Le "nah'y 'an il-munkar" fait par l'autorité par rapport à la "tâ'ïfa mumtani'a" (الطائفة الممتنعة) (I)

En tous pays de la terre, l'autorité publique fait respecter les obligations publiques ainsi que les interdits publics. Cela est vrai des pays musulmans comme des pays non-musulmans. Ainsi, en France, aujourd'hui, nul n'a le droit de déambuler tout nu sur la voie publique ; l'autorité fait respecter cet interdit public par le public en infligeant une sanction au contrevenant. D'autres exemples existent qui sont aisés à trouver.

En pays musulman, de même, l'autorité – et ce à l'unanimité – pratique al-amr bi-l-ma'rûf wa-n-nah'y 'an il-munkar bi-l-yad (cliquez ici) : il s'agit pour elle de faire respecter, par le peuple (par les musulmans seulement pour certains points, pour tous les résidents pour certains autres), les obligations publiques – tels que le paiement de l'impôt (pour les musulmans la zakât – qui est une 'ibâda, mais dans laquelle se trouve une dimension d'impôt –, pour les non-musulmans la jizya) –, et les interdits publics – tels que la consommation d'alcool en public (ce dernier mot est dû au fait que nul n'a le droit d'espionner pour traquer des interdits pouvant être faits dans l'intimité des demeures).

Il faut tout d'abord noter qu'il est des ma'rûf et des munkar que l'autorité du pays musulman ne peut faire respecter publiquement que si la société du pays a atteint une situation où cela n'engendrera pas un tort (mafsada) plus grand (cliquez ici). Parce que si le pays n'a pas atteint une telle situation et qu'il y a présomption que le recours à bi-l-yad engendrera un tort plus grand encore, l'autorité a le devoir de se contenter du rappel verbal (bi-l-lissân). "وفيما يحكى عن عمر بن عبد العزيز أن ابنه عبد الملك قال له: "ما لك لا تنفذ الأمور؟ فوالله ما أبالي لو أن القدور غلت بي وبك في الحق." قال له عمر: "لا تعجل يا بني؛ فإن الله ذم الخمر في القرآن مرتين وحرمها في الثالثة؛ وإنى أخاف أن أحمل الحق على الناس جملة فيدفعوه جملة، ويكون من ذا فتنة"" : A Omar ibn 'Abd il-'Azîz, son fils dit un jour : "Père, pourquoi n'appliques-tu pas [toutes] les choses ? Je ne me soucie pas que moi et toi ayons à supporter des difficultés à cause de ce qui est vrai." Le sage Omar ibn Abd il-Azîz répondit : "Ne te presse pas, mon fils. Dieu a, dans le Coran, fait la critique de l'alcool deux fois et l'a interdit la troisième fois. Je crains que si j'applique brutalement aux gens (tout) ce qui est vrai, ils délaissent ensuite (tout) ce qui est vrai ; et que naisse à cause de cela une fitna" (Al-Muwâfaqât, ash-Shâtibî, 1/402). Nous ne pensons pas que la situation aujourd'hui soit meilleure que celle que Omar ibn 'Abd il-'Azîz évoquait à son époque, bien au contraire. C'est pourquoi, il est a fortiori impératif aujourd'hui de ne pas faire fuir les gens par des entreprises qui sont dues à un manque de compréhension des limites des possibilités imposées par le contexte. Si nous évoquons ci-après la question du nah'y 'an il-munkar bi-l-yad par l'autorité, ce n'est donc pas pour dire que dans les pays musulmans il faudrait la faire appliquer aujourd'hui, mais parce qu'il apparaît que certains textes et écrits de Ibn Taymiyya traitant de ce sujet sont parfois mal compris.

Il faut par ailleurs rappeler que le fait que l'émir en place fasse respecter ces obligations et interdits bi-l-yad, cela ne veut pas forcément dire "par le recours à la force physique", car ceci n'est que le dernier recours ; l'émir le fait en premier par le rappel de son "autorité", par la "force" que son idée même exprime.

Ci-après nous ne parlerons cependant que d'un cas de figure, celui du recours à la force physique, et ce parce que certains musulmans aujourd'hui se méprennent sur l'identité de celui à qui s'adressent des écrits de Ibn Taymiyya sur la question... Ibn Taymiyya écrit ceci : "أجمع علماء المسلمين على أن كل طائفة ممتنعة عن شريعة من شرائع الإسلام الظاهرة المتواترة فإنه يجب قتالها" (MF 28/468 ; voir aussi 28/503, et bien d'autres passages). La question qui nous intéresse ici est : De qui (dans le pays musulman qui a réalisé la situation voulue de spiritualité et de moralité) Ibn Taymiyya parle-t-il qui doit ainsi être combattu :
--- le groupe mumtani' faisant partie du peuple ?
--- ou bien l'émir lui-même, et donc le pouvoir ?

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1) Cas où c'est le peuple qui manque publiquement à ses devoirs essentiels ou commet des interdits fondamentaux en public :

L'autorité doit tout d'abord effectuer des rappels verbaux (bi-l-lissân).

Si persistance il y a, alors :

1.1) s'il s'agit d'un individu, il sera contraint de payer son impôt, de cesser de boire l'alcool en public ; de même s'il s'agit de quelques individus ;

1.2) par contre, s'il s'agit d'une "tâ'ïfa mumtani'a" (groupe constitué et disposant d'une force armée), alors il peut être combattu : il existe cependant différentes étapes sur le sujet, et il y a différents avis à propos de certaines de ces étapes : lire notre article pour découvrir de façon détaillée quelles sont ces étapes et quels sont ces avis.

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La première question qui se pose ici est : Qu'est-ce qu'une "tâ'ïfa mumtani'a" ?

Le terme "mumtani'a", présent dans cette formule "tâ'ïfa mumtani'a", revêt deux sens...

-- Le premier est littéral (lughawî) : "qui se retient de" ; c'est dans ce sens qu'il se comprend quand Ibn Taymiyya dit : "وأيما طائفة انتسبت إلى الإسلام وامتنعت من بعض شرائعه الظاهرة المتواترة" (MF 28/356).

-- Le second est particulier, lié à l'usage du fiqh (istilâhî) : il veut dire alors "qui a une mana'ah", une force (terme employé dans Al-Mughnî 12/66 et Radd ul-muhtâr 6/412). "قوله أو منعة) في المصباح هو في منعة بفتح النون أي في عز قومه، فلا يقدر عليه من يريده قال الزمخشري: وهي مصدر مثل الأنفة والعظمة؛ أو جمع مانع وهم العشيرة والحماة. وقد تسكن في الشعر لا غير خلافا لمن أجازه مطلقا" (Radd ul-muhtâr 6/250). "قوله: لهم منعة) بفتح النون: أي عزة في قومهم، فلا يقدر عليهم من يردهم مصباح" (Radd ul-muhtâr 6/412). "والمراد أي بالمنع المذكور عن الأمصار أن يكون لهم في المصر محلة خاصة يسكنونها ولهم فيها منعة عارضة كمنعة المسلمين" (Ad-Durr ul-mukhtâr, 6/340) ; "قوله ولهم فيها منعة) الواو للحال والمنعة بفتح النون جمع مانع أي جماعات يمنعونهم من وصول غيرهم إليهم أفاده ح. (وقوله: عارضة) صفة منعة وعروضها إنما هو بسبب اجتماعهم في محلة خاصة" (Radd ul-muhtâr 6/340).
"وقوله "وامتنعت بمنعة": ومنعة ومنعة، هكذا في اللسان. وقال ابن بطال في غريب المهذب: السماع بسكون النون؛ والقياس فتحها جمع مانع مثل كافر وكفرة. وقال ابن الاعرابي: رجل منوع يمنع غيره، ورجل منع يمنع نفسه" (Al-Majmû').
C'est dans ce sens que Ibn Taymiyya l'a employé quand il écrit : "فالواجب على ولي الأمر أن يأمر بالصلوات المكتوبات جميع من يقدر على أمره ويعاقب التارك بإجماع المسلمين. فإن كان التاركون طائفة ممتنعة قوتلوا على تركها بإجماع المسلمين" (MF 28/307-308). Voyez l'opposition entre le târik simple et les târik qui forment une tâ'ïfa mumtani'a. De même, c'est dans ce sens qu'il l'a employée quand il a écrit : "والطائفة إذا انتصر بعضها ببعض حتى صاروا ممتنعين فهم مشتركون في الثواب والعقاب" (MF 28/311).

Il est un passage où on perçoit bien l'existence de ces deux sens différents. C'est lorsque Ibn Taymiyya écrit : "وقد اتفق علماء المسلمين على أن الطائفة الممتنعة إذا امتنعت عن بعض واجبات الإسلام الظاهرة المتواترة، فإنه يجب قتالها إذا تكلموا بالشهادتين وامتنعوا عن الصلاة والزكاة أو صيام شهر رمضان أو حج البيت العتيق أو عن الحكم بينهم بالكتاب والسنة أو عن تحريم الفواحش أو الخمر أو نكاح ذوات المحارم أو عن استحلال النفوس والأموال بغير حق أو الربا أو الميسر (...) ونحو ذلك من شرائع الإسلام، فإنهم يقاتلون عليها حتى يكون الدين كله لله" (MF 28/545).

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La seconde question est : Quels sont ces actes obligatoires que le refus de les pratiquer par une "tâ'ïfa mumtani'a", et quels sont ces actes interdits que la persistance à les commettre par une telle "tâ'ïfa", cela fait que, pour Ibn Taymiyya, cette "tâ'ïfa" est concernée par la règle susmentionnée ?

Ibn Taymiyya dit qu'il s'agit de tout acte qui est tel que si on reniait le caractère obligatoire (ou interdit), ce reniement constituerait un propos de kufr ("فأيما طائفة امتنعت من بعض الصلوات المفروضات أو الصيام أو الحج أو عن التزام تحريم الدماء والأموال والخمر والزنا والميسر أو عن نكاح ذوات المحارم (...) وغير ذلك من واجبات الدين ومحرماته التي لا عذر لأحد في جحودها وتركها، التي يكفر الجاحد لوجوبها - فإن الطائفة الممتنعة تُقاتَل عليها وإن كانت مقِرّة بها. وهذا ما لا أعلم فيه خلافا بين العلماء" : MF 28/503).
Le fait, pour toute une "taïfa mumtani'a", de ne pas pratiquer pareil acte obligatoire ou de persister à pratiquer pareil acte interdit (même sans en renier les caractères obligatoire ou interdit) fait donc que l'autorité musulmane a, pour Ibn Taymiyya, le devoir de combattre cette "tâ'ïfa".
Cependant, cette "tâ'ïfa", par le simple fait de cette non-pratique, n'en devient pas "kâfir bi kufr akbar" (certains ulémas sont d'avis que c'est quand une telle "tâ'ïfa" s'apprête à combattre que l'autorité doit la combattre, et pas avant : lire notre article sur le sujet).

Ibn Taymiyya a énuméré toute une liste de tels actes en 28/503 et surtout 28/510-511. On y lit, à côté par exemple du fait de ne pas s'acquitter de la zakât, ou de persister à boire de l'alcool, le fait de ne pas juger selon le référentiel du Coran et de la Sunna (28/510, 545, 557). Certains s'étonneront sans doute de lire qu'il ait pu classer le "hukm bi ghayri mâ anzalallâh" dans la même catégorie d'actes interdits que le fait de boire du vin – donc des péchés qui ne vont pas jusqu'à faire perdre la foi tant qu'ils ne sont pas considérés permis. Pourtant un autre écrit de Ibn Taymiyya est plus clair encore à ce sujet : parmi les actes interdits qui, commis par un individu maqdûr 'alayh mais au sujet duquel il n'y a qu'une sanction de type ta'zîr, à déterminer par l'autorité, Ibn Taymiyya a, à côté du fait de voler hors hirz, ou de tricher dans les poids et mesures, etc., cité : qu'il "ne juge pas selon ce qu'Allah a révélé" : "وأما المعاصي التي ليس فيها حد مقدر ولا كفارة كالذي يقبل الصبي والمرأة الأجنبية أو يباشر بلا جماع أو يأكل ما لا يحل كالدم والميتة أو يقذف الناس بغير الزنا أو يسرق من غير حرز ولو شيئا يسيرا أو يخون أمانته كولاة أموال بيت المال أو الوقوف ومال اليتيم ونحو ذلك إذا خانوا فيها وكالوكلاء والشركاء إذا خانوا أو يغش في معاملته كالذين يغشون في الأطعمة والثياب ونحو ذلك أو يطفف المكيال والميزان أو يشهد بالزور أو يلقن شهادة الزور أو يرتشي في حكمه أو يحكم بغير ما أنزل الله أو يعتدي على رعيته أو يتعزى بعزاء الجاهلية أو يلبي داعي الجاهلية إلى غير ذلك من أنواع المحرمات: فهؤلاء يعاقبون تعزيرا وتنكيلا وتأديبا بقدر ما يراه الوالي على حسب كثرة ذلك الذنب في الناس وقلته: فإذا كان كثيرا زاد في العقوبة؛ بخلاف ما إذا كان قليلا؛ وعلى حسب حال المذنب: فإذا كان من المدمنين على الفجور زيد في عقوبته، بخلاف المقل من ذلك؛ وعلى حسب كبر الذنب وصغره: فيعاقب من يتعرض لنساء الناس وأولادهم بما لا يعاقب من لم يتعرض إلا لمرأةواحدة أو صبي واحد. وليس لأقل التعزير حد" (MF 28/343).

C'est écrit, clair et net.

Or Ibn Taymiyya est du côté des ulémas selon qui ce n'est pas une ta'zîr qui sanctionne un acte de kufr akbar. L'action "hukm bi ghayri mâ anzalallâh" n'est donc pas, en soi, acte de kufr akbar (par contre le fait de dire qu'un tel hukm bi ghayri mâ anzalallâl est permis, cela, est une parole de kufr akbar ; attention à ne pas confondre le "hukm bi ghayri mâ anzalallâh" avec la "tashrî' qui consiste à déclarer halâl : mâ harramahu-llâh qat'an, ou harâm : mâ ahallahullâh qat'an" : ce sont choses différentes : cliquez ici pour en savoir plus). Dans tous les cas, dire une parole de kufr akbar ne peut conduire à la takfîr d'une personne précise que s'il y a réellement eu au préalable iqâmat ul-hujja.

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2) Cas où c'est le détenteur de l'autorité qui délaisse lui-même le paiement de sa zakât ou se laisse aller à boire de l'alcool en public :

Les individus du peuple ne peuvent alors pas contraindre l'autorité à payer sa zakât ou à cesser de boire l'alcool en public ; elles ne peuvent non plus combattre l'autorité pour la faire cesser ces péchés.

Le Prophète (sur lui soit la paix) a dit : "… Ecoutez bien : celui qui est sous l'autorité d'un dirigeant puis le voit faire un acte de désobéissance à Dieu, qu'il déteste ce que ce dirigeant fait de désobéissance à Dieu mais qu'il ne retire pas sa main de l'obéissance (wa lâ yanzi'anna yadan min tâ'atin)" (Muslim 1855).
"Vous verrez après moi un favoritisme et des choses que vous réprouverez.
– Que nous ordonnes-tu alors de faire, Messager de Dieu ? – Vous vous acquitterez de votre devoir et demanderez à Dieu votre droit"
(al-Bukhârî 3408, Muslim 1843).
Le Prophète dit un jour : "Comment serez-vous lorsque des dirigeants feront preuve de favoritisme à propos de ce fay' ?" Abû Dharr dit alors : "Je mettrai alors mon épée sur mon épaule et frapperai jusqu'à ce que je vienne à ta rencontre [= je passe moi aussi de vie à trépas]. – Ne vais-je pas te montrer ce qui est mieux que cela ? Tu feras preuve de patience jusqu'à venir à ma rencontre" (Abû Dâoûd 4759) (voir MS 2/204, 346-347).

Par contre les personnes du peuple peuvent et doivent faire le rappel verbal (bi-l-lissân) à l'autorité : cela a même été qualifié de "meilleur jihad" (Abû Dâoûd). Le mieux est de le faire en privé, afin d'éviter tout trouble.

Quand Ibn Taymiyya a écrit ce que nous avons cité de lui en début d'article (il est nécessaire de combattre ceux des musulmans qui sont organisés en groupes et qui manquent à leurs obligations ou commettent des interdits), il parle du cas de figure 1.2 : le groupe refusant de s'acquitter de l'obligation publique ou de s'abstenir de l'interdit public, et disposant d'une force (c'est le sens de mumtani'a), et persistant dans son refus.

Il ne parle pas du cas de figure 1.1 (un ou quelques individu(s) manquant à leurs obligations ou refusant de cesser de commettre les interdits).

Il ne parle pas non plus du cas de figure 2 (l'autorité s'abstenant ouvertement d'accomplir ses obligations religieuses ou commettant ouvertement des péchés graves).

Il ne parle pas du cas 1.1, puisqu'il a évoqué explicitement la différence entre le cas 1.2 et ce cas 1.1 (un ou quelques individus qui refusent de s'acquitter de l'interdit public ou de s'abstenir de l'obligation publique) dans As-Siyâssa ash-shar'iyya (MF 28/349) : il évoque la règle concernant le cas  1.2 en MF 28/358-359, et celle concernant le cas 1.1 en MF 28/359-360.

Il ne parle pas du cas 2, c'est-à-dire de l'autorité. Il serait complètement erroné de considérer que les écrits de Ibn Taymiyya parlant du devoir de combattre les "tâ'ïfa mumtani'a" s'appliquent également à l'autorité qui ne s'acquitte plus de ses obligations publiques – comme le paiement de la zakât – ou commet en public des graves interdits – consomme par exemple de l'alcool.

Ibn Taymiyya a, tout au contraire, insisté sur le fait que le peuple (ra'iyya) ne devait pas combattre l'autorité qui est établie sur lui. Et cela, dit-il, par rapport à tout dirigeant : aussi bien celui qui occupe le poste de calife que celui qui occupe un poste inférieur (MS 2/124-125). Ibn Taymiyya écrit : "L'opinion la plus connue chez les Sunnites est qu'ils ne sont pas d'avis d'organiser la révolte armée contre les dirigeants même si ceux-ci sont oppresseurs, conformément à ce que montrent les nombreux Hadîths relatés du Prophète" (MS 2/125). Dès lors, les Hadîths autorisant le recours à la force pour changer les abus contiennent une règle générale ('âmm), tandis que les Hadîths interdisant le soulèvement armé contre le dirigeant contient une règle particulière (khâss) ; or il n'y a pas de contradiction entre une règle particulière et une règle générale : la règle particulière fait exception par rapport à la règle générale. Les Hadîths permettant le recours à la force pour mettre fin à ce qui ne convient pas concernent donc les cas autres que celui du dirigeant, les autres Hadîths ayant excepté ce cas-là de la règle générale. Ibn Taymiyya a aussi décrit la justification de cet avis sur le plan rationnel : "ceci car les torts qu'entraîne une révolte armée contre le pouvoir sont plus importants que ceux qui existent quand on subit l'abus de la part de l'autorité ; or un tort ne peut pas être repoussé par un tort plus grand" (MS 2/125). "Rares sont les cas où il y a eu une révolte armée contre le pouvoir et où le tort que cela a engendré n'a pas été plus grand que le bienfait que cela a apporté. On peut prendre l'exemple de ceux qui se sont soulevés à Médine contre Yazîd, ou celui de Ibn ul-Ash'ath lorsqu'il s'est soulevé en Irak contre Abd ul-Malik, ou celui de Ibn ul-Muhallab qui s'est soulevé au Khorassan contre son père, ou encore celui de Abû Muslim qui a organisé la révolte également au Khorassan, ou celui de ceux qui se sont soulevés à Médine et à Bassora contre Al-Mansûr. Ceux qui se soulèvent ainsi soit leur révolte échoue, soit elle réussit mais ils sont ensuite éliminés : Abdullâh ibn Alî et Abû Muslim ont tué quantité de gens (pour les besoins de la révolte), ensuite Abû Ja'far al-Mansûr [celui pour qui ils avaient organisé la révolte] les a fait tuer tous les deux. Quant aux gens de al-Harra, quant à Ibn ul-Ash'ath et Ibn ul-Muhallab, leur révolte a de toute façon échoué (…)" (MS 2/346). "Tout ceci montre que le fait que le Prophète ait ordonné de ne pas se soulever contre les dirigeants malgré les abus de ces derniers est cause de bien pour les hommes, aussi bien par rapport à ce qui est lié à l'au-delà qu'à ce qui est lié à ce monde ; et que celui qui a agi différemment de ce que le Prophète a dit là – qu'il l'ait fait avec la volonté délibérée d'agir différemment ou qu'il l'ait fait par erreur d'interprétation –, son action n'a pas apporté du bien mais du tort" (MS 2/347). "Celui qui médite les Hadîths authentiques relatés du Prophète à ce sujet saura que ce qu'ils disent est ce qui est le plus convenable" (Ibid.) "C'est pourquoi, lorsque al-Hussein voulut partir pour l'Irak quand ses habitants lui eurent écrit de nombreuses lettres, les plus grands personnages en science et en pratique le conseillèrent de ne pas partir : il y eut Ibn Omar, Ibn Abbas, Abû Bakr ibn Abd ir-Rahmân ibn il-Hârith ibn Hishâm (…). Dieu et Son Messager ne disent de faire que ce dans quoi il y a du bien et il n'y a pas de tort. Mais le savant tantôt trouve l'avis juste et tantôt fait une erreur d'interprétation. Il apparut ensuite que les choses étaient comme ces personnages l'avaient dit, puisque l'entreprise de al-Hussein n'apporta du bien ni par rapport à ce qui est religieux ni par rapport à ce qui est temporel. Au contraire, les injustes eurent l'occasion de tuer le petit-fils du Prophète. (…) Ce que al-Hussein voulait réaliser de bien ne se réalisa pas et ce qu'il voulait changer de mal ne fut pas changé. Le mal ne fit qu'empirer" (MS 2/347). Ibn Taymiyya écrit même que c'est sur cette opinion que l'avis des Sunnites s'est établi ("Wa lihâdha-s'taqarra amru ahl is-sunna wa-l-jamâ'a 'alâ tark il-qitâl fi-l-fitna li-l-ahâdîth is-sahîha ath-thâbita 'an in-nabî – sallallâhu 'alayhi wa sallam –, wa sârû yadhkurûna hâdhâ fî 'aqâ'ïdihim, wa ya'murûna bi-s-sabri 'alâ jawr il-a'ïmma wa tarki qitâlihim, wa in kâna qad qâtala fi-l-fitnati khalqun kathîrun min ahl il-'ilm wa-d-dîn" : MS 2/347).

Dans ces textes, Ibn Taymiyya parle du cas où l'autorité fait preuve d'injustice sur le peuple, et dit que celui-ci ne doit alors pas la combattre. Or, ailleurs il a écrit que le fait de s'en prendre aux personnes et aux biens des musulmans est quelque chose qui, lorsque cela est fait par une tâ'ïfa mumtani'a, est une des causes demandant de combattre cette tâ'ïfa (MF 28/358).

Il s'agit donc bien de ce que nous disions. Les écrits de Ibn Taymiyya demandant de combattre la "tâ'ïfa mumtani'a" qui délaisse telle obligation ou commet tel interdit :
--- ne concernent pas : le peuple par rapport à l'autorité qui est établie sur lui, ni l'autorité par rapport à une plus grande autorité à laquelle elle est elle-même assujettie (cas 2),
--- mais concernent : l'autorité par rapport à un groupe rebelle se trouvant sous son autorité (1.2),
--- et concernent aussi : une autorité donnée, par rapport à un groupe mumtani' dont elle-même n'est pas sous l'autorité et qui n'est pas non plus sous son autorité (nous le verrons plus bas, au point 3)…

Il y a un seul cas où, en pays musulman, le peuple peut combattre l'autorité pour la déposer : c'est lorsque celle-ci apostasie. Le Prophète (sur lui soit la paix) a dit : "… Sauf si vous voyez une incroyance claire ("kufr bawâh"), à propos de laquelle vous détenez une preuve de la part de Dieu" (al-Bukhârî, 6647). Cependant il faut qu'il s'agisse réellement d'un cas d'apostasie, ce qui peut nécessiter dans certains cas qu'il y ait eu iqâmat ul-hujja préalable (cliquez ici) (attention au fait de déclarer le hukm bi ghayri mâ anzalallâh comme étant de façon absolue un cas d'apostasie : nous l'avons déjà dit plus haut). Et même au cas où il y a réellement cas d'apostasie, il faut qu'il y ait la capacité réelle (qud'ra) de renverser l'autorité, et donc qu'il n'y ait pas présomption que l'entreprise échouera et qu'elle engendrera un tort plus grand encore. Il faut également avoir la capacité réelle de remplacer l'autorité apostaste par une autorité meilleure. Au cas où l'une de ces deux conditions vient à manquer, on n'entreprendra rien (Takmilatu fat'h il-mulhim, 3/329, p. 331, Bawâdir un-nawâdir, p. 544). Or, même à considérer que, dans certaines circonstances, le caractère d'apostat est établi à propos d'un dirigeant particulier, aujourd'hui la situation est loin de remplir ces conditions ; au contraire, comme l'a relaté Tariq Ramadan, le pouvoir tyrannique en place "exploite la présence des minorités actives et radicales, au sein du mouvement islamique, pour justifier sa politique autoritaire et répressive. Paradoxalement, les plus grands alliés du pouvoir tyrannique sont les groupements les plus radicaux : en voulant l'éliminer par n'importe quel moyen, ils le confirment... et c'est parfois le pouvoir lui-même qui entretient et encourage leur "folie". La manipulation est redoutable" (Aux sources du renouveau musulman, Tariq Ramadan, p. 450, voir aussi pp. 444-445) ; lire aussi L'islamisme en face, François Burgat, p. 167, pp. 293-294.

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3) Ce que, d'après Ibn Taymiyya, l'autorité d'un pays musulman doit faire quand c'est un groupe constitué se trouvant hors de son autorité qui commet ce genre de manquements :

Ibn Taymiyya est d'avis que, dans ce cas de figure, cette autorité doit rappeler à ce groupe – fût-il une autorité établie dans le pays voisin – ses devoirs quant à la nécessité des obligations et au respect des interdits. Et si la seconde persiste, alors, pour peu que la première dispose de la qud'ra, elle doit aller la combattre pour l'amener à remplir ses devoirs.

Je suis entièrement d'accord avec le professeur Yahya Michot lorsqu'il déplore l'application, aujourd'hui, par certains individus musulmans, à leurs dirigeants, des écrits taymiyyens relatifs à la "tâ'ïfa mumtani'a" (voir son livre Mardin, éditions Al-Bouraq, pp. 47-58). Nous l'avons vu ci-dessus, Ibn Taymiyya n'a aucunement voulu dire aux individus musulmans de prendre les armes contre l'autorité qui est établie sur elle et qui commet un des interdits susmentionnés (ce qui relève, dans ce que nous avons écrit ci-dessus, du cas de figure 2).

Cependant je ne partage pas la position du Professeur lorsqu'il dit que, dans l'esprit de Ibn Taymiyya, il s'est seulement agi, en écrivant ce qu'il a écrit à propos des Tatars, de repousser ceux-ci au-delà de l'Euphrate (Mardin, p. 133, pp. 52-53, avec la note en bas de p. 53).

Certes, à propos de savoir si l'autorité doit combattre la première (ou non) les Kharijites et les Mâni'u-z-zakât – à la règle concernant lesquels Ibn Taymiyya affilie explicitement, nous l'avons vu dans un autre article, les Tatars de Ghâzân –, un autre avis que celui de Ibn Taymiyya existe : lui est de l'avis A : elle doit les combattre la première du moment qu'ils sont constitués en groupe disposant d'une force. Un autre avis existe, certes, et il est celui auquel j'adhère : le B.b (cliquez ici pour le découvrir).

Cependant, ce qu'il faut reconnaître c'est que l'avis de Ibn Taymiyya n'est pas qu'il s'agirait seulement pour l'autorité de les combattre la première lorsqu'ils sont envahisseurs. La preuve en est que, dans l'écrit qu'il rédige en l'an 700, après la déroute de la seconde tentative d'invasion de la Syrie par les Tatars, il écrit : "Et nous les combattrons inshâ Allâh, alors nous ouvrirons la terre d'Irak et autre qu'elle" (MF 28/466). On voit qu'il n'a pas comme seule ambition de repousser les Tatars au-delà de l'Euphrate. Dans son esprit il ne s'agit là que d'une première étape, une étape ultérieure étant d'aller les combattre en Irak même. Si, concrètement, il ne demandera pas aux autorités mamelouks de réaliser cette étape ultérieure, c'est parce que, comme il l'a dit par ailleurs, aller combattre est conditionné à la capacité (cf. MF 4/442). Or le Sultanat mamelouk n'a (au moment où Ibn Taymiyya écrit ces lignes) pas cette capacité, c'est évident. Plus tard Ibn Taymiyya sera lui-même aux prises avec d'autres problèmes et il finira sa vie en prison.

Pareillement, en un autre écrit rédigé en 699 et destiné à mobiliser les Syriens face aux Tatars (et cela suite à la défaite de l'armée du Sultan mamelouk et à l'avancée de l'armée tatare), il affirme que tous les composants de l'armée de Ghâzân (parmi lesquels il a cité "ad-dâkhilûna fi-l-islâm min ghayri iltizâmin li sharâ'ï'ih" – soit la "tâ'ïfa mumtani'a" dont nous parlons sur cette page –) sont tels que, "il est nécessaire de les combattre, jusqu'à ce que (…)". Et il précise bien : "Cela lorsqu'ils sont établis dans leur terre. Que dire donc lorsqu'ils ont pris le dessus sur les terres d'islam telles que l'Irak, le Khorassan, la Djézireh et l'Anatolie ? Et que dire alors lorsqu'ils se dirigent vers vous et vous attaquent par bagh'y et 'udwân" (MF 28/416). Voyez : selon Ibn Taymiyya, si ce devoir de combattre vise la "tâ'ïfa mumtani'a" qui vient envahir votre pays musulman (comme l'a fait l'armée de Ghâzân par rapport à la Syrie), il vise également la "tâ'ïfa mumtani'a" qui a envahi le pays musulman voisin – ici l'Irak, etc. Plus encore, il vise même la "tâ'ïfa mumtani'a" qui demeure établie dans son pays à elle. La raison en est claire : pour Ibn Taymiyya, le fait de les combattre a comme objectif de les faire cesser leur mauvaise pratique de l'islam ; il l'a écrit explicitement dans le passage suscité (MF 28/416, 548). C'est d'ailleurs pourquoi, dit-il, il ne s'agit pas de les combattre jusqu'à ce qu'ils tournent le dos : pour Ibn Taymiyya, la règle concernant les khârijûn 'ala-l-imâm bi ta'wîl sâ'ïgh ne s'applique pas à eux : eux doivent être combattus jusqu'à ce qu'ils adhèrent à ce qu'ils ont délaissé (MF 28/541).

Le fait est que l'avis de Ibn Taymiyya n'est pas que la règle qu'il a citée à propos de la "tâ'ïfa mumtani'a" du type des Kharijites s'adresserait seulement au dirigeant par rapport à une "tâ'ïfa mumtani'a" qui se trouve sous son autorité politique ; selon ce qu'il a écrit, dans son esprit cette règle s'adresse aussi au dirigeant par rapport à une "tâ'ïfa mumtani'a" qui se trouve hors de son autorité politique. La preuve que là est l'avis de Ibn Taymiyya est qu'il a écrit à propos de ceux qui forment une "tâïfa mumtani'a imtana'at 'an ba'dhi wâjibât il-islâm iz-zâhira al-mutawâtira" telle que les Kharijites, les Mâni'u-z-zakât et ceux qui refusaient de cesser de prendre l'intérêt  : "Si ceux-ci sont établis dans leur pays, avec la situation qui est la leur [de imtinâ' 'an ba'dh…], il est un devoir pour les musulmans de se diriger vers eux dans leur pays pour les combattre, jusqu'à ce que le dîn soit tout entier à Dieu" (MF 28/551). Dans As-Siyâssa ash-shar'iyya, il l'a également affirmé : cf. MF 28/358.

Pour Ibn Taymiyya, cette règle s'applique donc aussi par rapport à l'autorité d'un pays voisin, puisque, évoquant les manquements concernés par la règle, il cite des actes qui sont du ressort de l'autorité : cf. MF 28/503.

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Conclusion :

Ces écrits de Ibn Taymiyya parlant du devoir de combattre les groupes constitués autour du refus de pratiquer un devoir visible ou autour de l'abstention d'un interdit visible :
– ne parlent donc pas d'un devoir s'adressant au public par rapport à l'autorité du pays dans lequel ils vivent (
2),
– mais parlent d'un devoir :
----- s'adressant aux autorités musulmanes par rapport au public qui leur est inféodé (1.2),
----- et s'adressant aussi aux autorités d'un pays musulman où cela est mis en pratique, par rapport à un groupe constitué refusant de mettre cela en pratique et se trouvant hors de son autorité, voire même par rapport aux autorités d'un autre pays musulman refusant de mettre cela en pratique (3).

On rappelle cependant que, même d'après l'avis de Ibn Taymiyya (l'avis A), dans le cas 1.2 – et à plus forte raison encore dans le cas 3 –, cette forme de amr bi-l-ma'rûf wa nah'y 'an il-munkar ne devient un devoir pour l'autorité que lorsque la société a atteint un degré de développement spirituel et moral tel que cela ne créera pas un tort plus grand que celui qu'il entend faire disparaître. Sinon cette forme de amr bi-l-ma'rûf wa nah'y 'an il-munkar est inapplicable. On se souviendra que ce genre de sanction n'a été mentionnée dans le Coran qu'après l'interdiction du ribâ', qui a été la dernière des interdictions coraniques. Aujourd'hui les sociétés musulmanes ne sont plus dans cette situation.
Quant à moi, j'adhère de toute façon à un autre avis que celui de Ibn Taymiyya sur ce sujet :  l'avis B.b (cliquez ici pour le découvrir).

Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).

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