer les cas où un seul avis est possible des cas où une pluralité d'opinions est inévitable. Le Dr Abd ul-Karîm 'Aql écrit : "Parmi les causes de division figure l'insuffisance dans la compréhension du fiqh de la divergence (…) de même que l'insuffisance dans la compréhension du fiqh du rassemblement et du groupe" (Maf'hûm ul-iftirâq, pp. 53-54). En développement de ce qu'il veut dire, 'Aql écrit que trop de musulmans "ignorent les cas où la divergence d'opinions est autorisée et les cas où elle n'est pas possible" (p. 53), "ne sont pas capables de bien faire la différence entre les règles de l'islam qui sont inchangeables et celles qui sont sujettes au changement" (p. 54). Mettant l'emphase sur cette nécessité de bien comprendre la différence entre divergence et déviance, le Dr 'Aql écrit également : "La différence entre la divergence et la déviance est chose très importante, et les savants doivent s'en préoccuper. Car certains prédicateurs et certains jeunes du réveil [= revenus à une pratique religieuse dans l'actuelle période du réveil de l'Islam], à la connaissance incomplète en sciences religieuses, ne parviennent pas à faire la différence entre la déviance et la divergence. Certains d'entre eux appliquent donc aux cas de divergences les règles applicables à la déviance. Or c'est là une erreur grave, dont la racine est le manque de connaissance quant aux principes de la déviance…" (Idem, p. 11). "Leur signe est l'ignorance par rapport aux principes généraux de la législation musulmane ainsi qu'à ses objectifs généraux tels que la recherche des bienfaits et le fait de repousser les méfaits ("jalb ul-massâlih wa dar' ul-mafâssid"), tels encore que la règle de la facilitation ("tayssîr"), la question de savoir quand les hommes ont-ils une possibilité ("rukhsa"), quand ont-ils une nécessité ("dharûra"), et comment peut-on avoir recours à cette nécessité…" (p. 54). Ce manque de compréhension à propos des différentes lectures possibles de mêmes textes relève d'un autre problème qu'évoque également le Dr 'Aql : "Parmi les causes de division figure la dureté à propos des règles de l'islam ("at-tashaddud wa-t-ta'ammuq fi-d-dîn")" (p. 56).
Explicitant les cas où la divergence est possible et les cas où elle n'est pas possible, 'Aql écrit également : "La déviance ne se produit qu'à propos des grands principes ("ussûl kubrâ"), c'est-à-dire des principes de la religion où il ne peut y avoir de divergences et qui sont prouvés par un texte formel ("nass qâti'") ou par un consensus ("ijmâ'"), ou bien qui sont établis comme formant de façon unanime une voie pratique des sunnites ; tout ce qui est ainsi est un principe ("asl"), et celui qui le contredit se met donc à dévier. Mais en-deçà de cela, [la différence d'avis] relève de la divergence. La divergence a lieu dans ce qui est en-deçà des principes ("mâ dûn al-ussûl") : il y a possibilité ici d'une pluralité d'avis (…). Cela prend place à propos des avis qui font l'objet d'interprétations ("al-ijtihâdiyyât") et à propos des ramifications ("al-far'iyyât"). (…) Les ramifications ("al-far'iyyât") sont parfois présentes dans les questions relatives aux croyances [également], celles où l'on est unanime sur les principes mais où l'on diverge à propos des façons détaillées (al-juz'iyyât") : il y ainsi consensus de la Oumma sur l'événement du voyage nocturne du Prophète, et il y a divergence à propos de savoir s'il a vu Dieu avec son œil physique ou avec l'œil de son cœur" (Maf'hûm ul-iftirâq, pp. 12-13).

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Un second extrême : confondre le fait d'avoir un avis divergent (ikhtilâf ur-ra'y / takhtia) et le dénigrement (ta'n) :

A l'autre extrême, d'autres frères croient que le seul fait de dire : "Sur tel point, les arguments sur lesquels tel avis du savant Y sont plus forts que ceux sur lesquels se fonde l'avis du savant X", c'est dénigrer ce savant X et manquer de respect à son savoir et à sa piété. Ces frères confondent donc la divergence fondée sur une recherche différente (takhtia) et le dénigrement (ta'n). Et encore, nous ne parlons même pas là d'une divergence par rapport à l'avis des mujtahids mutlaqs, mais de muftis contemporains ou du siècle dernier, habitant ou ayant habité telle ou telle région de tel pays ! Ces frères disent : "Cheikh Untel a dit ceci, eh bien malheur à celui qui présentera une recherche différente, car ce serait manquer de respect au Cheikh, car ce serait se prétendre plus savant que lui, et ce serait le dénigrer !"

Or un savant peut être très compétent et, pourtant, faire involontairement une interprétation discutable à propos de un, deux, trois, quatre, etc. points précis. Et il ne faut pas confondre d'une part le fait d'exprimer une divergence d'avis, un désaccord par rapport aux arguments d'un savant donné et d'autre part le fait de manquer de respect et de dénigrer le savant. Dénigrer un savant, c'est dire qu'il est un incapable, un égaré, etc. Exprimer un avis différent c'est juste exprimer le fait qu'on ne partage pas, sur la base de recherches approfondies, tel avis de tel savant. Il s'agit de deux choses différentes.

Ne pas reconnaître cette différence, c'est rendre impossible de faire des approfondissements dans la recherche, voire même d'exprimer la formule qui est pourtant l'une des caractéristiques des sunnites : "Kullu ahad yu'khadhu min qawlihî wa yut'rak, illa-n-Nabiyya – sallallâhu 'alayhi wa sallam" : "Chaque savant est tel que, parmi ses avis, certains sont à délaisser, sauf le Prophète (sur lui la paix)". A se demander où se trouve la caractéristique des sunnites et la différence d'avec les chi'ites qui voient en les cinq, sept ou douze personnages qu'ils nomment "imams" dans leur usage à eux des législateurs infaillibles au même titre que l'était le Prophète.

Le savant indien Cheikh 'Atîq ur-Rahmân Sanbhalî écrit : "Respecter est une chose. Conférer le degré d'infaillibilité est autre chose. Les chiites confèrent le degré d'infaillibilité au Prophète (sur lui la paix), mais aussi à Fatima, Ali, al-Hassan, al-Hussein (que Dieu les agrée) et à ceux qu'ils considèrent leurs "imams". Résultat : ils ne peuvent imaginer que ces personnages aient fait une erreur d'interprétation ou une erreur ; par contre, celui qui a un avis différent de ces personnages est systématiquement dans l'erreur. Nous autres sunnites n'avons pas cette croyance, mais parfois notre façon de nous comporter témoigne d'une mentalité approchante" (Wâqi'a-é karbalâ', pp. 31-32). Plus loin il écrit : "Une façon de voir les choses serait de se dire que du moment qu'un personnage comme Ibn Khaldûn a écrit cela, que cela soit prouvé ou pas, que cela soit compréhensible ou pas, il n'y a aucune possibilité de ne pas y adhérer. C'est une façon de penser qui – à dire le vrai – a gâché notre façon de faire, et qui, au nom de la connaissance, nous a rendus figés dans la connaissance. Si cette façon de procéder – ne plus faire aucune recherche au nom du respect des anciens – n'était pas aussi généralisée chez nous, notre communauté serait différente de ce qu'elle est aujourd'hui. (…) Dieu seul sait comment cette façon de procéder est-elle entrée dans le monde musulman, ce monde-là même qui, depuis le premier jour, est né avec l'invitation à la réflexion et à ne pas suivre aveuglément les ancêtres, les rabbins et les moines" (Ibid., pp. 34-35).

Un exemple : à propos des pouvoirs délégués aux représentants du mari et de la femme en cas de mésentente grave, Cheikh Khâlid Saïfullâh a donné la fatwa sur l'avis de Mâlik ; et il a écrit que l'argumentation de l'école hanafite "était discutable sur ce point précis" ("Ahnâf ké dalâ'ïl iss mas'alé mein qâbilé ghaur hein" : cf. Islâm aur jadîd mu'âsharatî massâ'il, p. 208). Cheikh Khâlid Saïfullâh n'en a pas pour autant cessé d'être hanafite ; et la phrase qu'il a écrite est clairement une takhtia (l'expression d'un avis différent) mais n'est nullement un ta'n (dénigrement de ceux qui sont à l'origine de l'autre avis). Quand parviendrons-nous donc à faire la différence ?

Un autre exemple : de l'avis disant de certains alcools élaborés à partir de fruits autres que le raisin et la datte qu'ils ne sont interdits que s'ils sont absorbés en quantité telle qu'elle provoque l'ivresse, le savant indien Shâh Waliyyullâh pense qu'il est dû au fait suivant : "Certains Compagnons et certains de leurs élèves n'avaient pas eu connaissance du Hadîth. Mais aujourd'hui, le Hadîth est devenu connu et la vérité est apparue comme le jour" (Hujjatullâh il-bâligha, tome 2, pp. 509-510). Il s'agit des deux Hadîths suivants, mis bout à bout : "Tout ce qui provoque l'ivresse est du vin" (rapporté par al-Bukhârî) et : "Ce qui, pris en la quantité d'un faraq, provoque l'ivresse est interdit même pris en la quantité de ce qui tient dans la main" (rapporté par Abû Dâoûd). Shâh Waliyyullâh pense donc que le musulman d'aujourd'hui doit délaisser cet avis (Ibid.). Ce que Shâh Waliyyullâh a écrit est également une takhtia (l'expression d'un avis différent) mais ce n'est nullement un ta'n (dénigrement de ceux qui sont à l'origine de l'autre avis). Quand parviendrons-nous donc à faire la différence ?

Il est par ailleurs attristant de constater que d'aucuns sont en réalité d'accord pour que des recherches argumentées mais différentes de ce qui avait été dit jusqu'ici soient diffusées et appliquées ; mais à la condition sine qua non qu'elles proviennent de personnes appartenant à leur famille : leur beau-frère, leur cousin, leur neveu ou leur fils… Malheur à celui qui proposera une recherche différente alors qu'il appartient à une famille autre que la leur ou autre que celle qui leur est liée de longue date. Et vas-y que je combats avec force arguments (et parfois en prenant le prétexte du "Ce n'est pas le moment de soulever tel point") l'avis différent quand il est proposé par B, mais que je l'accepte ensuite de grand coeur – ou avec un grand silence bienveillant – dès qu'il est mis en avant par A. Attitude on ne peut plus regrettable... Il en est même qui prennent prétexte des quelques objections faites par quelques personnes du grand public pour dire : "Vous voyez ? Il ne faut pas diffuser ce genre de choses : ça fait fitna". La belle affaire : quand c'est soi-même ou des ulémas de la famille qui diffusent des recherches et qu'il y a aussi quelques objections, on s'empresse d'aller expliquer aux personnes et de les apaiser, puis de dire : "Ce n'était que quelques personnes ignorantes, du grand public, on leur a expliqué, c'est bon" ; par contre, quand c'est quelqu'un qui n'est pas du club qui diffuse et que le même genre de personnes, du grand public, fait quelques objections, on s'empresse de faire monter la mayonnaise (diffusion au plus grand nombre, avec dramatisation, accent tragique, ou, notez, tragi-comique, c'est selon), puis d'en exploiter les retombées pour, enfin, pouvoir lâcher innocemment le fameux : "Vous voyez ? Il ne faut pas diffuser ce genre de choses : ça fait fitna". Comment ne pas penser à cette parole du Prophète (sur lui la paix) : "Min 'indihim takhruj ul-fitnatu wa fîhim ta'ûd" (Mishkât).
Et comment s'étonner ensuite que ce genre d'esprit de clan ('assabiyya) engendre des tiraillements et des divisions ? Reconnaître ainsi le correct et l'erroné à travers le prisme de l'affiliation de la personne qui propose l'avis ou l'idée, et non en fonction des arguments sur lesquels cet avis ou cette idée repose, c'est tomber dans ce que al-Ghazâlî a si justement déploré : "C'est là l'habitude des gens qui sont faibles intellectuellement : ils reconnaissent la vérité en fonction des personnes, non les personnes en fonction de la vérité" (Al-Munqidh min adh-dhalâl, p. 25). Et al-Ghazâlî de poursuivre : "Quant à celui qui est doué d'intelligence, il suit le modèle du chef des intelligents, Alî (que Dieu l'agrée), qui disait : "Ne reconnais pas la vérité en fonction des personnes mais reconnais la vérité et tu reconnaîtras les personnes qui y [adhèrent]"" (Ibid.). En fait le problème est de ne pas être parvenu à vivre concrètement ce que Mufti Taqî Uthmânî a très justement rappelé : "Durant ces quatorze siècles d'histoire musulmane, il y a eu des ulémas de toutes couleurs de peau et de toutes les ethnies (…) et ils ont été considérés comme des leaders de leur pays et de leur peuple. La cause de cette considération a toujours été leur connaissance et leur piété, et non l'appartenance à une famille particulière" (Islam aur djiddat passandî, p. 62). Dr 'Aql a raison, quand il voit comme une autre cause de division : "la présence des sectarismes ("'assabiyyât"), quelles qu'en soient les types et les formes : qu'elles soient liées aux écoles, ou qu'elles soient ethniques, nationalistes, tribales, de partis ou de slogans, etc. La plus dangereuse forme de sectarisme est celle qui existe dans le domaine de la da'wa…" (Op. cit., p. 59). En passant, notons bien que 'Aql n'a pas dit que c'était l'affiliation à une école juridique qui causait problème mais bien l'esprit partisan dans l'affiliation à cette école ; et cela Shâh Waliyyullâh l'a également écrit (cf. Hujjat ullâh il-bâligha).

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Savoir éviter ces premier et second extrêmes :

Il n'y a pas que Cheikhs Untel et Untel qui suivent la pure Sunna. Il est nécessaire que l'on arrive à ne plus considérer les choses que selon un seul angle ; et il est tout aussi nécessaire que l'on cesse de s'empresser de recourir à la "takhti'a" de toute personne qui voit les choses sous un autre angle que soi. Il y a de nombreux points où deux avis différents sont possibles, et où diverger par rapport à un des deux ou trois avis existants, ce n'est pas dévier de la Sunna. Il ne faut donc pas avoir recours à la "takhti'a" sans recherches approfondies et, partant, sans connaissances solides.

D'un autre côté, respecter tous les savants est chose nécessaire ; se référer à leurs recherches est aussi nécessaire. Mais n'est pas un manque de respect le fait qu'un savant se réfère aux recherches de savants et poursuive le mouvement de la recherche ; n'est pas non plus un manque de respect le fait que ce savant dise avec respect et humilité, après des recherches approfondies le plus qu'une recherche puisse l'être : "Sur tel point, je ne partage pas l'avis d'Untel à cause de tel, tel et tel arguments ; cependant, je le respecte entièrement et jamais je ne le dénigrerai". Il ne faut donc pas confondre "takhti'a" et "ta'n".

Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).

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