Comment Abraham aurait-il pu être un "musulman", alors que le Coran n'était pas encore venu à son époque ?

Question :

Bonjour.

Le Coran dit : "O Gens du Livre, pourquoi disputez-vous au sujet de Abraham alors que la Torah et l'Evangile ne sont descendus qu'après lui ? (…) Abraham n'était ni juif ni chrétien, mais il était monothéiste musulman. Et il n'était pas polythéiste" (Coran 3/65-67).

Abraham n'était effectivement pas polythéiste mais monothéiste ; là-dessus il n'y a pas de problème. A la limite il n'y avait même pas besoin de le rappeler, mais passons…

Ma question est la suivante : comment peut-on d'un côté dire qu'Abraham n'était pas juif parce que la Torah n'était pas encore descendue et qu'il n'était pas chrétien parce que l'Evangile n'était pas encore descendu, mais d'un autre côté affirmer sans ciller qu'il était musulman ? Le Coran non plus n'était pas encore arrivé !

Cela ne me paraît pas très logique ni très impartial.

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Réponse :

Bonjour à vous.

Pour ce qui est du rappel qu'Abraham (sur lui la paix) n'était pas polythéiste, il est en fait adressé aux Arabes de l'époque du Prophète Muhammad (sur lui la paix), qui étaient fiers d'être descendants de Abraham – par son fils Ismaël – mais qui, parallèlement, pratiquaient allègrement le polythéisme. Le Coran est donc venu leur rappeler : "Vous qui considérez fièrement Abraham comme votre ancêtre, celui-ci n'était pas polythéiste. Pourquoi l'êtes-vous donc ?"

Pour ce qui est maintenant de l'affirmation qu'Abraham était "musulman", il faut savoir que le texte coranique arabe emploie en fait et plus précisément le terme "muslim". Or ce terme est à bien comprendre...

D'une part, comme Abraham n'avait pas l'arabe comme langue (on se souvient que, comme l'a affirmé Ibn Abbâs, c'est auprès d'Arabes du Sud que Ismaël apprendra cette langue : cliquez ici et ici), il n'était pas dit de lui, à son époque, en langue arabe, qu'il était "muslim", mais un ou plusieurs autres termes de la langue qui était la sienne. De même, Abraham lui-même n'a pas employé le terme arabe "muslim" quand il est dit de lui qu'"il est celui qui vous a nommés muslim auparavant" : "مِّلَّةَ أَبِيكُمْ إِبْرَاهِيمَ هُوَ سَمَّاكُمُ الْمُسْلِمينَ مِن قَبْلُ" (Coran 22/78).
Ce qui est cependant à considérer c'est qu'il avait bien comme religion la "soumission à Dieu", chose qu'en arabe on décrit de façon tout à fait naturelle en disant qu'il était "muslim" ("Kâna musliman lillâh"). Et c'est pourquoi les versets que vous avez cités ont dit à propos de Abraham ce qu'ils ont dit : il était "soumis à Dieu".

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D'autre part, pour ce qui est de cette soumission à Dieu ; en arabe : de cet islam :

A) Si on utilise ce terme arabe "islam" dans le sens usuel et spécifique (istilâhî) qu'il a depuis le VIIème siècle de l'ère chrétienne, et aujourd'hui, à savoir : "le fait de se conformer à ce que Dieu agrée, et ce en suivant la Voie apportée par Muhammad (sur lui soit la paix) dans le Coran et la Sunna" (non seulement en la plate-forme qu'elle a en commun avec tous les messages apportés par les prophètes précédents mais aussi avec ses particularités propres (shir'a wa minhâj, Loi et Voie)), alors ces particularités n'ayant pas encore été révélées à l'époque de Abraham, ce dernier n'avait pas pour religion l'"islam" dans ce sens.

B) Par contre, si on utilise ce terme arabe "islam" dans le sens littéral et général (lughawî wa 'âmm) qu'il a, à savoir "le fait de se conformer à ce que Dieu agrée", alors Abraham, comme d'ailleurs tous les prophètes de Dieu, ont bien eu comme religion : "la soumission à ce que Dieu agrée" : en langue arabe : l'"islam".

Ibn Taymiyya écrit : "وقد تنازع الناس فيمن تقدم من أمة موسى وعيسى هل هم مسلمون أم لا؟ وهو نزاع لفظي! فإن الإسلام الخاص الذي بعث الله به محمدا صلى الله عليه وسلم المتضمن لشريعة القرآن: ليس عليه إلا أمة محمد صلى الله عليه وسلم. والإسلام اليوم عند الإطلاق يتناول هذا. وأما الإسلام العام المتناول لكل شريعة بعث الله بها نبيا: فإنه يتناول إسلام كل أمة متبعة لنبي من الأنبياء" (MF 3/94).

C'est avec le sens B que le Coran a employé le terme "muslim" dans les versets que vous avez cités, versets que pour ma part je traduirais ainsi : "يَا أَهْلَ الْكِتَابِ لِمَ تُحَآجُّونَ فِي إِبْرَاهِيمَ وَمَا أُنزِلَتِ التَّورَاةُ وَالإنجِيلُ إِلاَّ مِن بَعْدِهِ أَفَلاَ تَعْقِلُونَ هَاأَنتُمْ هَؤُلاء حَاجَجْتُمْ فِيمَا لَكُم بِهِ عِلمٌ فَلِمَ تُحَآجُّونَ فِيمَا لَيْسَ لَكُم بِهِ عِلْمٌ وَاللّهُ يَعْلَمُ وَأَنتُمْ لاَ تَعْلَمُونَ مَا
كَانَ إِبْرَاهِيمُ يَهُودِيًّا وَلاَ نَصْرَانِيًّا وَلَكِن كَانَ حَنِيفًا مُّسْلِمًا وَمَا كَانَ مِنَ الْمُشْرِكِينَ" : "O Gens du Livre, pourquoi disputez-vous au sujet de Abraham alors que la Torah et l'Evangile ne sont descendus qu'après lui ? (…) Abraham n'était pas juif ni chrétien, mais il était monothéiste, soumis (à Dieu). Et il n'était pas polythéiste" (Coran 3/65-67).

Le Coran n'est pas le seul à dire que la religion d'Abraham était "la soumission à Dieu" : le texte biblique le dit lui aussi très clairement : "Abram eut foi dans le Seigneur, et pour cela le Seigneur le considéra comme juste" (Genèse 15/6). Voici ce qu'on peut lire dans la T.O.B., en note de bas de page : "Le terme hébreu traduit par juste désigne un accord complet avec la volonté de Dieu plutôt que la rectitude morale" (T.O.B., édition de 1997, p. 36). C'est là la définition exacte de la "soumission à Dieu" telle que les sources musulmanes entendent cette formule : une spiritualité et une rectitude morale fondées sur un accord complet avec ce que Dieu veut de l'homme, plutôt qu'une spiritualité et une rectitude morale fondées uniquement sur des principes élaborés par la raison pure, ou fondées uniquement sur la tradition ancestrale.

On peut noter, en passant, que la même chose est dite dans le texte biblique à propos de Jésus fils de Marie (sur eux la paix) : "Laisse faire maintenant : c'est ainsi qu'il nous convient d'accomplir toute justice" : c'est la phrase que l'Evangile selon Matthieu, 3/15, attribue à Jésus répondant à Jean Baptiste. Commentaire de la T.O.B. : "L'idée fondamentale du terme rendu ici par justice est celle de conformité (ou de fidélité) à la volonté de Dieu" (T.O.B., p. 1435). N'est-ce pas là, encore une fois, exactement ce que désigne en langue arabe le terme "islam", pris de nouveau dans son sens littéral et non dans son sens conventionnel ? (Ces deux exemples ont été cités dans Islam et christianisme, logique de rapprochement, Amine Alibhaye, p. 97.)

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Une objection :

Quelqu'un pourrait alors objecter ceci :

"Pourquoi, dans ce cas, le Coran dit-il que Abraham n'était pas juif ni chrétien ? La même chose devrait être appliquée aux termes "juif" et "chrétien" :
si on prend ces termes avec leur sens usuel, ces termes représentant alors celui qui suit la religion apportée respectivement par Moïse et Jésus avec leurs particularités (shir'a wa minhâj), alors Abraham n'était pas de l'une de ces religions, et ces deux termes ne lui sont pas applicables dans leur sens conventionnel ;
mais par contre si on prend ces termes avec leur sens littéral, alors Abraham serait de l'une de ces religions également…
Pourquoi, à propos d'Abraham, le Coran emploie-t-il un terme, "muslim", non pas en son sens conventionnel mais en son sens premier et littéral, mais ne fait-il pas de même à propos de deux autres termes, "juif" et "chrétien" ?"

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La réponse à cette objection :

La réponse est que ces deux termes ne peuvent pas, en leur sens usuel, être appliqués à Abraham.
Mais ils n'ont pas non plus un sens littéral qui pourrait être appliqué à Abraham.

En effet, en son sens littéral et premier, "juif" renvoie à la filiation à Juda, l'un des douze fils d'Israël (Israël est un autre nom de Jacob, que la paix soit sur lui). Hamza Boubakeur écrivait à son époque : "Le grand rabbin de Paris, Jaïs, nous a assurés que, pour les historiens religieux juifs, Abraham n'était pas d'origine israélite" (Le Coran, traduction et commentaire, tome 1 p. 793).

Quant à "chrétien", même en son sens littéral il renvoie (comme en son sens usuel) à "l'adhésion au message du Christ", c'est-à-dire du Messie (puisque "Christ" est la traduction en langue grecque du mot hébreu "Messiah").
Or il est évident que ces deux sens littéraux ne s'appliquent pas à Abraham, différemment du sens littéral de "muslim".

Si ceux qui adhèrent au message de Muhammad (sur lui la paix) s'étaient nommés "muhammadiens" de sorte que cette dénomination s'était ensuite généralisée au point que l'on ne dénommait plus que par elle ceux qui croient en le message de Muhammad, alors la même chose aurait pu être dite : Abraham n'était pas "muhammadien".
Mais ceux qui adhèrent au message apporté par Muhammad ne se désignent et ne désirent être désignés que comme étant "soumis à Dieu", "muslim", dont la traduction est : "musulman". C'est par analogie par rapport au terme "chrétien" que lors de siècles passés, certains auteurs européens ont employé le terme "mahométans" pour désigner les "musulmans". Mais les musulmans, eux, ne se sont jamais nommés ni présentés de la sorte, ni ne se sont reconnus dans cette dénomination avancée par ces quelques auteurs européens.

Voilà pourquoi les versets du Coran que vous avez cités disent qu'Abraham était "muslim" mais qu'il n'était ni juif ni chrétien : ces deux derniers termes renvoient à des sens, même littéraux, qui ne lui sont pas applicables, comme c'eût été le cas du terme "mahométan" s'il existait.

Par contre – et ce point est à bien comprendre –, les hommes qui affirment adhérer, en tant que référence, à la Voie que Dieu a fait descendre par le truchement de Moïse, et celle qu'Il a fait descendre par le truchement de Jésus (dans leurs particularités, shir'a wa minhâj), ces hommes sont, eux, bel et bien nommés respectivement : "juifs" et "chrétiens" dans d'autres versets du Coran (ces deux termes étant compris cette fois dans leur sens conventionnel), et ce dans la mesure où ces hommes se sont eux-mêmes nommés ainsi et que ces dénominations se sont généralisées.
Le Coran désigne ceux qui adhèrent au message de Jésus ainsi : "... ceux qui disent : "Nous sommes chrétiens"" (Coran 5/14, 5/82). Voyez : ce sont eux-mêmes qui se sont nommés ainsi, et la dénomination est devenue générale.
Un autre verset dit : "Ceux qui ont apporté foi [= les musulmans], ceux qui se sont judaïsés, les chrétiens, les sabéens : ceux qui auront cru en Dieu et au jour dernier et auront fait le bien, ceux-là auront leur récompense auprès de leur Seigneur, et il n'y a aura crainte sur eux ni ils ne seront attristés" (Coran 2/62). "Ceux qui ont apporté foi [= les musulmans], ceux qui se sont judaïsés, les sabéens, les chrétiens : ceux qui ont cru en Dieu et au jour dernier et auront fait le bien, il n'y a aura point crainte sur eux ni ils ne seront attristés" (Coran 5/69).

Si le Coran ne fait qu'une brève allusion aux prophètes ayant été envoyés dans d'autres régions, il nomme explicitement ceux qui avaient été envoyés dans la région du Proche Orient, et détaille les groupes qui se réclamaient du message de l'un d'eux : ceci à cause de la localisation géographique des destinataires premiers du message coranique. Et parmi les groupes religieux s'affiliant à un authentique prophète de Dieu et présents au Proche Orient à l'époque de la révélation du Coran :
– ceux qui prennent comme référence (tahkîm) la Loi et la Voie de Moïse (sur lui la paix) ont été désignés dans ces deux versets comme étant "alladhîna hâdû" (c'est ce que Ibn Kathîr a écrit : "... Fa-l-yahûdu atbâ'u mûssâ 'alayhi-s-salâm wa-lladhîna kânû yatahâkamûna ila-t-tawrâti fî zamânih" : Tafsîr Ibn Kathîr tome 1 p. 94 ; "wa-lladhîna hâdû, hum hamalat ut-tawrâh" : Idem, tome 2 p. 71) ;
– ceux qui prennent comme référence (tahkîm) la Loi et la Voie de Jésus (sur lui la paix) y ont été désignés comme étant "les chrétiens" ("Fa as'hâbuhû ['Issâ] wa ahlu dînihî hum un-nassârâ" : Tafsîr Ibn Kathîr, tome 1 p. 94) ;
– ceux qui prennent comme référence (tahkîm) la Loi et la Voie de Muhammad (sur lui la paix) y ont été désignés par "alladhîna âmanû" (Tafsîr Ibn Kathîr) ;
– enfin y ont été évoqués ceux qui sont sabéens : bien qu'il demeure quelque ambiguïté quant au prophète de référence de ce groupe religieux, c'est apparemment à cause de ces versets aussi que Abû Hanîfa a émis l'avis que les Sabéens sont eux aussi des Gens du Livre et qu'un musulman peut se marier avec une sabéenne (Ishâq ibn Râhawayh est du même avis, cf. Tafsîr Ibn Kathîr). Voyez : les hommes qui auront suivi le message que Dieu avait envoyé à Moïse puis à Jésus ont été nommés respectivement "juifs" et "chrétiens" dans ces versets.

Le verset suivant nomme lui aussi "juifs" (plus exactement : "ceux qui se sont judaïsés") ceux qui, à l'époque même des Prophètes des Fils d'Israël – donc avant la venue de Jésus –, croyaient en Dieu, en le jour dernier et considéraient la Torah comme leur référence : "إِنَّا أَنزَلْنَا التَّوْرَاةَ فِيهَا هُدًى وَنُورٌ يَحْكُمُ بِهَا النَّبِيُّونَ الَّذِينَ أَسْلَمُواْ لِـلَّذِينَ هَادُواْ وَالرَّبَّانِيُّونَ وَالأَحْبَارُ" : "C'est sur sa base [= la Torah] que les prophètes qui se sont soumis (à Dieu), de même que les rabbins et les érudits, jugeaient les affaires de ceux qui se sont judaïsés" (Coran 5/44).

Les deux versets cités plus haut promettent le bien dans l'au-delà à tous ceux qui, de ces groupes religieux ainsi nommés, auront non seulement apporté foi en Dieu et au jour dernier mais auront aussi "fait le bien", ce qui sous-entend, comme le souligne Ibn Kathîr, qu'ils auront apporté foi en le message originel du prophète de l'époque où ils vivent, et auront tenu compte du cadre offert par ce message. Par contre, ceux qui ont continué à se référer à une Loi antérieure alors qu'ils avaient eu connaissance de la Loi nouvelle (par exemple qui s'en sont tenus à la Voie de Moïse alors qu'ils avaient eu connaissance de celle de Jésus ou de Muhammad, ou qui ont choisi de se référer à la Voie de Jésus alors qu'ils avaient eu vent de celle de Muhammad), ceux-là sont des kâfir tout en étant sabéens, juifs ou chrétiens, et ils ne bénéficient pas de la promesse faite par Dieu dans ces deux versets (cliquez ici pour en savoir plus). (Ibn Kathîr écrit : "فإن هذا الذي قاله ابن عباس إخبار عن أنه لا يقبل من أحد طريقة ولا عملا إلا ما كان موافقا لشريعة محمد صلى الله عليه وسلم بعد أن بعثه بما بعثه به، فأما قبل ذلك فكل من اتبع الرسول في زمانه فهو على هدى وسبيل ونجاة، فاليهود أتباع موسى عليه السلام الذين كانوا يتحاكمون إلى التوراة في زمانهم. (...) فلما بعث عيسى صلى الله عليه وسلم وجب على بني إسرائيل اتباعه والانقياد له، فأصحابه وأهل دينه هم النصارى. (...) فلما بعث الله محمدا صلى الله عليه وسلم خاتما للنبيين، ورسولا إلى بني آدم على الإطلاق، وجب عليهم تصديقه فيما أخبر، وطاعته فيما أمر، والانكفاف عما عنه زجر، وهؤلاء هم المؤمنون حقا. وسميت أمة محمد صلى الله عليه وسلم مؤمنين لكثرة إيمانهم وشدة إيقانهم، ولأنهم يؤمنون بجميع الأنبياء الماضية والغيوب الآتية" : Tafsîr Ibn Kathîr, tome 1 pp. 93-94 ; voir aussi tome 2 p. 72).

Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).

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