Se contenter de considérer seulement certaines des règles détaillées (ahkâm tafsîliyya) relatives à une action donnée ? (I)

Dans un précédent article, nous avons évoqué le fait que les règles islamiques détaillées (ahkâm tafsîliyya) sont en fait le prolongement et le parachèvement de règles islamiques plus générales (ahkâm kulliyya).

Ceci nous a amené, dans un autre et encore un autre articles, à souligner les manquements dont trop souvent nous musulmans faisons preuve dans notre effort pour respecter les normes : lorsque nous pratiquons une action donnée, nous veillons à respecter une règle détaillée (tafsîlî) concernant l'action, mais négligeons totalement de respecter également la règle plus générale (kullî) qui concerne également cette action, et qui constitue d'ailleurs le fondement de cette règle détaillée

Dans cet article-ci nous parlerons d'un autre manquement dont nous musulmans faisons parfois preuve : nous appliquons, pour une action donnée, une règle détaillée (hukm tafsîlî), en négligeant complètement un ou plusieurs autres règles détaillées (ahkâm tafsîliyya), qui, pourtant, concernent elles aussi cette action donnée et sont elles aussi de niveau "nécessaire" (nous ne parlons pas de règles qui seraient de niveau "légèrement recommandé", cliquez ici)...

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Un premier exemple : Abattage d'animaux de la façon rituelle voulue, mais avec maltraitance :

Le Prophète (sur lui soit la paix) a enseigné que, pour pouvoir consommer un animal qui est à sang chaud et qui est en soi halal – c'est le cas notamment des bovins, caprins, ovins, etc. – il est nécessaire qu'il ait été au préalable abattu de la façon voulue : par une incision au niveau des carotides, pratiquée par un musulman, un juif ou un chrétien, incision au moment de laquelle la formule "Bismillâh !" ("Avec le Nom de Dieu !") a été prononcée (si celui qui abat l'animal est musulman, cela est une condition ; s'il est juif ou chrétien, cela est aussi une condition d'après l'école hanafite mais non pas d'après l'école malikite) : lire notre article sur le sujet.

Cependant, le Prophète (sur lui soit la paix) n'a pas enseigné que cela : il a enseigné aussi que l'animal ne soit pas maltraité. Il a enseigné aussi que l'on n'abatte pas un animal devant un autre. Abdullâh Ibn Omar dit ainsi : "Le Prophète a ordonné de bien aiguiser les couteaux et que ceux-ci soient dissimulés des bêtes, et il a dit : "Lorsque l'un d'entre vous égorge, qu'il provoque rapidement la mort"" (Sahîh ut-targhîb wa-t-tarhib, n° 1076).  Ayant vu un jour quelqu'un qui avait immobilisé la bête puis aiguisait son couteau devant elle alors qu'elle le regardait, le Prophète lui fit ce reproche : "Tu veux donc la faire mourir plusieurs fois ? Pourquoi n'as-tu pas aiguisé ton couteau avant de l'allonger ?" (Ibid., n° 1075).

Or dans nombre d'abattoirs modernes produisant du halal, on se soucie de vérifier que l'animal a bien été abattu par l'incision de ses carotides avec, au même moment, l'intention voulue et la prononciation de la formule voulue. Ceci est bien et est même nécessaire. Par contre, le système a été conçu de telle sorte que l'animal est maltraité, voit ce qui l'attend, voit l'abattage des autres bêtes avant lui, etc. ; et de cela on ne peut pas se soucier, vu qu'il y a la question du rendement et de la rentabilité. Voilà qui est moins bien. Certes, l'animal ayant été ainsi abattu reste halal, mais on ne peut pas réduire l'enseignement du Prophète sur le sujet à la seule façon rituelle de l'abattage.

Les musulmans ne pourraient-ils pas penser un tout autre système d'abattoir, qui marierait l'efficacité au respect des droits que l'islam a accordés aux animaux, apportant par là même leur contribution à un monde plus respectueux de la nature et des créatures non-humaines de Dieu ? Pour cela il faudra accepter d'aller moins vite et donc de gagner un peu moins d'argent, c'est sûr. Mais ne sera-ce pas là une contribution supplémentaire des musulmans à un monde dont le rythme de vie donne le tournis tellement il est fondé sur le "toujours plus, toujours plus vite" ?

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Un second exemple : Construction de mosquées, mais avec du luxe excessif :

Le Prophète (sur lui soit la paix) a dit : "Celui qui bâtit une mosquée pour Dieu, Dieu bâtira pour lui une maison dans le Paradis" (al-Bukhârî 439, Muslim 533). Nous désirons donc bâtir des mosquées. Nous faisons des rappels à cet effet, assis en chaire le vendredi. Et nous avons raison : c'est là une action de mérite.

Cependant, Abdullâh ibn Abbâs relate que le Prophète (sur lui la paix) a aussi dit : "Il ne m'a pas été ordonné [de la part de Dieu] de construire les mosquées superbement (tashyîd il massâjid)." Ibn Abbâs ajoutait ensuite : "Vous décorerez (zakhrafah) vos mosquées comme les [gens d'autres religions] ont décoré leurs lieux de culte" (Abû Daoûd 448).

Le Prophète (sur lui la paix) a aussi dit : "Parmi les signes de la fin du monde, il y a le fait que les gens s'enorgueilliront de [la beauté de] leurs mosquées" (An-Nassâ'ï, 689 ; Abû Dâoûd 449).

Et à l'époque du Prophète (sur lui la paix), les musulmans avaient construit des mosquées partout où il y avait un nombre conséquent de musulmans. Les livres de Hadîths nous montrent qu'à Médine du vivant du Prophète, il y avait non seulement la "Mosquée du Prophète" ("Masjid Nabawî"), mais aussi et dans le même temps, d'autres mosquées dans d'autres quartiers de la ville : "Masjid Banî Amr ibn 'Awf" (à Qubâ) ; "Masjid Banî Zurayq" ; "Masjid Banî Mu'âwiyah" ; "Masjid Banî Abd-il-ash'hal".

Suivons-nous tous les enseignements du Prophète (sur lui soit la paix) en matière de constructions de mosquées ? Ou bien n'avons-nous d'yeux que pour une partie des règles détaillées (ahkâm tafsîliyya) relatives à ces Maisons ?

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Un troisième exemple : organisation de repas de walîma pour suivre la Sunna, mais gaspillage :

Le Prophète (sur lui soit la paix) a institué que le nouveau marié offre, dans sa joie, un repas à des convives : c'est le walîma. Il a ainsi dit à Abdur-Rahmân ibn 'Awf, dont il venait d'apprendre qu'il s'était marié : "Organise un walîma, fût-ce par une chèvre" (al-Bukhârî 1943, Muslim 1427).

On ne peut pas, voulant pratiquer cette règle détaillée, délaisser l'autre règle qui est celle de l'interdiction de faire du gaspillage. Or c'est parfois ce qui se passe : on assiste alors à des walîma – lesquels sont, de surcroît, précédés d'une récitation d'un passage du Coran et d'un discours de rappel dînî – où des quantités impressionnantes de nourriture sont gaspillées : le service présente quantité de mets sur un buffet, que les convives ne consomment que partiellement, et toute personne qui demeure sur place constatera que le reste finit dans les poubelles. Cela est attristant et affligeant. Dans ce même Coran que l'on récite alors, n'a-t-il pas été dit : "Mangez et buvez, et ne gaspillez pas. Il n'aime pas ceux qui gaspillent" (Coran 7/31) ; "(...) Et ne gaspille pas. Ceux qui gaspillent sont les frères des démons. Et le Démon a été ingrat envers son Pourvoyeur" (Coran 17/26-27) ?

Parfois le marié ou ses parents vont jusqu'à s'endetter pour offrir une walîma qui "tienne la route". Et ils pensent avoir ainsi pratiqué la sunna du walîma. Est-ce donc là réellement la Sunna du Prophète ? Est-ce ce ainsi qu'il faisait ? Est-ce conforme aux limites qu'il a prescrites oralement ?

La réalité est là : on se contente de considérer une règle détaillée (hukm tafsîlî mansûs 'alayh), en négligeant complètement d'autres règles détaillées (ahkâm tafsîliyya mansûs 'alayhâ), qui concernent pourtant elles aussi cette action.

Et que dire de ces repas de walîma où seuls les riches sont invités ? N'a-t-on pas eu connaissance de cette autre parole (son auteur est soit Abû Hurayra, soit le Prophète lui-même : voir Fat'h ul-bârî 9/304) : "Quel mauvais repas que ce repas de walîma auquel les riches sont conviés et les pauvres ne le sont pas. Et celui qui refuse l'invitation [à un repas de walîma qui est convenable], celui-là a désobéi à Dieu et Son Messager" (al-Bukhârî 4882, Muslim 1432) (ce que j'ai rajouté entre crochets relève d'un propos de Ibn Mas'ûd, comme nous allons le voir). Dans une autre version on lit : "Quel mauvais repas que ce repas de walîma auxquels les repus sont conviés et les affamés ne le sont pas" (Fat'h ul-bârî 9/305). At-Tîbî affirme que c'était ce qui se faisait dans les temps de la Jâhiliyya (Fat'h ul-bârî 9/304). Ibn Mas'ûd disait quant à lui : "Si l'(invitation) a été réservée au riche et le pauvre a été délaissé, il nous a été ordonné de ne pas l'accepter" (Fat'h ul-bârî 9/304). Ibn Battâl écrit que l'on n'est pas obligé d'inviter tout le monde – famille, amis et pauvres – en même temps (Fat'h ul-bârî 9/304) ; on peut donc organiser plusieurs sessions – sans tomber dans le gaspillage. Mais ce qu'on ne peut pas faire c'est se persuader d'avoir pratiqué la sunna du Prophète en ayant organisé une walîma à laquelle seule la jet set a été invitée.

Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).

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