Question :
Le concept soufi de l'unité de l'existence (wahdat ul-wujûd) fait-il partie des choses à délaisser auxquelles fait allusion l'article parlant de certains objectifs et concepts erronés présents chez certains soufis ?
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Réponse :
Chez les grands spécialistes du soufisme orthodoxe ("les maîtres de la voie", "mashâ'ikh ut-tarîq") (les "A"), on peut trouver quelques avis qui sont en fait des khata' ijtihâdî, mais c'est la même chose chez les grands fuqahâ', les spécialistes des normes régissant les actions extérieures : tout savant fait une ou des erreurs d'ijtihad. Les khata' ijtihâdî ne font pas sortir quelqu'un de l'orthodoxie.
Par contre il existe aussi, sous le nom de "soufisme", des pratiques complètement innovées (bid'a). Et il existe aussi, sous le même nom, des croyances complètement déviantes.
Parmi ces croyances on peut citer celle de "l'Unité de l'Existence" (Wahdat ul-wujûd). C'est là une conception du Réel qui consiste à dire que l'Existence de Dieu est la même chose que l'existence des créatures de Dieu, et vice-versa.
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B) Il s'est trouvé quelques soufis se réclamant eux aussi de l'orthodoxie mais qui, dans un moment de Dhikr ayant causé une sorte d'ivresse extatique chez eux, ont vu leurs capacités intellectuelles tellement obnubilées par l'objet de leur amour (Dieu le Créateur) qu'ils se sont exclamés : "Il n'y a que Dieu en tout !", voire : "Dieu et moi ne faisons qu'un". Mais lorsqu'ils sont "revenus" à eux et ont "repris leurs esprits" et qu'on leur a relaté ce qu'ils avaient dit, ils ont désapprouvé cela.
En fait quand quelque chose occupe énormément les capacités intellectuelles de quelqu'un (à cause par exemple d'un trop grand amour, ou d'une trop grande frayeur), ce quelqu'un se met à imaginer cette chose partout.
Cela est comparable à de l'ivresse : ce que quelqu'un dit en état d'ivresse n'est pas pris en considération d'après les textes des Sources (même s'il y a divergence entre les juristes quant au détail de cela). Ceux qui étaient réellement dans un état d'ivresse et ont dit chose de ce genre que, plus tard, ils ont désapprouvé, cela leur sera donc excusé auprès de Dieu. Cependant, ils ne peuvent pas être suivis en ce genre de propos, et cela n'est pas une Kamâl mais un Naqs. (Cela ne concerne pas les khata' ijtihâdî.)
A) Pour leur part, les grands Maîtres de la Voie furent plus Kâmil : malgré le Dhikr abondant qu'ils faisaient, eux ne tombèrent jamais dans ce genre d'ivresse : Fudhayl ibn 'Iyâdh, Ma'rûf al-Karkhî, Abû Sulaymân ad-Dârânî, al-Junayd al-Baghdâdî... (Cela ne concerne pas les khata' ijtihâdî : ce genre de khata', tout savant en fait, nous l'avons dit plus haut.)
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C) Par contre, différemment des soufis "B" (orthodoxes mais ayant eu quelques états d'ivresse lors desquels ils ont prononcé une parole étrange sur laquelle ils sont plus tard revenus), il y a eu un soufi du nom de Muh'yid-Dîn Ibn 'Arabî (mort en 638 a.h.) qui a quant à lui théorisé et intellectualisé le concept de Unité de l'Existence (c'est cela le "C").
Même si les ouvrages de Ibn 'Arabî contiennent par ailleurs certaines choses profitables, cette conception qu'il a développée pose de graves problèmes. Déjà en soi, sur le plan des croyances. Plus encore, poussée jusqu'au bout, elle mène à croire que Dieu est en toute chose ; que "Dieu est unifié à toute chose". Poussée jusqu'au bout de sa logique, cette conception du Réel mène à dire (même si ce n'est pas ce que Ibn 'Arabî faisait) que adorer n'importe quel être autre que Dieu, c'est adorer Dieu, vu que Dieu est unifié à toute chose et qu'il y a Unité de l'Existence !
Ce n'est pas un hasard si ceux qui se réclament de l'islam tout en étant adeptes du "Toute voie est vérité, pourvu qu'on croit, car quel que ce soit l'être ou la chose à qui ou quoi l'homme rend un culte, il adore Dieu" citent sans arrêt Ibn 'Arabî...
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Ce ne sont pas seulement des Muhaddithûn qui se sont opposés à ce concept développé par Ibn 'Arabî. Des grands maîtres soufis (postérieurs à Ibn 'Arabî) aussi s'ysont opposés.
--- Il y a eu un maître soufi du nom de as-Samnânî (mort en 736 a.h.).
--- Il y en a eu un autre du nom de al-Munîrî (mort en 782).
--- Le célèbre maître soufi indien du nom de as-Sarhindî (mort en 1034 a.h.) s'en est démarqué lui aussi.
Pour plus de détails, lire la partie de l'ouvrage du savant indien an-Nadwî (également soufi) consacrée à ce point : Wahdat ul-Wujûd : Rijâl ul-fikr wa-d-da'wa, tome 3 pp. 239-263.
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Dieu n'est pas "en toute chose", et Son Existence n'est pas l'existence de toute chose.
Dieu n'est pas un principe.
Dieu est un Etre (ذات), et Il est distinct de Sa création.
Abdullâh ibn ul-Mubârak a dit, parlant de voici comment nous connaissons et présentons Dieu le Créateur : "عن علي بن الحسن بن شقيق قال: سمعت عبد الله بن المبارك يقول: نعرف ربنا فوق سبع سماوات، على العرش استوى، بائن من خلقه. ولا نقول كما قالت الجهمية بأنه ههنا. وأشار إلى الأرض" : "Nous connaissons notre Rabb (en disant qu'Il) est au-dessus des 7 cieux, Etabli sur le Trône, Séparé de Sa Création. Et nous ne disons pas, comme le font les Jahmites, qu'Il est ici" (ce disant, il désigna le sol) (rapporté par al-Bayhaqî dans Al-Asmâ' wa-s-Sifât, p. 580).
Il y a également cette version : "عن علي بن الحسن بن شقيق قال: سألت عبد الله بن المبارك قلت: كيف نعرف ربنا؟ قال: "في السماء السابعة، على عرشه." قلت: فإن الجهمية تقول: هو هذا. قال: "إنا لا نقول كما قالت الجهمية، نقول: هو هو." قلت: بحد؟ قال: "إي والله بحد" (Ibid.).
Il n'y a pas d'Unité (Ittihâd) (اتحاد) entre Dieu et la création.
Il n'y a même pas que l'Etre de Dieu serait présent en tout lieu (Hulûl) (حلول).
Dieu est comme Il est, au-dessus des 7 cieux. Et Il S'est établi sur Son Trône (comme cela convient à Lui).
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Les créatures de Dieu sont Ses signes.
Les êtres que Dieu a créés et crée, de même que les événements et actions que Dieu a créés et crée chez ces créatures, toutes ces choses sont des manifestations (Madh'har) des Attributs de Dieu.
Cependant, le Madh'har (مظهر) n'est pas le Dhâhir (ظاهر), de même que le Dhâhir (ظاهر) n'est pas le Madh'har (مظهر) : ils sont distincts.
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Ce que Dieu nous a demandé, c'est de croire en Lui, de chercher à Le connaître, de ne rendre de culte qu'à Lui, de L'aimer plus que toute chose, de penser à Lui, et de vivre et d'agir dans le cadre de ce qu'Il agrée de la part des hommes.
Quand l'homme fait ainsi, il se rapproche spirituellement de Dieu. Et si la qualité de ses croyances et de ses actions aura été agréée par Dieu, alors, dans l'au-delà il aura le sublime privilège de pouvoir contempler (par ses yeux physiques) la Face de Dieu. (Ce qui rappelle une nouvelle fois que Dieu est distinct de Ses créatures.)
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Abu-l-Hassan Alî an-Nadwî regrette le fait que des musulmans se soient "consacrés aux débats sur l'âme, sur la philosophie de l'illumination, sur le concept de "wahdat ul-wujûd", et qu'ils aient consacré à ces débats une partie importante de leur temps, de leurs efforts et de leur intelligence" (Mâ dhâ khasira-l-âlam b-inhitât il-muslimîn, p. 120), alors que l'islam est une religion "dont l'objectif est de permettre aux hommes de distinguer ce qui est bon de ce qui est mauvais, une religion qui, lorsqu'elle aborde un point relatif à ce qui est métaphysique ou spirituel, ne le fait jamais d'une manière compliquée, mais [l'aborde sous l'angle de] son enseignement fondamental, le tawhîd, l'unicité divine. L'islam est une religion simple" (Idem, p. 131).
Cheikh Ahmad as-Sarhindî (mort en 1034 a.h.), un soufi musulman ayant vécu en Inde et ayant appelé au développement de la perfection dans l'adoration (al-ihsân) mais dans l'authenticité par rapport aux sources, a écrit : "Nous avons besoin des propos de Muhammad al-Arabî [le Prophète], sur lui la paix, et non des propos de Muhyu-d-dîn ibn Arabî (…). Nous avons besoin des "Nussûss" [références textuelles du Coran et des Hadîths] et non des "Fussûss" ["Fussûss al-hikam", ouvrage de Ibn Arabî]. "Al-futûhât al-madaniyya" [les conquêtes médinites, ce que le Prophète a dit, fait et approuvé] font que nous n'avons pas besoin de "Al-futûhât al-makkiyya" [ouvrage de Ibn Arabî]" (Recueil des épîtres de as-Sarhindî, 2/100, cité par Abu-l-Hassan an-Nadwî, Dawr al-hadîth fî takwîn il-manâkh il-islâmî, p. 30).
Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).