La Révélation induit-elle (Inshâ', إنشاء) les Normes (ahkâm), ou ne fait-elle que les mettre en lumière (Kashf, كشف) ? Même question par rapport au Ijtihâd : fait-il Inshâ' (إنشاء) ou bien Kashf (كشف) des Normes (ahkâm, أحكام) ?

La problématique :

On entend dire que, contrairement à la Révélation - qui induit, inshâ', le caractère bon ou mauvais des actions -, le Ijtihad des ulémas ne fait, pour sa part, que mettre ce caractère en lumière, kashf : la Révélation fait le inshâ' des normes, alors que le Ijtihad n'en fait que le kashf.

Pourtant, d'autre part on entend aussi dire que, pour plusieurs types de ahkâm, la Révélation est venue non pas induire (inshâ') le caractère bon ou mauvais des actions, mais mettre ce caractère en lumière (kashf).

Voilà déjà une contradiction : la Révélation induit-elle le caractère bon ou mauvais (inshâ'), ou ne fait-elle que mettre ce caractère en lumière (kashf) ?

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Comme si cela ne suffisait pas, voici une 3ème parole que l'on entend encore : "Il existe des Ijtihâd inshâ'î, et des Ijtihâd bayânî."

Ce 3ème propos entraîne une autre contradiction, cette fois par rapport au 1er propos suscité : Tout Ijtihâd ne fait-il que le kashf des ahkâm relatifs aux actions (comme le dit le propos cité au tout début) ? ou bien certains Ijtihâds font-ils le inshâ' de ces ahkâm (comme le dit ce dernier propos) ?

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Réponse :

En fait, dans ces 3 affirmations, le terme "inshâ'" a un seul et même sens : "induire".
Cependant, ce n'est pas par rapport au même objet, et c'est cela qui confère à chaque fois à ce terme une portée différente.

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1) Ainsi, quand on dit que

les Mujtahidûn font parfois du "Ijtihâd bayânî", mais d'autres fois du "Ijtihâd inshâ'î" : les deux sont différents,

c'est dans le sens où :

--- le Ijtihâd bayânî est l'effort de réflexion fait afin de découvrir le sens correct de ce qu'un texte de la Révélation veut signifier : il s'agit des cas dont ces textes parlent, mais à propos de quoi ils donnent une réponse qui :
----- soit se prête à une pluralité d'interprétations (Comment expliquer qu'il y ait divergences d'interprétations de mêmes textes (الاختلاف الناشئ عن تعدد دلالات النصوص) ?),
----- soit est liée à un principe motivant ('illa) non-exprimé dans le texte (Takhsîs bi-t-ta'lîl pour le Coran ; Takhsîs bi-t-ta'lîl pour la Sunna),
----- soit est telle que sa littéralité est concurrencée par un principe plus général (Quand il y a 2 façons de concilier une règle générale et un hadîth particulier - Sur une question donnée, il existe un hadîth authentique ; cependant, ce hadîth peut parfois être compris selon un sens différent du seul sens littéral (ظاهر)).
Dans certains cas, ce ijtihâd bayânî peut mener à un ijtihâd intiqâ'î, quand il s'agit de faire une choix entre les avis existant ;

--- alors que le Ijtihâd inshâ'î, lui, consiste à établir le hukm s'appliquant à un cas dont les textes de la Révélation n'ont rien dit : c'est ici l'analogie (Qiyâs ul-'Illa, ou bien Qiyâs ul-Maslaha) qui entre en jeu ; la raison du mujtahid va chercher dans les textes un cas précédent, auquel elle peut comparer et ramener le cas nouveau, pour ensuite lui appliquer le hukm dont les Textes ont fait inshâ' (selon la portée que nous verrons en 2, ci-après) à l'autre cas. C'est cela qu'on exprime ici, en 1, par : inshâ'.

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2) Par contre, quand on dit que

le Ijtihâd "ne peut pas faire le inshâ' et fait seulement le kashf des ahkâm", contrairement à la Révélation "qui, elle, fait le inshâ' des ahkâm",

c'est dans le sens où :

--- la Révélation a force de loi pour le croyant, même si elle ne lui dit pas le pourquoi. Le croyant y conforme sa façon de percevoir. La Révélation mentionne parfois la rationalité de ce qu'elle dit, et parfois pas : il y a toujours une raison, mais on ne peut pas se dire, en tant que musulman : "tant que je connais pas la raison, cela n'a pas force de loi pour moi". C'est cela qu'on exprime par : "inshâ'" ;

--- alors que le Ijtihad, lui, se fait toujours en s'appuyant sur les textes de la Révélation, et reste secondaire par rapport à eux : le Ijtihâd soit interprète ces textes, soit exporte la règle qu'ils contiennent à des cas nouveaux (dans le cas du ijtihâd inshâ'î, que nous avons évoqué en 1, plus haut). C'est bien pourquoi Abû Hanîfa disait : "حرام على من لم يعرف دليلي أن يفتي بكلامي" : "Il est interdit (harâm) à celui qui ne connaît pas l'argument (sur lequel) je (me suis fondé) de donner fatwa selon mon propos" (relaté par Ibn 'Âbidîn ash-Shâmî, cité dans Sifatu Salât in-Nabîyyi sallallâhu 'alayhi wa sallama, al-Albânî, pp. 22-23). Il voulait rappeler que, en terme de force de loi, son propos n'a pas le degré que le propos de Dieu ou de Son Messager a.

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3) Enfin, quand on dit que

la Révélation vient seulement "mettre en lumière" ("kashf") le caractère des actions des catégories : "1.1", "1.2", "1.3" et "2.1", elle ne vient pas faire le "inshâ'", pas induire ce caractère (Le caractère "bon" ou "mauvais" d'une action humaine précédait-il ce que la Révélation est venue "révéler" ("الوحي", "السمع", "الشرع") à son sujet ? Ou bien fait-il suite à la venue de ce dit de la Révélation à son sujet ?)

c'est au sens où les caractères de "bien" et de "mal" sont inhérents aux croyances et actes de ces catégories : Dieu a créé ces croyances et ces actions : "bonnes" ou "mauvaises" en soi, et la Révélation qu'Il a faite au Prophète est seulement venue faire savoir aux hommes, mettre pour eux en lumière (kashf) ce caractère "bon" ou "mauvais"...
Ce n'est pas que ces croyances et actions auraient été "neutres", et la Révélation serait venue induire leur caractère "bon" ou "mauvais", au point qu'elle aurait pu décréter le "bien" : "mal", et vice-versa (comme l'affirment les Jahmites, les Acharites ainsi que Ibn Hazm). C'est de ce type de inshâ' qu'on fait ici la négation.

Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).

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