المنارة تتحدّث : "Le minaret converse"... (texte de Abu-l-Hassan 'Alî an-Nadwî - رحمه الله - présent dans son ouvrage القراءة الراشدة - tome 3 -, et relatant de façon très concise l'histoire de l'Islam en Inde)

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Partie I :

Je sortis un jour de la cité de Dehli afin de me reposer du bruit des marchés et de la fatigue du travail. Je me rendis ainsi au Qutub Minar, à l'extérieur de la ville. Alors que je regardais ce haut minaret, il m'apparut être un monument dans l'ingénierie et la construction : bâti à partir de dures pierres rouges, il témoignait du savoir-faire des anciens.

[photographie visible ici : trawell.in]

Alors que je marchais autour de ce minaret, entre tombes et palais, méditant sur la fragilité des hommes et la solidité de leurs constructions, voilà qu'une voix se mit à résonner à mes oreilles, disant : "Ô homme ! Ecoute !".
Je me retournai, mais ne vis personne ; je fis tourner mon regard, mais la place était silencieuse, avec personne pour appeler et nulle âme pour répondre : il n'y avait là que pierres, sourdes et muettes.
Et voilà que la voix se répète : "Ô homme ! Ecoute !". Je m'approchai de la source de cette voix tout en me rapprochant du minaret.
Et là je constatai chose étonnante ! Je constatai chose étonnante car j'entendis le minaret parler. Je dis alors : "Je n'ai jamais assisté à chose telle que celle d'aujourd'hui : des pierres qui parlent, et un minaret qui converse !"
La voix se fit plus forte et plus claire : "Ecoute, ô homme ! Et n'aie pas peur. C'est Dieu qui m'a fait parler, Celui qui a fait parler toute chose !".
Je me tins alors debout là, écoutant cette voix.

Le minaret me dit :

"Je suis debout ici depuis sept siècles, n'ayant jamais changé de place et n'ayant jamais fermé l'œil, observant les retournements du temps et les changements de rois et de sultans. C'est comme si j'étais un axe autour duquel tourne la meule des événements.
Et pendant ce laps de temps, j'ai vu comme choses étranges ce qui m'a fait quelque peu rire, et comme choses attristantes ce qui m'a fait pleurer longuement. Si mon cœur n'était pas fait de pierre, il se serait brisé de tristesse. Je ne nie pas que, pendant ce laps de temps, j'ai vu des souverains justes et des hommes d'entre les ulémas et les pieux, par lesquels mon œil s'est rafraîchi et ma tristesse a disparu
.

Allez, je vais te raconter mon histoire, ainsi que ce qui s'est passé dans ce pays, entre mon ouïe et ma vue.

J'ai entendu dire que Mahmûd de Ghazni est celui qui a ouvert ce pays à l'islam, et l'a conquis depuis le nord jusqu'au sud, ayant vaincu les armées organisées des rois de l'Inde.

Ce fut là une preuve que la foi l'emporte sur le nombre (فكان برهانًا على أن الإيمان يغلب العدد).

Cela s'est passé à l'aube du 5ème siècle de l'hégire.
Un siècle et demi plus tard, le sultan Shihâb ud-Dîn Ghûrî est venu en campagne en Inde ; c'est par son biais que les pieds des musulmans se sont affermis dans ce pays et qu'ils y ont établi un Etat indépendant.
Mais celui qui a véritablement conquis ce pays et l'a subjugué à l'islam fut l'homme pieux cheikh Mu'în ud-Dîn Tchishtî ; celui par le biais de qui des milliers de polycultistes ont été guidés à l'islam ; ses invocations furent un outil et une protection pour al-Ghûrî.

Je dis : "J'ai entendu dire", car je n'existais pas encore, en ces jours-là : je suis né au 7ème siècle hégirien : c'est Qutb ud-Dîn qui m'a fait élever comme minaret pour la mosquée Quwwat ul-islâm ; et je fus terminé par le biais de Shams ud-Dîn. Je suis resté fils unique depuis ma naissance.
Parmi les beautés de l'islam il y a (justement) qu'il a fait des esclaves des maîtres et (parfois) des rois. A al-Ghûrî a succédé son esclave Qutb ud-Dîn ; et à ce dernier : son esclave Shams ud-Dîn. La dynastie des Mamelouks [de l'Inde] a perduré pendant 87 années, lors desquelles sont apparus des rois dont votre histoire s'embellit : ce fut le cas du chef Qutb ud-Dîn Aybak ; du roi pieux Nâssir ud-Dîn Mahmûd ibn Iltumish ; et du roi juste Ghiyâth ud-Dîn Balban.

C'était pendant le règne du sultan Shams ud-Dîn qu'a vécu à Dehli le maître soufi Qutb ud-Dîn Bakhtiyâr Ka'kî ; souvent je voyais le sultan Shams ud-Dîn se rendre auprès de lui la nuit, se mettre à son service, lui masser les pieds, et pleurer.

Et puis la dynastie de mes maîtres les Mamelouks prit fin. "La Terre appartient à Dieu, Il en fait hériter qui Il veut" : "إِنَّ الأَرْضَ لِلّهِ يُورِثُهَا مَن يَشَاء مِنْ عِبَادِهِ" [Coran 7/128]. Vinrent alors les Khiljî.
Je vis quelque chose relevant des étrangetés humaines : un oncle respectable est assassiné par son neveu et gendre ! Malgré tout, après que 'Alâ' ud-Dîn eut assassiné son oncle Jalâl ud-Dîn, il organisa le pays, instaura les lois, fixa les prix, étendit la sécurité, et s'avança loin à l'intérieur du territoire de l'Inde.

Après 31 années, les Khiljî disparurent – la Sunna de Dieu sur Terre.

La famille des Tughluq leur succédèrent. Parmi eux il y eut un roi aux manières étranges : Muhammad Tughluq, le roi intelligent, et fou en même temps !
Il voulut (par ailleurs) déplacer la capitale à Dawlat-âbâd, mais Dieu eut pitié de ma solitude, et le roi ne réussit pas.
Ce fut un jeune homme pieux de sa maisonnée, du nom de Fîrôz, qui lui succéda : il bâtit des mosquées et des medersas, instaura des routes et des auberges, et combattit les injustices.
C'est à cette époque que vécut le pieux homme cheikh Nizâm ud-Dîn Badâyûnî : il possédait une khânqâh fréquentée, vers laquelle des centaines d'aspirants se dirigeaient. Il y avait ainsi là une autorité spirituelle, à côté de l'autorité temporelle, la première dépassant la seconde dans les cœurs des gens.
Les gens de Tughluq régnèrent pendant 135 ans – une longue période.

Puis leur autorité prit fin – la Décision appartient à Dieu –, et elle échut aux Lûdhî.
Le meilleur d'entre ces derniers fut Sikandar Lûdhî : il était juste, vertueux, aimant la science religieuse et les ulémas.

A cette époque la cité de Jhônpûr devint florissante : elle atteignit son apogée sous le règne de Ibrâhîm Shâh Sharqî (804-844). J'entendais les récits liés à son roi, les nouvelles de ses ulémas – tels que le chef des ulémas Qâdhî Shihâb ud-Dîn Dawlat-âbâdî, ou encore le cheikh Abu-l-Fat'h ibn 'Abd il-Muqatadir Dehlawî – ainsi que les histoires de ses universités et de ses écoles religieuses.
De même que la cité de Ahmad-âbâd connut un grand épanouissement : elle l'emporta sur le reste de l'Inde de par ses rois attachés à la droiture, ses ulémas spécialistes en hadîths, de par aussi ses artisanats, la quantité de ses jardins et vergers, et sa bonne organisation. J'entendais également les nouvelles de Mahmûd Shâh et de son fils Muzaffar-Shâh Halîm (862-832) : c'est comme si j'entendais les nouvelles d'hommes des 3 meilleurs générations."

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Partie II :

"A l'époque du règne de Ibrâhîm Lôdhî, en l'an 933, Bâbur – qui faisait partie de la famille de Tamerlan – surgit de Kabul, et, avec 12 000 combattants, brisa dans la plaine de Pânîpat les armées de Lodhî, constituées de 100 000 combattants.

Ce fut là une preuve que la résolution l'emporte sur la quantité (فكان برهانًا على أن العزيمة تغلب الكثرة).

Bâbur fonda la dynastie Moghole, celle-là même qui a eu une renommée dans le monde entier, et qui a laissé en Inde des traces perpétuelles.

Sous le règne de son fils Humâyûn, Sher Shâh Sûrî se leva et chassa celui-ci en Iran, puis institua un Etat d'une organisation sans précédent : il réalisa des choses grandioses, qui seraient normalement le fait de plusieurs rois : une route qu'il fallait 4 mois pour parcourir, qui était bordée d'arbres, et sur le tracé de laquelle on trouvait des sérails et des mosquées. Et tout cela en l'espace de seulement 5 ans. Je ne cesse d'envier Sahasram, car elle fut sa capitale ainsi que le lieu où il fut inhumé ; Dehli resta alors en arrière, et cette petite ville la dépassa.

Humayûn récupéra ensuite son trône avec l'assistance du Chah d'Iran ; et ce fut son fils illettré qui lui succéda : Akbar. C'est ce dernier qui sortit de l'islam, inventa une nouvelle religion et s'opposa aux musulmans. Dieu m'a préservé d'être dans sa proximité, vu qu'il prit Agra comme capitale.
Jahanguîr, son fils, monta sur le trône après lui ; il fut meilleur que son père, moins bien que son fils et que son petit-fils ; les effets de l'œuvre de Akbar s'estompèrent pendant son règne.

Ce fut pendant cette époque que se leva le grand réformateur et rénovateur cheikh Ahmad Sarhindî, qui inversa le courant des choses : par son intermédiaire Dieu changea la nuit et le jour ; par son biais le Dîn émergea, et la gouvernance des déviants prit fin (il mourut en 1034 a. h.).
A cette même époque l'Inde eut également la chance de connaître la présence d'un grand érudit qui fut au service de la science des hadîths, qui écrivit et enseigna longtemps : le savantissime 'Abd ul-Haqq al-Bukhârî (mort en 1052 a. h.) ; j'ai la chance qu'il est inhumé dans mon voisinage.

Après Jahanguîr ce fut son fils Shâh-Jahân qui devint empereur : c'est lui l'auteur de ces belles œuvres en Inde : il construisit à Dehli la Jâmi' Masjid, qui compte parmi les plus belles mosquées du monde ; le Fort Rouge ; ainsi que, sur la tombe de son épouse, le Taj Mahal, qui constitue un joyau unique dans le monde de l'architecture ; ce n'est que pour le voir que j'ai jamais voulu me déplacer.

A Shâh-Jahân succéda son fils le sultan Aurangzeb Âlamguîr ; c'est l'homme bien guidé de la dynastie : il fit codifier le Fiqh, enleva les taxes et les injustices qui avaient été établies (précédemment) sur les musulmans, établit la jizya sur les polycultistes, mit en place les prévôts, et instaura un Etat fonctionnant avec le 'Ilm et le Dîn.

Mais relève du manque de chance des musulmans de ce pays que les successeurs de Aurangzeb ne furent pas à la hauteur, dans le Dîn et dans la Gestion du pays (siyâssa) ; cette gestion devint alors une plaisanterie, et l'Etat un jouet. On vit des rois qui administraient le pays le matin, et qui furent assassinés le soir pour être remplacés ; comme ces vêtements usés que l'on jette. Je ne vais pas te faire perdre ton temps précieux à citer ici leurs noms tout vides.

C'est là que j'ai vu ce qui m'a fait pleurer : en cette période, les mœurs des musulmans se relâchèrent ; le péché se répandit parmi eux : l'alcool coula, les divertissements interdits se multiplièrent : les gens s'adonnèrent aux futilités et au jeu, à la danse et au chant ; c'est comme s'ils n'avaient pas reçu de prophète ni un livre descendu du ciel et qu'ils se trouvaient dans la Jâhiliyya. Je pensai à cette parole de Dieu Elevé : "Et lorsque Nous avons l'intention de détruire une cité, Nous rendons nombreux les gens qui y sont nantis, ils y font le mal, alors la parole est devenue avérée contre elle, et alors Nous la détruisons complètement" : "وَإِذَا أَرَدْنَا أَن نُّهْلِكَ قَرْيَةً أَمَرْنَا مُتْرَفِيهَا فَفَسَقُواْ فِيهَا فَحَقَّ عَلَيْهَا الْقَوْلُ فَدَمَّرْنَاهَا تَدْمِيرًا" [Coran 17/16] ; et je craignais Sa rigueur.
Sous le règne de Muhammad Shâh (mort en 1161 a. h.), le mal parvint à son comble et les limites furent dépassées. Dieu suscita alors sur les habitants de Dehli des gens dotés de force terrible, qui pénétrèrent dans les demeures : Nâdir Shâh surgit de l'Iran, et employa le sabre : on compta plus de 100 000 personnes tuées parmi les indiens de Dehli : le sang coulait dans les rues. La tuerie dura 3 jours.

(Mais, même alors) les gens de Dehli et les musulmans ne se réveillèrent pas de leur sommeil. Les Marathes et les Sikhs vinrent les combattre tels des gens s'étant réunis pour manger le même plat. Chaque jour une nouvelle attaque, du pillage, de l'humiliation et de l'exil. Beaucoup de cités durent ainsi être abandonnées, et des mosquées – dans lesquelles le Nom de Dieu était abondamment évoqué – furent détruites. Les musulmans furent incapables de faire face à ces (ennemis), la faiblesse et la crainte étant entrées dans leur cœur.
Alors Dieu eut pitié de cette Umma Indienne : Il suscita de l'Afghanistan, en 1174, Ahmad Shâh Abdâlî ; ce dernier affronta les Marathes dans la plaine de Pânîpat (…) et leur infligea une défaite sévère.

En ces jours stériles, Dehli engendra un grand personnage : le cheikh Waliyyullâh ibn Abd ir-Rahîm. Celui-ci appela les musulmans à revenir au Dîn, fit la critique des dirigeants injustes et des maîtres soufis innovateurs ; il forma des ulémas ayant de la profondeur dans le savoir et des prédicateurs dévoués ; il rédigea des ouvrages novateurs dans les sciences religieuses. Lui et ses nobles fils cheikh Abd ul-Azîz, cheikh Rafî' ud-dîn, cheikh Abd ul-Qâdir, ainsi que son petit-fils cheikh Ismaïl – celui qui est inhumé à Balakot – se consacrèrent au service du Dîn : qui écrivit une traduction du Coran ; qui rédigea un commentaire des Hadîths ; qui fut érudit en Fiqh – les gens se déplaçant pour le consulter – ; qui fut éducateur des âmes ; qui fut enseignant du Hadîth ; qui fut martyr dans la voie de Dieu ; et qui fut migrant s'étant rendu à la Maison de Dieu.
L'Inde (musulmane) exprime, par rapport aux autres régions (du monde musulman) sa fierté d'avoir eu cette noble maisonnée ; elle dit :
أولئك أبنائي فجئني بمثلهم .. إذا جمعتنا يا جرير المجامع
(Voilà mes fils. Apporte-moi semblables à eux,
O Jarîr, lorsque les assemblées nous rassembleront.)"

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Partie III :

"Je vois, ô cher, que tu t'es lassé de mes propos et du fait d'être resté debout si longtemps en ce lieu. Patiente quelque peu, peut-être que (en te racontant tout cela) j'allègerai une part de la tristesse que je trouve en moi.

J'avais oublié de te dire que les Anglais étaient arrivés en Inde au XVIè siècle chrétien, en tant que commerçants. Ils avaient fondé une compagnie commerciale qu'ils avaient nommée : la Compagnie des Indes Orientales. Ce fut là une graine de sédition à laquelle les rois musulmans, dans leur naïveté et leur bonne pensée, ne firent pas attention. La Compagnie demeura occupée aux affaires commerciales ; jusqu'à ce que la situation de l'Etat Moghol décline ; alors les hommes de la Compagnie lorgnèrent vers le pouvoir et le politique : ils se mirent à se mêler de ces affaires, et montèrent des dirigeants les uns contre les autres. Ils ne cessèrent ainsi de tirer profit de chaque occasion se présentant, jusqu'à devenir une puissance considérable en Inde. La situation des Anglais ne cessa de se renforcer, et celle des Indiens de s'affaiblir, au point que les premiers prirent le contrôle de Karnataka dans le sud et de Calcutta dans l'est, et tout cela avec l'argent des Indiens et leurs hommes, n'y ayant pour leur part ni dépensé une pièce de monnaie ni versé une goutte de leur sang.

Un jeune homme chevaleresque se soucia de l'affaire des Britanniques : Siraj ud-dawla, l'émir de Murshid-Âbâd. Il y eut un affrontement entre lui et les Anglais à Balâssî en 1171 a. h. / 1757 a. g. ; mais son vizir Mîr Ja'far le trahit et se rangea du côté adverse. Sirâj ud-dawla fut défait, et la province du Bengale passa ainsi aux Britanniques.

Des émirs firent un effort une seconde fois : le nouvel émir de Murshid-Âbâd, Mîr Qâssim – qui était gendre de Mîr Ja'far –, avec l'émir de Dehli, Shâh-é Âlam, ainsi que l'émir de Awadh, Shujâ' ud-dawla, rassemblèrent leurs nombreux hommes pour combattre les Anglais. Ces derniers étaient moins nombreux mais mieux organisés. Les Indiens furent alors battus et défaits dans la plaine de Baksar en 1178 a. h. / 1763 a. g.

Ce fut là une preuve que l'organisation l'emporte sur la foule (فكان برهانًا على أن النظام يغلب الزحام).

Les Britanniques avaient désormais la main sur la région s'étendant de Calcutta à Dehli.

Ensuite le jeune homme jaloux de son Dîn se leva : Sultân Tîpû, émir de Mysore. Il combattit âprement les colonisateurs. (Mais) il fut défait par les Anglais et les Marathes en l'an 1214 a.h. / 1799 a.g. : son vizir Mîr Sâdiq fit montre de trahison et se rangea du côté adverse. Le Sultân Tîpû tomba au champ de bataille, mort de la mort des braves, défendant sa religion et son pays.

Dieu voulut éprouver les musulmans de l'Inde : Il leur accorda une autre occasion. En effet, un groupe de jeunes sincères se leva, menés par un jeune homme descendant du Messager de Dieu – que Dieu le bénisse et le salue – et venu de l'est de l'Inde ; je le voyais souvent dans la Medersa de Shâh Abd ul-'Azîz – que la miséricorde de Dieu soit sur lui – ainsi que dans la mosquée de Cheikh Abd ul-Qâdir. Il fut rapidement connu sous le nom de Sayyid Ahmad. Les gens se pressèrent vers lui de toutes parts. Muhammad Ismaïl – le neveu de Cheikh Abd ul-Azîz – lui fit allégeance ; de même que Abd ul-Hayy – le gendre du Cheikh –, celui qui était considéré comme le grand érudit de Dehli ; lui firent également allégeance d'autres ulémas et des pieux. Le groupe ainsi constitué fit la tournée des villes et des villages, et y diffusèrent l'appel à retourner au Dîn et à s'attacher au Coran et à la Sunna. Ils allumèrent dans les cœurs la flamme de la lutte pour le Dîn. Autour d'eux se rassemblèrent des hommes qui étaient, de tous ceux sur qui mes yeux ont pu se poser, les meilleurs en Dîn et en actes d'adoration de Dieu, en bonnes manières et en savoir-vivre, en ardeur pour le Dîn et jalousie pour lui ; la nuit c'était des moines, et la journée des cavaliers ; dans le Dîn c'était des pieux, et dans la force physique c'était des champions.
En l'an 1241 a.h., ce groupe migra vers les confins de l'Inde (…). Les gens firent allégeance à Sayyid Ahmad. (…) J'entendis peu après qu'ils avaient fait passer sous leur autorité un vaste territoire, et y avaient instauré un émirat sur le modèle des Califes Bien-guidés : les normes du Dîn y avaient cours ; la salât y était observée, la zakât distribuée, le bien ordonné et le mal empêché. (…) Leur affaire grandit. Ils écrivirent des épîtres aux émirs de Bukhâra et Chitral, ainsi qu'aux émirs de l'Afghanistan ; ils voulaient établir un Etat indépendant en Inde.

J'écoutais tout cela. Les gens étaient contents, mais moi j'étais dans une certaine appréhension : je n'étais pas sûr que ce groupe n'expérimenterait pas la trahison et la malhonnêteté de la part de certains autres musulmans : ce sont là deux des maladies que l'on trouve chez certains musulmans. Les musulmans n'avaient-ils perdu leur Etat [au profit des Britanniques] à cause, justement, de la trahison et l'hypocrisie de certains d'entre eux ? Pardonne-moi, ô cher, pour ce propos amer ; je suis excusable et compréhensible. Et je craignais particulièrement cela dans la région où ils se trouvaient.
Et, ô cher, quelques jours seulement passèrent que ce que je craignais survint : j'entendis que les émirs afghans avaient trahi ce groupe, et avaient attaqué et tué certains de leurs représentants et leurs fonctionnaires pendant qu'ils étaient en prière, prosternés et courbés (devant Dieu).

J'entendis alors que le groupe s'était mis en route pour le Cachemire. Ensuite, après quelques jours, j'entendis que l'ennemi les avaient attaqués dans la vallée de Balakot, dans les monts Hazara, et ce grâce - encore - à la conspiration ourdie par certains autres musulmans. La plupart des gens du groupe furent alors tués, et seuls quelques-uns en réchappèrent. Cet événement douloureux se produisit en l'an 1246 a.h. Ainsi fut gâchée cette occasion précieuse. "لِلَّهِ الْأَمْرُ مِن قَبْلُ وَمِن بَعْدُ" : "A Dieu revient la Décision, avant et après" [Coran 30/4].

Je reviens sur le sujet des Anglais : ceux-ci attribuèrent faussement des crimes à des émirs – un peu comme dans le conte du loup et de l'agneau –, et prirent ainsi le Penjab, le Sindh, la Birmanie, Awadh.

Les Indiens se réveillèrent de leur torpeur et tentèrent de se débarrasser de l'occupation britannique en l'an 1857 a.g. : il y eut une grande révolte. Mais elle échoua à cause de la mauvaise organisation de ces Indiens. La mainmise anglaise se fit alors plus forte sur le pays, et il y eut une répression féroce et un châtiment douloureux. Les Anglais firent tuer les gens de la maison impériale, emprisonnèrent l'empereur Bahadur Shâh et l'exilèrent à Rangoon.

Depuis ce jour, la situation des musulmans déclina dans ce pays, et ce par rapport à leur Dunyâ et à leur Dîn. Ils durent se contenter de la faiblesse et de l'humiliation. Leurs mœurs devinrent moins bonnes, et le découragement les gagna. Leurs revenus diminuèrent – alors même que les prix augmentèrent –, et les épisodes de famine se multiplièrent. Des medersas furent abandonnées, des khânqâh désertées, et des mosquées délaissées.

En l'an 1947 a. g. le pays se libéra de la mainmise des Britanniques. D'énormes troubles se produisirent alors. De nombreux musulmans émigrèrent de leur pays : un Etat indépendant fut créé pour eux dans la partie nord-ouest de l'Inde. Le reste (des musulmans) demeurèrent sous l'autorité de l'Etat de l'Inde ; ils avaient perdu leur ardeur et le désespoir les avait gagnés.

O cher, je n'ai pas désespéré de la Miséricorde de Dieu. Car "وَمَن يَقْنَطُ مِن رَّحْمَةِ رَبِّهِ إِلاَّ الضَّآلُّونَ" : "Et qui désespère donc de la Miséricorde de Dieu, sinon les égarés" [Coran 15/56]. Je n'ai pas désespéré d'une renaissance des musulmans ; je les ai vus, tout au long de ce temps, être comme le soleil : lorsque dans un lieu il se couche, il se lève en un autre. Lorsqu'une étoile disparaît pour eux, une autre apparaît. L'avenir du monde dépend de ce qu'ils feront : Dieu n'aime pas le mal sur la Terre ["وَاللّهُ لاَ يُحِبُّ الفَسَادَ" : Coran 2/205], et Il n'agrée pas le kufr pour Ses serviteurs : "وَلَا يَرْضَى لِعِبَادِهِ الْكُفْرَ" [Coran 39/7].

Transmets mes salutations à la Umma dont tu fais partie. Et dis-leur que je prends Dieu à témoin que cette Umma n'a jamais réussi qu'en étant attachée au Dîn, et n'a jamais perdu qu'en devenant insouciante du Dîn. Et que n'améliorera la dernière partie de cette Umma que ce qui a rendu bonne sa première partie : "لن يصلح آخر هذه الأمة إلا ما أصلح أوّلها". C'est cela que j'ai observé et expérimenté durant ces longs siècles. "Et ne t'informera (au sujet de quelque chose) (personne de) semblable à celui qui est bien-informé (de cette chose)" : "وَلَا يُنَبِّئُكَ مِثْلُ خَبِيرٍ" [Coran 35/14]."

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Lorsque le minaret eut terminé son propos, je partis et rentrai chez moi. Je passai la nuit à réfléchir à ce que j'avais entendu. Et, le lendemain matin, je me précipitai et transcrivis son propos de la veille.

Abu-l-Hassan 'Alî an-Nadwî

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