Quand Jundub relate avoir "appris la foi avant d'apprendre le Coran", que désigne-t-il par le terme "foi" ?

Ce n'est pas par les normes juridiques (ahkâm shar'iyya) régissant les actes cultuels (al-'ibâdât), les relations sociales (al-mu'âmalât) ou le manger, le boire, l'habillement (al-'âdât) que le Prophète (sur lui soit la paix) avait commencé la formation de ses Compagnons.

C'est par la foi.

Jundub ibn Abdillâh raconte ainsi son expérience en la matière : "كنا مع النبي صلى الله عليه وسلم ونحن فتيان حزاورة، فتعلمنا الإيمان قبل أن نتعلم القرآن، ثم تعلمنا القرآن فازددنا به إيمانا" : "Nous étions, jeunes hommes, auprès du Prophète (que Dieu le bénisse et le salue). Nous apprîmes la foi avant d’apprendre le Coran. Puis nous apprîmes le Coran, ce qui fit augmenter notre foi" (rapporté par Ibn Mâja, 61).

Mais avant d'en dire plus, il faut souligner que, tel qu'il est employé dans les textes du Coran et de la Sunna, le terme "foi" (الإيمان) désigne normalement une réalité très étendue (le terme ayant alors un sens large), mais, parfois, plus particulière (le terme a alors un sens restreint)...

Nous avons exposé cela dans un article précédent : Différents sens du terme "Foi" (الإيمان) dans nos sources.

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Etant donné que Jundub a distingué "le Coran" (ici : "les règles juridiques présentes dans le Coran") de "la foi", le fait de connaître ces règles n'est plus inclus dans ce que désigne "la foi" : il s'agit donc de "la foi" au sens restreint du terme...

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Qu'est-ce que Jundub ibn Abdillâh voulait-il donc désigner par "la foi" quand il relata avoir "appris la foi" avant "le Coran" ?

Jundub parlait, cela est certain, de :

B.A) avoir accepté du cœur (i'tirâf et iltizâm) et ce après avoir compris globalement ce que cela signifie, les deux témoignages ("Je témoigne qu'il n'y a de divinité que Dieu, et je témoigne que Muhammad est le Messager de Dieu") (ce qui implique de croire en l'Existence d'un Créateur de l'univers, en Son caractère divin et en le caractère non-divin de toute chose autre que Lui ; et de croire que Muhammad est vraiment le dernier messager de ce Créateur, chargé de transmettre Son message aux hommes, lequel Message est vérité et justesse).

Jundub voulait donc dire que les Compagnons du Prophète ont appris cette formule et ce qu'elle signifie avant d'avoir appris les règles pratiques de l'islam. Cela est certain.

Mais Jundub parlait aussi de :

B.A') avoir pris connaissance (ma'rifa) d'autres croyances ('aqîda) essentielles, à propos de Dieu, de Ses Anges, de Ses Prophètes, de Ses révélations, du Jour dernier et de la prédestination, et avoir accepté cela comme étant ses croyances, celles auxquelles on adhère (i'tirâf et iltizâm) ;

B.B) avoir acquis (par un travail sur son cœur) la certitude (al-yaqîn ul-kâmil ul-wâjib) sur les éléments de l'invisible (ghayb) appris en tant que croyances (B.A'), ce qui englobe les éléments à venir après la mort et après la résurrection, ainsi que sur toutes les promesses (wa'da) et avertissements (wa'îd) faits par Dieu ou Son Messager ;

B.C) avoir développé en son for intérieur un fort sentiment de Présence de ces croyances (at-tadhakkur wa-l-istihdhâr).

Car ce sont là des sens du terme "foi" : nous l'avons exposé, preuves à l'appui, dans l'article suscité.

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Qu'est-ce que Jundub voulait-il donc dire quand il affirmait "Nous avons appris la foi avant d'apprendre le Coran" ?

Dès lors que dans le propos de Jundub, "Nous avons appris la foi" désigne non pas la seule dimension B.A de la foi, mais les autres (ou bien la B.A ainsi que les autres), la formule "apprendre le Coran" veut dire : "apprendre les lois juridiques présentes dans le Coran". Le terme "foi" dans la formule "apprendre la foi" n'englobe dès lors pas "les bonnes actions", puisque Jundub dit explicitement que c'est plus tard qu'ils apprirent les lois coraniques, lesquelles sont la base des bonnes actions.

Le propos de Jundub signifie alors que :
après avoir accepté l'islam (et donc acquis la dimension B.A de la foi),
– les Compagnons ont acquis les éléments de la dimension B.A' et ont également appris le tawhîd dans sa dimension A' : les croyances correctes ;
cependant, ils sont également allés plus loin :
--- primo ils ont travaillé sur eux-mêmes pour développer la certitude (yaqîn) (soit la dimension B.B) en les points relevant des dimensions B.A et B.A' ;
--- secundo ils ont développé le tawhîd de telle sorte qu'ils ont gardé exclusivement pour Dieu la grandeur et l'amour indépendant (il s'agit de la dimension C') ; et ils ont développé avec Dieu un lien intérieur vivant et profond, de sorte qu'ils ont "goûté" à la douceur de Lui parler, de penser à Lui (c'est la dimension B.C).

Ceci ne peut pas signifier que tant qu'ils n'ont pas acquis dans le détail toutes ces dimensions B.A, B.B et B.C de la foi, ils n'ont rien appris et donc rien pratiqué des lois, même globales ; et ce d'autant plus que d'une part lorsque les gens de Thaqîf proposèrent, comme condition à leur conversion à l'islam, qu'ils n'accompliraient aucune prière, le Prophète refusa (Abû Dâoûd, 3025) (cliquez ici) ; et que d'autre part Jundub ibn Abdillâh n'est pas un Compagnon de la première heure : "Jundub n'a été Compagnon du Prophète que sur le tard (muta'akkhiran), comme al-Baghawî l'a relaté, dans "Mu'jam us-Sahâba", de l'imam Ahmad" écrit Ibn Hajar (FB 3/12).

Dès lors, quand il dit : "Nous étions, jeunes hommes, auprès du Prophète. Nous apprîmes la foi avant d'apprendre le Coran. Puis nous apprîmes le Coran, ce qui fit augmenter notre foi", Jundub voulait en fait parler de la priorité accordée à l'apprentissage de la foi, et non pas de l'exclusivité de cet apprentissage. Et il voulait dire qu'avant d'apprendre les lois détaillées pour faire les actions, ils se sont focalisés sur ces dimensions de la foi pour en acquérir une part conséquente ; je dis bien "conséquente", car les efforts de toute sa vie ne sont pas suffisants pour parachever ces dimensions de la foi. Ceci signifie que les Compagnons ont, dès le début, appris du Prophète que, au sein de l'ensemble des enseignements de l'islam, ces dimensions de "la foi" revêtent un caractère essentiel et prioritaire.

Il y a donc ici 3 choses :
– la part du débutant ;
– la part de qui doit progresser ;
– la part de qui cherche à compléter.

Dès lors :
– quand ils ont débuté, les Compagnons qui se sont convertis (même à Médine) ont acquis des éléments globaux, en rapport avec la foi ainsi qu'avec les actions (par exemple les 5 prières, qu'il fallait accomplir immédiatement, et pour l'accomplissement desquelles il a bien fallu acquérir la connaissance d'un certain nombre de lois) ;

– mais, ensuite, quand il s'est agi pour eux de progresser, leur attention a été focalisée pendant quelque temps sur l'acquisition d'une part plus importante de foi (B.A', B.B et B.C) plutôt que de lois. C'est cela que Jundub a voulu dire quand il a dit : "تعلمنا الإيمان قبل أن نتعلم القرآن". C'est seulement cette part importante de foi ayant été acquise qu'ils se sont tournés vers l'acquisition de lois plus détaillées : cela a alors fait augmenter leur foi, comme l'a dit aussi Jundub : "ثم تعلمنا القرآن فازددنا به إيمانا" ;

– par la suite, et jusqu'à leur mort, ils n'ont cessé de progresser encore, et ce par l'apprentissage de choses toujours plus approfondies dans les domaines de la foi et des actions extérieures.

C'est ce qui explique la qualité de la foi des Compagnons. Cette foi dont ils ressentaient la douceur (halâwat ul-îmân) au point que, dès qu'il s'agissait de donner préférence à ce que Dieu aime sur ce qu'Il n'aime pas et d'acquérir Son Agrément, ils consentaient aux plus grands sacrifices qui soient. L'histoire de Bilâl, de Sumayya et de Yâssir (que Dieu les agrée) est bien connue qui les montre subir les pires traitements de la part des idolâtres mecquois mais refuser de renoncer à cette foi.
C'était encore leur foi profonde et forte qui avait permis aux Compagnons de ne pas être impressionnés par le faste et les ors de par exemple la Perse – grande et riche puissance de l'époque – et de pouvoir dire sereinement et calmement aux représentants de celle-ci, par la voix de Rib'iy (que Dieu l'agrée), que le vrai bonheur terrestre est chez nous et non auprès de vous ("min dhîq id-dunyâ ilâ sa'atihâ"), et que l'équité et la réussite se trouvent dans les enseignements que Dieu a communiqués ("min jawr il-ad'yân ilâ 'adl il-islâm").

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Ici une question survient :

Si un temps et un effort longs sont nécessaires pour que les hommes s'imprègnent profondément de la foi, et c'est ce qui explique les 10 années que Dieu a laissées à ceux qui devinrent musulmans à la Mecque avant de leur révéler les règles détaillées (ahkâm tafsîliyya), comment explique-t-on que les Ansâr (ceux qui devinrent musulmans à Médine), eux, purent et durent immédiatement acquérir des bases même en matière de lois ? comment explique-t-on que eux n'aient pas eu besoin que Dieu leur laisse, à eux aussi, des années à apprendre seulement la foi ?

La réponse à cette question est que cela s'explique par le fait que, suite à l'Emigration, ceux qui devinrent musulmans à Médine purent fréquenter et côtoyer les musulmans venus de la Mecque : ils bénéficièrent ainsi du résultat de leurs 10 ans d'efforts.

C'est d'ailleurs là une des raisons pour lesquelles, à l'arrivée des musulmans mecquois à Médine, le Prophète (sur lui soit la paix) a désigné comme frère de chaque Auxiliaire (Ansârî) un Emigrant (Muhâjirî) : cela permettait entre autres aux Ansâr de tirer profit de la spiritualité acquise après des années d'efforts par les Muhâjir, et d'avancer rapidement, avec la permission de Dieu.

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Du caractère essentiel d'une foi vivante et profonde :

Avant de recevoir les enseignements, venant de Dieu, leur montrant quelle action Dieu agrée et quelle action Dieu déteste dans les différents domaines de l'action humaine, les Compagnons ont intériorisé le fait que Dieu a créé l'homme pour un but précis, celui de L'adorer, ce qui signifie Le connaître, se rapprocher de Lui en L'aimant plus que toute chose, en faisant – sincèrement pour Lui – tout ce qu'Il agrée et en se préservant de faire tout ce qu'Il déteste.

Et quand il est relaté que les Compagnons avaient "appris cette foi", il ne s'agit pas de dire qu'ils en avaient seulement pris connaissance dans un coin de leur cerveau, qu'ils l'avaient seulement mémorisée : il s'agit de dire qu'ils l'avaient intériorisée, qu'ils avaient acquis la certitude sur chacun de ses points, qu'ils l'avaient concrètement comprise comme tout une vision de l'homme et du monde, qu'ils avaient goûté à sa douceur, et qu'ils avaient appris à nouer une relation intérieure réelle et vivante avec Dieu.

C'est ainsi qu'ils avaient concrètement compris qu'aucun plaisir de ce monde – qu'il soit physique ou mental, qu'il relève des richesses matérielles (mâl) ou qu'il concerne le fait d'acquérir une grande renommée (jâh) ou le pouvoir sur les gens (sultah) – ne peut être comparé au fait d'avoir une relation vivante du cœur avec Dieu, comme Dieu l'agrée.

C'est ce qui fait la différence avec nous, qui n'avons pas suffisamment travaillé sur notre foi : parfois la dimension B.A' n'est pas du tout acquise par certains d'entre nous ; d'autres fois elles le sont, mais aucun effort particulier n'est fait sur les dimensions B.B ni B.C.

Bien sûr, nous n'atteindrons jamais le niveau des Compagnons. D'autre part, aujourd'hui que les lois divines ont déjà été révélées, nous ne pouvons plus nous contenter du travail sur la foi seulement : il nous faut vivre aussi les lois présentes dans le Coran et la Sunna (je parle ici des lois qui sont applicables dans un lieu donné, à un moment donné, parce que mashrûta). Cependant, ce qu'il s'agit de dire c'est que le caractère essentiel du travail sur sa foi demeure, hier comme aujourd'hui.

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Un écrit de Ibn ul-Qayyim sur le sujet :

Ibn ul-Qayyim distingue lui aussi "la foi" et "les actions extérieures" ("distinction" n'étant pas "coupure") :
"والله تعالى أمر عباده أن يقوموا بشرائع الإسلام على ظواهرهم وحقائق الإيمان على بواطنهم؛ ولا يقبل واحدا منهما إلا بصاحبه وقرينه. وفي المسند مرفوعا: الإسلام علانية والإيمان في القلب.
فكل إسلام ظاهر لا ينفذ صاحبه منه إلى حقيقة الإيمان الباطنة، فليس بنافع حتى يكون معه شيء من الإيمان الباطن.
وكل حقيقة باطنة لا يقوم صاحبها بشرائع الإسلام الظاهرة، لا تنفع ولو كانت ما كانت؛ فلو تمزق القلب بالمحبة والخوف ولم يتعبد بالأمر وظاهر الشرع، لم ينجه ذلك من النار. كما أنه لو قام بظواهر الإسلام وليس في باطنه حقيقة الإيمان، لم ينجه من النار"
:
"Si le cœur (d'un croyant) (parvenait à) se déchirer par l'amour et la crainte (pour Dieu) mais que (son détenteur) n'adorait pas Dieu par l'(obéissance) à l'ordre et aux actions extérieures de la Shar', cela [= les dispositions de son cœur] ne le sauverait pas du Feu. Exactement comme s'il accomplissait les actions extérieures de l'islam alors qu'il n'y a pas en son intérieur la réalité de la foi (haqîqat ul-îmân), cela ne le sauverait pas du Feu"
(Al-Fawâ'ïd, p. 256).
Voici le hadîth auquel il fait allusion : "عن أنس قال: كان رسول الله صلى الله عليه وسلم يقول: "الإسلام علانية والإيمان في القلب". قال: ثم يشير بيده إلى صدره ثلاث مرات قال: ثم يقول: "التقوى هاهنا، التقوى هاهنا" (Ahmad, 12381).

Et, procédant toujours à cette distinction, il écrit également que "la foi" constitue la fondation, et "les actions extérieures" constituent le bâti  :
"من أراد علو بنيانه، فعليه بتوثيق أساسه وإحكامه وشدة الاعتناء به؛ فإن علو البنيان على قدر توثيق الأساس وإحكامه. فالأعمال والدرجات بنيان؛ وأساسها الإيمان.
ومتى كان الأساس وثيقا، حمل البنيان واعتلى عليه؛ وإذا تهدم شيء من البنيان، سهل تداركه.
وإذا كان الأساس غير وثيق، لم يرتفع البنيان ولم يثبت؛ وإذا تهدم شيء من الأساس، سقط البنيان أو كاد.
فالعارف همته تصحيح الأساس وإحكامه.
والجاهل يرفع في البناء عن غير أساس؛ فلا يلبث بنيانه أن يسقط"
:
"Celui qui veut l'élévation de son bâtiment doit consolider, renforcer et porter une grande attention à la fondation de celui-ci. Car l'élévation du bâtiment est à la mesure de la consolidation et du renforcement de la fondation. 
Les actions et les degrés sont le bâtiment. Et leur fondation est la foi.

Si la fondation est solide, elle porte le bâtiment et on peut s'élever dessus ; si quelque chose du bâtiment s'effondre, il est facile de le réparer.
(Mais) si la fondation n'est pas solide, le bâtiment ne peut s'élever et ne peut être stable ; et si quelque chose de la fondation s'effondre, le bâtiment tombera ou presque.
Le connaisseur ('ârif), son  souci est de corriger et de renforcer la fondation.
L'ignorant (jâhil), lui, élève la construction sans fondation ; peu de temps passe alors que sa construction tombe"
(Al-Fawâ'ïd, fasl n° 89, p. 278).

Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).

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