Pourquoi l'islam enseigne lui aussi qu'il y a besoin d'un juge qualifié (قاضٍ) avant d'appliquer certaines règles (أحكام), la décision d'appliquer concrètement celles-ci à tel cas précis, puis leur application effective à ce cas, ne pouvant pas être laissées à tout individu ou groupe d'individus ?

Au niveau des connaissances de ce que Dieu agrée :
Il y a التلقي من المبلغ : le fait de recevoir, par le truchement du retransmetteur, les Paroles prononcées par Dieu (le Coran), ainsi que les paroles, actions et approbations du Messager de Dieu (la Sunna).
Il y a الاجتهاد البياني : l'effort pour comprendre le sens de ces Textes.
Il y a الاجتهاد الإنشائي : l'effort pour "exporter", parmi l'ensemble des ahkâm stipulés dans les textes, le hukm correspondant au cas nouveau, pour cause de communauté dans la Ratio Legis.

Ensuite, au niveau de la transmission et l'application de ces choses connues :
Il y a الإفتاء : le fait d'exposer à autrui le hukm shar'î qui est applicable (ou que l'on pense être applicable) dans le cas précis qu'on a devant soi ("بيان حكم المسألة" : At-Ta'rîfât) ; que ce hukm soit stipulé dans les textes de façon claire, ou qu'il soit le résultat d'un اجتهاد بياني, ou qu'il soit le résultat d'un اجتهاد إنشائي.
Il y a القضاء : le fait de prononcer un jugement pour le cas précis qui a été exposé devant soi. Cela est nécessaire pour régler un litige entre deux personnes, ou encore pour prononcer le divorce à la demande de l'épouse (taf'rîq), ou encore pour déclarer quelqu'un coupable ou innocent de ce dont des personnes l'accusent.
Enfin, il y a التنفيذ : le fait d'appliquer le hukm shar'î qui est applicable (ou que l'on pense être applicable).

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Comme nous l'avons exposé dans l'article précédent, il existe 5 étapes :

Etape 1connaître (sur le plan théorique) ce qui est Shar'î : le Hukm Tak'lîfî (bien compris avec sa 'Illa) ; la Sabab à laquelle ce Hukm est relié ; sa Shart ; son Mâni' : "العلم بالأحكام التكليفية (مع عللها)، وأسبابها وشروطها وموانعها". Déterminer tout cela est le travail des Mujtahidûn ; quant à ceux qui ne sont pas Mujtahid, ils prennent connaissance du fruit du travail de ceux-ci (tout en vérifiant que cela n'est pas erroné) ;

Etape 2) connaître (sur le plan théorique) quels sont les indices de la présence, dans le Réel, de cette Sabab, de cette 'Illa, de cette Shart et de ce Mâni' (العلم بتعيين ما يثبت وجود هذه العلل والأسباب والشروط والموانع في الواقع) : ces preuves et indices ont pour certains Ahkâm été déterminés une fois pour toutes dans la Shar' Munazzal ; ont pour d'autres été pensés par nos Mujtahidûn ; et relèvent, pour d'autres encore, des simples observation et analyse ;

Etape 3vérifier, dans le Réel, la présence concrète ou, au contraire, l'absence de cette Sabab, 'Illa, Shart, Mâni' (تحقيق وجود العلة والسبب والشرط وعدم وجود المانع في الواقع). Après cette vérification, leur présence ou au contraire leur absence est établie pour le vérificateur : soit à un niveau de certitude (qat'î), soit à un niveau de forte probabilité (zannî zannan ghâliban), soit à un niveau purement possible à 50% (mashkûk fîh) ;

Etape 4) (selon la présence ou au contraire l'absence, dans le Réel, des Sabab, 'Illa, Shart, Mâni') dire que le Hukm Tak'lîfî est applicable à ce Réel, ou au contraire ne lui est pas applicable (القول بتنفيذية أو عدم تنفيذية هذا الحكم التكليفي على هذا الواقع) ;

Etape 5) agir selon ce qui a été ainsi dit (العمل بهذا القول).

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Or, comme rappelé plus haut (et comme exposé dans un autre article), il existe d'un côté la Fatwa et d'un autre côté le Qadhâ' : la responsa, et le jugement :

Ibn ul-Qayyim écrit : "فالمفتي يفتي حكما عاما كليا أن "من فعل كذا ترتب عليه كذا"، و"من قال كذا لزمه كذا". والقاضي يقضي قضاء معينا على شخص معين، فقضاؤه خاص ملزم. وفتوى العالم عامة غير ملزمة" : "Le muftî délivre un hukm général, disant : "Qui fait ainsi, cela entraîne telle chose" ; et : "Qui dit telle parole, telle chose s'implique à lui". Le qâdhî délivre un qadhâ' précis sur une personne préciseSon qadhâ' est particulier et [moralement] contraignant. (Alors que) la fatwa du muftî est générale, non-contraignante(A'lâm ul-muwaqqi'în, 1/31).
Al-Haskafî écrit : "لا فرق بين المفتي والقاضي، إلا أن المفتي مخبر عن الحكم، والقاضي ملزم به" : "Il n'y a pas de différence entre le muftî et le qâdhî, excepté le fait que le muftî informe de la règle (mukhbir 'an il-hukm) et que le qâdhî la prononce en tant que sentence (mulzim bih)" (Ad-Durr ul-mukhtâr, al-Muqaddima, 1/176). En commentaire, ash-Shâmî explique que cet écrit signifie que la différence entre fatwa et qadhâ' réside dans ce point précis (la première est informative, et la seconde est moralement contraignante), même s'il est vrai qu'il n'y a pas de différence entre muftî et qâdhî quant au fait que ni à l'un ni l'autre il n'est autorisé de choisir, parmi les différents avis existants, l'avis auquel va son bon plaisir / son intérêt personnel ou clanique : "قوله: لا فرق إلخ) أي من حيث أنّ كلا منهما لا يجوز له العمل بالتشهي، بل عليه اتباع ما رجحوه في كل واقعة، وإن كان المفتي مخبرا، والقاضي ملزما. وليس المراد حصر عدم الفرق بينهما من كل جهة. فافهم" (Radd ul-muhtâr, 1/176).

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I) La Fatwa consiste en le fait d'exposer la règle (hukm tak'lîfî) qui s'applique au cas de figure qu'on a devant soi ("بيان حكم المسألة" : At-Ta'rîfât) : soit qu'elle s'y applique de façon certaine (qat'î), soit qu'il est fortement probable (zannî zannan ghâliban) qu'elle s'y applique :

I.a) Il y a les cas très simples :

Pour ce genre de cas, c'est chaque musulman qui peut procéder aux 5 étapes suscitées.

Un exemple : La déclinaison du soleil depuis son zénith est la cause (سبب) entraînant l'obligation de l'accomplissement de la prière de zuhr. Cette obligation concerne celui qui remplit les conditions voulues (shart), telles que être musulman, pubère et sain d'esprit) et est exempt des empêchants (mâni'), tels que pour une femme être indisposée, ou pour un homme comme une femme, avoir perdu connaissance (la longueur de cette perte de connaissance variant selon les écoles d'interprétation). Tout cela relève de l'étape 1 : connaître.

Dans les ouvrages basiques de Fiqh, il est expliqué comment faire pour vérifier que le soleil a décliné : il suffit de planter un bâton dans le sol en fin de matinée, puis on constate son ombre rapetisser, et, quand elle commence à se rallonger du côté opposé, cela signifie que le soleil a connu son zénith et a décliné. Cela relève de l'étape 2 : connaître.

Chaque musulman qui se trouve seul (par exemple en voyage) peut et doit appliquer cela : il vérifie cela (étape 3).
Dès que cette vérification a été faite, il affirme en lui-même : "L'horaire de salât uz-zohr a débuté" (étape 4).
Il ne lui reste plus qu'à pratiquer cette salât (étape 5).

- I.b) Pour des cas plus complexes, le hukm tak'lîfî a pu être connu suite à un recoupement et une déduction de la part du Mujtahid. La "fatwa" fait alors suite à une "istinbât", "déduction" :

Cela demande des connaissances plus approfondies, autant au sujet du Hukm Tak'lîfî que de sa 'Illa, de son Sabab, de Sa Shart et du Mâni' (étape 1), ainsi qu'au sujet de savoir comment on peut connaître la présence de cela dans le Réel (étape 2)... La vérification dans le Réel (étape 3) demande aussi plus de rigueur que dans le cas précédent.

Exemple : Est-ce que, dans tel aliment, la très petite quantité de matière illicite présente ne sera pas suffisante pour rendre le produit fini : illicite ? ou bien au contraire sera-t-elle suffisante pour cela ?
Ce n'est pas tout un chacun qui a connaît le Hukm Tak'lîfî s'appliquant alors (étapes 1 et 2), ni qui a les moyens techniques de vérifier la présence de la quantité suffisante ou insuffisante (étape 3)...

- I.c) Pour des cas encore plus complexes (appelés ce an-Nawâzil), où la règle se trouve en concurrence avec un réel difficile, il faut un Ijtihad plus approfondi de la part du Mujtahid. Ici encore, la "fatwa" fait suite à une "istinbât" :

Cela demande des connaissances plus approfondies encore.

Ainsi, tel homme, auparavant non-musulman, travaillait dans une banque ; converti à l'islam, il est conscient qu'il doit changer de métier, mais pour le moment ne trouve rien et n'a pas de ressources. Il exposera son cas devant un muftî, qui peut lui dire de chercher un travail licite mais qu'en attendant, il a la rukhsa de continuer ce travail, pour cause de dharûra.

Une fatwâ est générale, dit-on, ce qui est vérifié ici aussi ; en fait ce qui est particulier ici a été de vérifier la présence, en bonne et due forme, de la dharûra dans le cas de cet homme précis. Mais la fatwa ne lui est pas contraignante : elle n'a fait que lui montrer que, dans le cas dans lequel il se trouve, au vu de la règle et de la contrainte de la nécessité, il se trouve dans un cas où il a la possibilité de continuer à travailler dans cet organisme, à condition qu'il cherche un travail licite.

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II) C'est pour de tout autres cas de figure que le Qadhâ' (Jugement) est nécessaire : ici, l'étape 3 demande des vérifications ardues et minutieuses. Quant aux étapes 4 et 5, elles sont différentes. Ceci entraîne que ces cas de figure nécessitent un jugement en bonne et due forme, de la part de l'institution judiciaire. Le Qadhâ' est le fait de prononcer, pour le cas de figure qui se trouve devant soi et qui fait l'objet d'un tiraillement, la règle qui concerne ce cas de figure précis (plus précisément : "إنشاء إلزام أو إطلاق في صور التنازع لمصالح الدنيا" : Al-Ihkâm, p. 142. Plus détaillé encore : "إنشاء إطلاق أو إلزام في مسائل الإجتهاد المتقارب فيما يقع فيه النزاع لمصالح الدنيا"Al-Ihkâm, p. 33)

En fait ces cas requièrent, par principe même, un Qadhâ', un jugement rendu par un juge, et ce parce que :
--- soit parce qu'il s'agit de départager deux personnes qui sont en litige sur le plan civil, à propos d'un héritage familial, par exemple, ou à propos d'une vente, ou à propos d'un dommage matériel que l'animal de l'un a fait subir au champ de l'autre ;
--- soit parce qu'il s'agit de prononcer, c'est-à-dire "induire" (inshâ') la validité, ou au contraire dissolution d'un contrat en faveur d'un demandeur et aux dépens d'un défendeur (cela peut être une vente, ou bien un mariage) ;
--- soit parce qu'il s'agit de déclarer une personne "reconnue coupable" ou "innocente" ou "non-reconnue coupable pour cause d'insuffisance de preuves", et ce par rapport à l'accusation d'un délit conséquent, lequel entraîne une sanction conséquente. La raison en est que donner à chaque individu le droit de décider qu'Untel a fauté et qu'il doit donc être puni, cela ouvrirait la porte à l'installation de l'anarchie et des vendettas. C'est pourquoi il existe l'institution judiciaire.

Al-Qarâfî a exposé les 3 causes qui "font" les cas qui exigent le jugement d'un juge de tribunal (Al-Ihkâm, pp. 151-158).

Le mufti informe de la règle qui est applicable à tel cas de figure.
Le juge décrète cette règle pour le cas précis se trouvant face à lui.

Dans ce cas II (Qadhâ') :
l'étape 2 consiste à connaître (sur le plan théorique) quel(le)s sont les preuves / indices par lesquel(le)s la vérité judiciaire peut être établie ou approchée : "وأما الحجاج فهي ما يعتمد عليه الحكام ويقضون به؛ ويتوقف على نصب من جهة صاحب الشرع" (Al-Furûq, farq 17) ;
– de plus, l'étape 3 (qui consiste à vérifier concrètement la présence, ou au contraire de l'absence, dans le Réel, de ces indices) est particulièrement ardue et complexe ; c'est pourquoi elle est du ressort exclusif d'un juge ;
– par ailleurs, ici, l'étape 4 n'est pas de délivrer un avis, mais de prononcer (inshâ') un jugement.

Quant à l'étape 5 (appliquer le jugement rendu), ici :
----- dans certains cas cela relève du ressort de la personne à l'encontre de qui le jugement a été rendu (par exemple que, le divorce ayant été prononcé, elle ne doit plus s'approcher physiquement de la personne qui était auparavant mariée à elle ; ou encore, le bien matériel objet du litige ayant été reconnu comme étant la propriété de l'autre partie, de ne plus réclamer ce bien à celle-ci) ;
----- dans d'autres cas cela relève des prérogatives d'un pouvoir exécutif (dans le cas de l'application d'une peine d'emprisonnement : c'est le pouvoir exécutif qui emprisonnera celui qui est reconnu coupable : lui ne peut pas s'emprisonner lui-même).
Al-Qarâfî écrit : "بل الحاكم من حيث هو حاكم: ليس له إلا الإنشاء. وأما قوة التنفيذ فأمر زائد على كونه حاكما، فقد يفوض إليه التنفيذ، وقد لا يندرج في ولايته؛ فصارت السلطنة العامة التي هي حقيقة الإمامة مباينة للحكم من حيث هو حكم. أما إمام لم تفوض إليه السياسة العامة فغير معقول، إلا على سبيل إطلاق الإمامة عليه مجازا، والكلام إنما هو في الحقائق" (Al-Ihkâm, p. 105).

"وأما حقيقة التنفيذ فهو غير الثبوت والحكم، لأنه الإلزام بالحبس والسجن وأخذ المال بيد القوة ممن عليه الحق ودفعه لمستحقه ونحو ذلك؛ فهذا هو التنفيذ؛ وهو في الرتبة الثالثة الأخيرة؛ والثبوت في الرتبة الأولى؛ والحكم بينهما في الرتبة الثانية.
فظهر الفرق بين الثبوت [المرحلة 3]، والحكم [المرحلة 4]، والتنفيذ [المرحلة 5]؛ وأن الثبوت غير الحكم قطعا، وقد يستلزمه وقد لا يستلزمه، وقد تكون الصورة قابلة لاستلزامه وقد لا تكون قابلة له" (Al-Ihkâm, p. 145).

Exposant la différence entre l'étape 3 et l'étape 4, al-Qarâfî écrit encore :
"أما الحكم [المرحلة 4] فقد تقذمت حقيقته، وهو إنشاء إلزام أو إطلاق في صور التنازع لمصالح الدنيا. وتقدمت فوائد هذه القيود.
وأما الثبوت [المرحلة 3] فهو قيام الحجاج على ثبوت الأسباب عند الحاكم وفي ظنه.
فإذا ثبت بالبينة أن السيد أعتق شقصا له في عبد، أو أن النكاح كان بغير ولي، أو بصداق فاسد، أو أن الشريك باع حصته من أجنبي في مسالة الشفعة، أو أنها زوجة للميت حتى ترث، ونحو ذلك من ثبوت أسباب الأحكام، فلا شك أنه قد تقوم الحجة على ثبوت السبب. وتبقى عند الحاكم ريبة، أو لا تبقى عنده ريبة، لكن يبقى عليه أن يسأل الخصم هل له مطعن أو معارض؟ ونحو ذلك، ولا ينبغي أن يختلف في هذا أنه ليس حكما.
وإن قامت الحجة على [المرحلة 3] سبب الحكم، وكمل، وانتفت عنه الريب، وحصلت الشروط وجميع المطلوب فيه، فلا شك أنه يتعين على الحاكم على الفور أن يحكم [المرحلة 4]، لأن أحد الخصمين ظالم، وإزالة الظلم واجبة على الفور. وإذا تعين على الحاكم في هذه الحالة الحكم، فظاهر حاله أنه فعل ما يجب عليه، فصار الحكم [المرحلة 4] من لوازم الثبوت [المرحلة 3] على هذا الوجه" (Ibid., pp. 142-143).

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Selon une autre perspective (celle du Réel cette fois), avant que les Etapes 3, 4 et 5 liées au Qadhâ' se produisent dans le Réel, il existe ici deux Etapes antérieures. Ce qui nous donne, dans le Réel, les 5 Etapes suivantes :

Etape 1') l'autorité compétente n'a pas été saisie de l'affaire (قبل المرافعة) ;
Etape 2') l'affaire est portée devant l'autorité (بعد المرافعة) ; et la requête (الدعوى) est jugée recevable par l'autorité ;
Etape 3) le juge vérifie la présence, dans le Réel, des preuves et indices du demandeur, ou au contraire du défendeur) (ce qui inclut les témoignages, les serments, les refus de faire serment, et que nous évoquerons plus bas au point V) ;
Etape 3) le juge prononce (inshâ') un jugement ;
Etape 5) le jugement rendu est appliqué par l'autorité exécutive.

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III) Il existe aussi un certain Qadhâ' qui ne dépend pas de l'institution judiciaire : il s'agit également d'un Qadhâ' rendu par un humain, de ce que cet humain "décrète". Cependant, c'est dans un sens plus élargi que le Qadhâ' exposé au cas II (en français aussi on trouve ce phénomène avec : "le jury du concours") : 

En effet, c'est le cas quand il s'agit de départager deux ou trois personnes qui concourent : un jury composé d'experts en la matière suffit alors. Cela constitue un Qadhâ', mais dans un sens plus large que le Qadhâ' nécessitant le recours à l'institution judiciaire. L'arbitre d'un match sportif joue le même rôle.

De même en est-il du cas où le litige entre les deux personnes est simple et peut être résolu par un médiateur.

C'est encore le cas d'une faute courante, face à laquelle la sanction est très minime : cela peut être décidé par le détenteur d'une autorité courante. A l'instar d'un père de famille, qui décide d'infliger une petite sanction ("il sera privé de sortie avec ses amis ce samedi") à son enfant parce que celui-ci a manqué de respect à son professeur. Ou qui, face à un litige entre ses deux jeunes enfants, a écouté les deux parties puis a "décrété" qui a raison et qui a tort. Le directeur d'une école agit de même quand il prononce l'exclusion (temporaire ou définitive) d'un élève pour faute grave.

Ces cas relèvent eux aussi d'un genre de Qadhâ' : une sentence a été prononcée. Cependant, il s'agit d'un "jugement" moindre, qui n'est pas réservé à l'institution judiciaire.

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Ibn Taymiyya écrit :
--- "والأمانة ترجع إلى خشية الله وألا يشتري بآياته ثمنا قليلا وترك خشية الناس؛ وهذه الخصال الثلاث التي أخذها الله على كل من حكم على الناس في قوله تعالى {فلا تخشوا الناس واخشون ولا تشتروا بآياتي ثمنا قليلا ومن لم يحكم بما أنزل الله فأولئك هم الكافرون}. ولهذا قال النبي صلى الله عليه وسلم {القضاة ثلاثة: قاضيان في النار وقاض في الجنة. فرجل علم الحق وقضى بخلافه فهو في النار. ورجل قضى بين الناس على جهل فهو في النار. ورجل علم الحق وقضى به فهو في الجنة} رواه أهل السنن. والقاضي اسم لكل من قضى بين اثنين وحكم بينهما، سواء كان خليفة أو سلطانا أو نائبا أو واليا؛ أو كان منصوبا ليقضي بالشرع أو نائبا له، حتى من يحكم بين الصبيان في الخطوط إذا تخايروا: هكذا ذكر أصحاب رسول الله صلى الله عليه وسلم وهو ظاهر" :
"L'honnêteté ("amâna") revient à : craindre Dieu, ne pas troquer Ses Signes contre un petit prix, et cesser de craindre les gens. Ceci constitue les trois qualités que Dieu a ordonnées à toute personne qui rend un jugement entre les gens, dans cette Parole (élevé soit-Il) : "Aussi, ne craignez pas les gens et craignez-moi. Et ne troquez pas un petit prix contre mes Signes. Et celui qui ne rend pas le jugement entre les gens selon ce que Dieu a révélé, ceux-là sont, eux, les kafir".
Et le Prophète (que Dieu l'élève et le salue) a dit : "Les Qâdhi sont de trois sortes : deux seront dans le feu, un au paradis ; un homme a su la vérité et a jugé selon le contraire, il sera dans le feu ; un homme a jugé entre les gens sur la base d'une ignorance, il sera dans le feu ; et un homme a su la vérité et a jugé selon celle-ci, il sera dans le paradis]" (rapporté par les auteurs des Sunan). "Qâdhî" est le nom de toute personne qui rend un jugement entre deux hommes, qu'elle soit calife, sultan, vice-sultan, wâlî, ou qu'elle ait été nommée pour juger selon la Loi ("shar'"), ou nâ'ïb (d'une telle personne), jusque (la personne) qui rend le jugement entre les enfants à propos des écrits  lorsqu'ils concourent. Ainsi ont dit les Compagnons du Messager de Dieu (que la paix soit sur lui). Et ceci est évident"
(MF 28/253-254 : Rissâlat ul-Hisba).
--- "{القضاة ثلاثة: قاضيان في النار وقاض في الجنة: رجل علم الحق وقضى به فهو في الجنة؛ ورجل قضى للناس على جهل فهو في النار؛ ورجل علم الحق وقضى بخلافه فهو في النار}. فهذان القسمان كما قال: {من قال في القرآن برأيه فأصاب فقد أخطأ ومن قال في القرآن برأيه فأخطأ فليتبوأ مقعده من النار}. وكل من حكم بين اثنين فهو قاض، سواء كان صاحب حرب أو متولي ديوان أو منتصبا للاحتساب بالأمر بالمعروف والنهي عن المنكر حتى الذي يحكم بين الصبيان في الخطوط فإن الصحابة كانوا يعدونه من الحكام. ولما كان الحكام مأمورين بالعدل والعلم وكان المفروض إنما هو بما يبلغه جهد الرجل قال النبي صلى الله عليه وسلم: {إذا اجتهد الحاكم فأصاب فله أجران وإذا اجتهد فأخطأ فله أجر}" :
"" (...) Tout homme qui rend un jugement entre deux personnes est "qâdhî", qu'il soit chef de guerre, responsable de diwan, chargé de hisba par amr bil ma'rûf wa nahy 'an il-munkar, jusque celui qui rend le jugement entre les enfants dans les écrits ; les Compagnons le comptaient parmi les juges. (...)" (MF 18/170).

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IV) Un point supplémentaire : Le juge recherche la vérité, mais il faut distinguer la vérité absolue et la vérité relative ("la vérité judiciaire") :

Il existe ici 2 choses :
la vérité absolue quant à ce qui s'est réellement passé : Dieu la connaît ;
la recherche de cette vérité, recherche que le juge humain mène au mieux, afin de parvenir à faire émerger cette vérité ou, à défaut, de s'en approcher : c'est la vérité relative.

Le juge dispose pour cela des 2 choses citées plus haut :
--- la connaissance, personnelle, de ce qui constitue des preuves et des indices ; c'est là l'étape 2 ;
--- l'évaluation, dans le Réel, des preuves / indices (hijâj / hujaj) qui établissent quelle situation est présente, quelle condition est présente, et quel empêchant existe ; c'est là l'étape 3.
Alors le juge rendra le jugement (c'est l'étape 4) en son âme et conscience, selon ce qu'il doit savoir des normes juridiques (hukm tak'lîfî) qui s'appliquent dans telle et dans telle situations (sabab), des conditions et des empêchants (c'est l'étape 1).

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Voici 4 hadîths :

--- 1er hadîth) "عن ابن أبي مليكة، أن امرأتين، كانتا تخرزان في بيت أو في الحجرة، فخرجت إحداهما وقد أنفذ بإشفى في كفها، فادعت على الأخرى، فرفع إلى ابن عباس، فقال ابن عباس: قال رسول الله صلى الله عليه وسلم: "لو يعطى الناس بدعواهم لذهب دماء قوم وأموالهم"، ذكروها بالله واقرءوا عليها: {إن الذين يشترون بعهد الله} فذكروها فاعترفت. فقال ابن عباس: قال النبي صلى الله عليه وسلم: "اليمين على المدعى عليه" (al-Bukhârî, 4277). "عن ابن أبي مليكة، عن ابن عباس، أن النبي صلى الله عليه وسلم قال: "لو يعطى الناس بدعواهم، لادعى ناس دماء رجال وأموالهم، ولكن اليمين على المدعى عليه" (Muslim, 1411). "وجاء في رواية البيهقي وغيره بإسناد حسن أو صحيح زيادة عن بن عباس عن النبي صلى الله عليه وسلم قا: "لو يعطى الناس بدعواهم لادعى قوم دماء قوم وأموالهم ولكن البينة على المدعي واليمين على من أنكر" : "Si on accordait aux gens ce qu'ils réclament, des gens réclameraient la vie d'autres et leurs biens. Mais la preuve (bayyina) incombe à celui qui réclame [= le demandeur], et le serment à celui qui nie" (al-Bayhaqî : (Shar'h Muslim, 12/3).

--- 2nd hadîth) "عن بريدة عن النبي صلى الله عليه وسلم قال: "القضاة ثلاثة: واحد في الجنة، واثنان في النار، فأما الذي في الجنة فرجل عرف الحق فقضى به، ورجل عرف الحق فجار في الحكم، فهو في النار، ورجل قضى للناس على جهل فهو في النار"""Les juges sont de 3 types : 1 sera dans le Paradis, et 2 dans le Feu :
– Celui qui sera dans le Paradis est l'homme qui a connu la vérité, puis a rendu le jugement selon celle-ci.
– Et (puis) il y a l'homme qui a connu la vérité, (mais) a été injuste dans le jugement qu'il a rendu : il sera dans le Feu.
– Et il y a l'homme qui a rendu le jugement entre les gens sur la base d'une ignorance : il sera dans le Feu"
(Abû Dâoûd, 3573 ; at-Tirmidhî, 1322).

--- 3ème hadîth) "إذا حكم الحاكم فاجتهد ثم أصاب فله أجران؛ وإذا حكم فاجتهد ثم أخطأ فله أجر" : "Si le juge, allant rendre le jugement, fait l'effort de réflexion (ijtihâd) puis parvient à ce qui est juste (assâba), il a deux récompenses. Et si, allant rendre le jugement, il fait l'effort puis se trompe (akhta'a), il a une récompense" (al-Bukhârî 6919, Muslim 1716).

------ Un exemple du cas évoqué dans ce 3ème hadîth) "عن عبد الله أنه أتاه قوم فقالوا إن رجلا منا تزوج امرأة ولم يفرض لها صداقا ولم يجمعها إليه حتى مات. فقال عبد الله: "ما سئلت منذ فارقت رسول الله -صلى الله عليه وسلم- أشد على من هذه فأتوا غيرى." فاختلفوا إليه فيها شهرا ثم قالوا له فى آخر ذلك: "من نسأل إن لم نسألك وأنت من جلة أصحاب محمد صلى الله عليه وسلم بهذا البلد ولا نجد غيرك." قال: "سأقول فيها بجهد رأيى؛ فإن كان صوابا فمن الله وحده لا شريك له، وإن كان خطأ فمنى ومن الشيطان والله ورسوله منه برآء. أرى أن أجعل لها صداق نسائها لا وكس ولا شطط ولها الميراث وعليها العدة أربعة أشهر وعشرا." قال وذلك بسمع أناس من أشجع فقاموا فقالوا: "نشهد أنك قضيت بما قضى به رسول الله صلى الله عليه وسلم فى امرأة منا يقال لها بروع بنت واشق." قال: فما رئى عبد الله فرح فرحة يومئذ إلا بإسلامه" : Une autre fois, des gens vinrent rencontrer Ibn Mas'ûd et le questionnèrent au sujet d'un homme mort avant d'avoir consommé le mariage et alors qu'il n'avait pas fixé le montant du douaire : sa veuve recevrait-elle le douaire ou non ? Il y avait un hadîth sur le sujet, mais Ibn Mas'ûd n'en avait pas connaissance. Il refusa de répondre, disant : "Rendez-vous auprès d'un autre que moi". Mais ils insistèrent pendant un mois, et à la fin Ibn Mas'ûd dit ceci : "Je dirai sur le sujet d'après l'effort de mon avis (bi jahdi ra'yî) ; si cela est juste (swawâb), alors cela provient de Dieu Seul, qui n'a pas d'associé ; et si cela est une erreur (khata'), alors cela provient de moi et du Diable, et Dieu et Son Messager en sont innocents. Je pense (arâ) que…". Quand il rendit ce jugement, Ma'qîl ibn Sinân, étant alors présent, témoigna qu'il avait entendu le Prophète dire la même chose à propos d'une femme de sa tribu (an-Nassâ'ï, 3358). Il s'agissait là d'un ijtihâd pour cerner le hukm tak'lîfî à appliquer (soit l'étape 1). Cependant, vu qu'il appliqua cela à un cas précis, ce fut un jugement.

--- 4ème hadîth) "عن أم سلمة رضي الله عنها أن رسول الله صلى الله عليه وسلم قال: "إنما أنا بشر وإنكم تختصمون إلي، ولعل بعضكم أن يكون ألحن بحجته من بعض، فأقضي على نحو ما أسمع، فمن قضيت له من حق أخيه شيئا، فلا يأخذه فإنما أقطع له قطعة من النار" : "Je ne suis qu'un être humain. Vous venez porter vos litiges devant moi ; et peut-être que l'un parmi vous soit plus habile à présenter son argument qu'un autre ; je rends alors le jugement d'après ce que j'ai entendu. Celui en faveur de qui je rends le jugement à propos de ce qui constitue (en réalité) le droit de son frère, qu'il ne prenne pas cela, car je ne fais que lui donner un morceau de Feu" (al-Bukhârî, Muslim, etc.).

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--- Le 1er de ces 4 hadîths souligne l'évidence : le juge (qâdhî) ne peut pas se fier aux seules réclamations des uns et des autres et rendre le jugement, car beaucoup d'humains n'ont pas de scrupules ni de limites, et cherchent à s'approprier ce qui appartient à autrui. La règle première est la présomption de propriété dans le cas d'un litige concernant ce qui est en la possession de quelqu'un (c'est d'ailleurs ce quelqu'un qui est le défendeur, tandis que l'autre, qui réclame quelque chose, est le demandeur) ; il faut une preuve (bayyina) pour étayer ce qu'on réclame, et changer l'état effectif ; c'est donc au demandeur de la fournir.

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--- Le 4ème hadîth rappelle quant à lui que le juge ne peut pas connaître la vérité absolue du Réel (الواقع) : le juge ne peut pas savoir qui, dans les faits, est réellement dans son droit / est réellement la victime : cela, Seul Dieu le sait.

Le juge humain n'était pas présent au moment des faits, il ne peut que travailler à la recherche de cette vérité, selon ce à quoi il a accès : il ne peut juger que selon ce qu'il peut savoir, en appliquant les règles shar'î qui sont applicables en fonction de la situation qui émerge. Il cherche à acquérir la Certitude (Yaqîn), ou la forte Présomption (Zann Ghâlib).

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--- Et c'est cette vérité relative qui est visée (murâd) dans le 2nd de ces 4 hadîths, qui parle de "connaître la vérité" : il s'agit de connaître l'ensemble des Ahkâm qui sont théoriquement applicables pour chaque cas de figure (Ahkâm qui sont eux-même soit Qat'î, soit Zannî) ; puis, pour le cas de figure précis qu'il a face à lui, de déterminer, selon la connaissance des faits (vérité relative) qui est apparue devant lui, le Hukm qui est applicable.
Ce 2nd hadîth évoque en fait 3 types de juges :
[B] le juge qui a rendu le jugement entre les gens sur la base de l'ignorance [il était incompétent, car ignorant les véritables ahkâm shar'iyya qu'il devait appliquer dans le ou les cas qu'il avait devant lui, soit l'étape 1 ; ou ignorant quelle preuve est recevable, comment mener à bien une affaire judiciaire, etc., soit les étapes 2 et 3] : lui sera dans le Feu [= il mérite une punition temporaire dans le Feu, et ce pour avoir rendu le jugement alors qu'il n'en était pas apte] ;
– [A.2] le juge qui a connu la vérité, (mais) a été injuste dans le jugement qu'il a rendu [= il a rendu le jugement selon autre chose que ce qu'il savait être le hukm tak'lîfî qui s'appliquait au cas précis qu'il avait devant lui, et ce parce qu'il avait un intérêt personnel ou clanique en jeu : soit il a fauté au niveau de l'étape 1, ayant rendu le jugement selon un autre avis que celui qu'il applique normalement, parce que son ami était partie dans l'affaire ; soit il a fauté à l'étape 2 ou 3, ayant mené les débats de façon partiale, afin d'arriver à ses fins ; soit il a fauté à l'étape 4 : alors que la vérité est apparue, il a rendu le jugement de façon à favoriser son ami qui était partie] : il sera dans le Feu [= il mérite une punition temporaire dans le Feu, et ce pour avoir rendu ce jugement inique] ;
– [A.1] le juge qui a connu la vérité [= le hukm tak'lîfî s'appliquant au cas précis qu'il avait devant lui, selon les hijâj qui ont été portés à sa connaissance] puis a rendu le jugement selon celle-ci : lui sera dans le Paradis [= il a fait une action qui mène au Paradis]" 
(Abû Dâoûd, 3573 ; at-Tirmidhî, 1322).
En effet, le juge humain a le devoir de :
--- connaître :
-------- le hukm taklîfî s'appliquant aux différents cas de figure, ainsi que le sabab, la shart et le mâni' (étape 1) ;
-------- quels arguments (hijâj) sont recevables et lesquels ne sont pas recevables pour tel cas de figure (étape 2) ;
--- recevoir et rechercher avec minutie, rigueur et impartialité ces arguments dans le Réel, et ce pour la recherche de la vérité (étape 3) ;
--- rendre le jugement en toute honnêteté et crainte de Dieu, au vu des éléments dont il dispose (étape 4).

Que les 2 types de "juge A" aient "connu la vérité", cela signifie que :
--- ils avaient les compétences voulues (et maîtrisaient donc les étapes 1 et 2),
--- et ils avaient reçu (ou recherché et reçu) les indices permettant de parvenir à cerner la règle tak'lîfî s'appliquant au cas qu'ils avaient face à eux (et ont donc mené dans les règles de l'art l'étape 3).
Seulement, le juge de type A.2 a rendu un jugement inique, différent de ce qu'il savait être la vérité.

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--- Pour sa part le 3ème hadîth ne parle pas de parvenir ou se tromper par rapport à la vérité absolue du Réel (comme c'était le cas dans le 4ème hadîth). Le 3ème hadîth parle de parvenir ou se tromper par rapport à la détermination du Hukm Shar'î tel que Dieu l'agrée : il évoque en fait l'ijtihad.
Ce qui entre en jeu aux étapes 1 et 2 ("connaître de façon théorique"), voilà seulement ce qui est exprimé dans ce 3ème hadîth : "إذا حكم الحاكم فاجتهد ثم أصاب فله أجران؛ وإذا حكم فاجتهد ثم أخطأ فله أجر" :
"– [A.a] Si le juge, allant rendre le jugement, fait l'effort de réflexion (ijtihâd), puis parvient à ce qui est juste (assâba), il a deux récompenses.
– [A.b
Et si, allant rendre le jugement, il fait l'effort, puis se trompe (akhta'a), il a une récompense"
(al-Bukhârî 6919, Muslim 1716).
Cela se rapporte par exemple aux deux questions suivantes :
--- Le mariage fait sans l'accord du walî de la femme est-il valide, ou pas (ce qui relève de l'étape 1) ? D'après l'interprétation des Textes que Abû Hanîfa a faite, la réponse est : OuiD'après l'interprétation que Mâlik, ash-Shâfi'î et Ahmad en ont faite, la réponse est : Non ;
--- Produire un seul témoin et y adjoindre un serment personnel, est-ce une preuve recevable, ou bien seulement le fait de produire 2 témoins constitue-t-il une preuve (ce qui relève de l'étape 2) ? D'après l'interprétation des Textes que Abû Hanîfa a faite, la réponse est : Seuls 2 témoins constituent une preuve (sauf pour les cas spécifiques). D'après l'interprétation que ash-Shâfi'î et Ahmad en ont faite, la réponse est : Les deux sont des preuves.
Dès lors :
--- A.a) si le hukm shar'î que (après tout son effort de recherche) le juge a pensé être le hukm voulu par Dieu dans ce cas de figure, si ce hukm correspond réellement à celui que Dieu a institué pour ce cas de figure général, on dit que sa recherche "a atteint" (assâba) [la règle instituée par Dieu pour ce cas précis] ; ce juge aura alors 2 récompenses auprès de Dieu pour son effort de recherche du hukm correct ;
--- A.b) par contre, si le hukm shar'î que Dieu a institué pour ce cas précis est autre que celui que le juge a trouvé après son effort de recherche, on dit que la recherche de cet homme "a manqué" (akhta'a) [la règle instituée par Dieu pour ce cas précis]. Ce juge n'aura alors pas de péché, mais il aura alors seulement 1 récompense auprès de Dieu pour son effort de recherche du hukm correct. Cela aussi relève du cas A : connaître la vérité. Et s'il a rendu le jugement de façon honnête, ce juge A.b se trouve lui aussi dans le cas A.1.

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V) Un autre point encore : Que sont les preuves / indices (الحِجَاجqui sont théoriquement recevables sur le plan judiciaire (cela relevant de l'étape 2) ?

Al-Qarâfî en a fourni une liste (près d'une dizaine, dit-il) : "وأما الحجاج فهي ما يعتمد عليه الحكام ويقضون به؛ ويتوقف على نصب من جهة صاحب الشرع؛ وهي: البينة والإقرار والشاهد واليمين والشاهد والنكول واليمين والنكول والمرأتان واليمين والمرأتان والنكول والمرأتان فيما يختص بالنساء وأربع نسوة عند الشافعي وشهادة الصبيان ومجرد التحالف عند مالك فيقتسمان بعد أيمانهما عند تساويهما عند مالك. فهذه نحو عشرة من الحجاج هي التي يقضي بها الحاكم" (Al-Furûq, farq 17). Il a cité : l'aveu (ou la reconnaissance) ; le fait de produire des témoins ; le fait de faire serment ; etc.

Ibn ul-Qayyim écrit pour sa part que "البينة", "la bayyina", c'est-à-dire "la preuve", "l'indice" recevable par le juge, cela ne signifie pas le témoignage de tel nombre de personnes : ce terme recouvre un champ bien plus large : il s'agit de tout ce qui constitue réellement une preuve ou un indice, même si cela n'a pas été stipulé dans les Textes : "وبالجملة: فالبينة اسم لكل ما يبين الحق ويظهره. ومن خصها بالشاهدين، أو الأربعة، أو الشاهد، لم يوف مسماها حقه. ولم تأت البينة قط في القرآن مرادا بها الشاهدان؛ وإنما أتت مرادا بها الحجة والدليل والبرهان، مفردة مجموعة؛ وكذلك قول النبي صلى الله عليه وسلم: "البينة على المدعي"، المراد به أن عليه بيان ما يصحح دعواه ليحكم له؛ والشاهدان من البينة، ولا ريب أن غيرها من أنواع البينة قد يكون أقوى منها لدلالة الحال على صدق المدعي؛ فإنها أقوى من دلالة إخبار الشاهد. والبينة والدلالة والحجة والبرهان والآية والتبصرة والعلامة والأمارة: متقاربة في المعنى" (At-Turuq ul-hukmiyya, pp. 16-17) (voir aussi : p. 122 ; pp. 22-23 ; pp. 125-127 ; pp. 137 et suivantes).
A la question qui se pose donc de savoir si ce qui constitue une preuve formelle mais dont le Coran et la Sunna n'ont pas fait mention peut être pris en compte par le juge musulman, ou pas, Ibn ul-Qayyim apporte la réponse suivante : "فإن الله سبحانه أرسل رسله، وأنزل كتبه، ليقوم الناس بالقسط، وهو العدل الذي قامت به الأرض والسموات. فإذا ظهرت أمارات العدل وأسفر وجهه بأي طريق كان، فثم شرع الله ودينه، والله سبحانه أعلم وأحكم، وأعدل أن يخص طرق العدل وأماراته وأعلامه بشيء، ثم ينفي ما هو أظهر منها وأقوى دلالة، وأبين أمارة. فلا يجعله منها، ولا يحكم عند وجودها وقيامها بموجبها، بل قد بين سبحانه بما شرعه من الطرق، أن مقصوده إقامة العدل بين عباده، وقيام الناس بالقسط، فأي طريق استخرج بها العدل والقسط فهي من الدين، وليست مخالفة له. فلا يقال: إن السياسة العادلة مخالفة لما نطق به الشرع، بل هي موافقة لما جاء به، بل هي جزء من أجزائه، ونحن نسميها سياسة تبعا لمصطلحهم، وإنما هي عدل الله ورسوله، ظهر بهذه الأمارات والعلامات" : "Dieu – pureté à Lui – a envoyé Ses Messagers et fait descendre Ses Livres pour que les gens établissent l'équité ; et il s'agit de la justice grâce à laquelle la Terre et les cieux sont debout. Dès lors, lorsque les indices de la justice apparaissent et que le visage de celle-ci est découvert de n'importe quelle façon, là se trouve la Shar' de Dieu et Son Dîn. Dieu – pureté à Lui – est plus Savant, plus Sage et plus Juste que de restreindre à quelque chose les moyens de ce qui est juste ainsi que ses indices et ses signes, et de faire la négation de ce qui est plus évident, plus fort en indication et plus clair en signe, de ne pas le faire relever de ces [signes de ce qui est juste], et de ne pas juger selon ce que cela implique quand cela est présent. Dieu a, au contraire, montré par les moyens qu'Il a institués que l'objectif en est l'établissement de la justice parmi Ses serviteurs et le fait que les hommes établissent l'équité. Aussi, tout moyen (tarîq) par lequel on peut faire apparaître la justice et l'équité, cela relève du Dîn et ne le contredit pas. On ne doit donc pas dire "La Siyâssa qui est juste contredit ce que la Shar' a dit explicitement" ; elle est au contraire conforme à cette dernière ; elle est même une partie d'elle. Nous l'appelons "siyâssa" par suite de leur usage, mais il s'agit en fait de la justice de Dieu et de Son Messager" (At-Turuq ul-hukmiyya, pp. 21-23).

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Au cas où l'affaire a été jugée recevable mais qu'il n'y a pas de preuve, le juge peut-il rendre le jugement selon son intime conviction, elle-même basée sur ce qu'il a seulement ressenti en écoutant attentivement les argumentaires de chacune des deux parties ?

Je ne sais pas (لا أدري).

Cela ne fait pas partie des Hijâj énumérés par al-Qarâfî (cf. supra).

Mais c'est le hadîth suivant (dont une partie a été citée plus haut sous la désignation "4ème hadîth") qui m'a amené à me poser cette question :
"عن أم سلمة رضي الله عنها قالت: سمع رسول الله صلى الله عليه وسلم خصومة بباب حجرته، فخرج، فإذا رجلان من الأنصار جاءا يختصمان إلى رسول الله - صلى الله عليه وسلم - في مواريث بينهما قد درست ليس عندهما بينة (إلا دعواهما، في أرض قد تقادم شأنها وهلك من يعرف أمرها)، فقال (لهما) رسول الله صلى الله عليه وسلم: "إنكم تختصمون إلي، وإنما أنا بشر، (ولم ينزل علي فيه شيء، وإني إنما أقضي بينكم برأي فيما لم ينزل علي فيه)، ولعل بعضكم (أن يكون) ألحن (أبلغ) بحجته - أو قال: لحجته - من بعض، (فأحسب أنه صادق فأقضي له)؛ فإني (إنما) أقضي بينكم على نحو ما أسمع. فمن قضيت له من حق أخيه شيئا (ظلما بقوله) فلا يأخذه، فإنما أقطع له قطعة من النار، (يطوق بها من سبع أرضين) يأتي بها سطاما في عنقه يوم القيامة، (فليأخذها أو ليدعها)." فبكى الرجلان (جميعا لما سمعا ذلك) وقال كل واحد منهما: "(يا رسول الله) حقي (هذا الذي أطلب) لأخي." فقال رسول الله صلى الله عليه وسلم: "أما إذ قلتما (هذا)، فاذهبا واقتسما، ثم توخيا الحق (فاجتهدا في قسم الأرض شطرين)، ثم استهما، ثم ليحلل كل واحد منكما صاحبه"" (c'est là la synthèse des différentes versions de ce hadîth, réalisée par 'Abd ul-Fattâh Abû Ghudda : note de bas de page sur Al-Ihkâm, p. 101).

Voyez : la célèbre parole du Prophète ("peut-être que l'un parmi vous soit plus habile à présenter son argument qu'un autre ; je rends alors le jugement d'après ce que j'ai entendu"), il l'a dite face à un cas où aucun des deux plaignants ne disposait de Bayyina.

La question est donc : Au cas où le juge ne dispose pas de preuve, peut-il rendre le jugement selon son intime conviction, elle-même fondée sur seulement une écoute attentive des argumentaires des deux parties ?

Je ne sais pas (لا أدري). J'ai questionné Cheikh Khâlid Saïfullah sur le sujet, et il m'a répondu que cela demande des approfondissements.

Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).

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