Ne pas confondre "repousser l'envahisseur d'un des pays formant la Dâr ul-islâm", et "attaquer cet envahisseur sur son territoire à lui" (1/3)

A propos de l'attitude à adopter face à une invasion armée d'un des pays de la Dâr ul-islâm, un malentendu existe dans l'esprit de certains coreligionnaires.

Le fait est qu'il est des musulmans qui disent ou écrivent qu'ils désapprouvent le fait qu'on attaque aujourd'hui tel pays non-musulman (qui agresse tel pays musulman), sur son sol à lui (et ils parlent bien d'attaquer, sur le sol de ce pays non-musulman, les combattants ou leurs institutions, et non pas les non-combattants, cliquez ici).

D'autres musulmans répliquent alors par un : "Dans le fait de combattre celui qui agresse, envahit et occupe, il n'y a aucune considération à entreprendre ; il faut le combattre par tous les moyens possibles". Et, pour étayer leur dire, ils citent ce propos de Ibn Taymiyya : "وأما قتال الدفع فهو أشد أنواع دفع الصائل عن الحرمة والدين فواجب إجماعا؛ فالعدو الصائل الذي يفسد الدين والدنيا لا شيء أوجب بعد الإيمان من دفعه؛ فلا يشترط له شرط بل يدفع بحسب الإمكان. وقد نص على ذلك العلماء أصحابنا وغيرهم" : "Quant au combat pour repousser, il est le plus fort des types de (la catégorie) "repousser celui qui attaque, loin de la chose sacrée et du dîn" ; il est obligatoire par consensus. L'ennemi attaquant, qui gâche le dîn et le dunyâ, rien n'est, après la foi, aussi obligatoire que de le repousser. Il n'y a donc aucune condition pour cela. Au contraire, il sera repoussé selon la possibilité. Les ulémas – les nôtres [= les hanbalites] et d'autres qu'eux – ont écrit cela" (Al-Fatâwâ al-kubrâ, 4/608).

Or ce propos de Ibn Taymiyya ne concerne pas le fait d'attaquer l'envahisseur sur son sol à lui mais de repousser l'envahisseur par rapport à la terre musulmane qu'il veut envahir. Par contre, aller attaquer cet envahisseur sur son sol à lui relève d'un cas de figure différent : là il ne s'agit plus de difâ' (guerre défensive) mais de iqdâm (guerre offensive). Autrement dit, le propos suscité de Ibn Taymiyya concerne, parmi les cas de figure du conflit armé tels que nous avons humblement tenté de les classifier dans un autre article, le cas B1 et non pas le cas B2 (il est à noter ici que dans cet article en question, mis à part le cas B1, tous les autres cas relèvent de la catégorie "iqdâm").

Explications...

-
1) Principes à connaître à propos des Etats qui sont "en paix" et de ceux qui sont "en belligérance" avec la Dâr ul-islâm :

Nous l'avons écrit dans un autre article, il est stipulé dans le droit musulman classique que, vu de la Dâr ul-islâm, il est, au sein de l'ensemble des pays musulmans :
– des pays qui sont "dawla mu'âhida" (cité en état de paix),
– et d'autres qui sont "dawla muhâriba" (cité en état de belligérance).

Ibn ul-Qayyim a déduit du récit de la conclusion du traité pour une période de 10 ans, à al-Hudaybiya, que le dirigeant musulman peut, s'il y a maslaha pour les musulmans en cela, proposer de lui-même au pays ennemi la conclusion d'un traité (Zâd ul-ma'âd 3/304). Ash-Shâmî écrit que cette présence d'une maslaha est nécessaire, eu égard au verset 47/35 (Radd ul-muhtâr 6/217).
On note que, par rapport à la Mecque, Médine n'était pas en situation de faiblesse lors de la conclusion du traité de al-Hudaybiya, et que la maslaha ne se résume donc pas à une situation de faiblesse des musulmans (nous dirons un mot plus bas sur la maslaha recherchée par le traité de al-Hudaybiya).

Il est par ailleurs à noter que Ibn Taymiyya est d'avis que c'est à durée déterminée comme à durée indéterminée qu'il est autorisé de conclure avec un pays non-musulman un pareil traité (mu'âhada) (lire notre article relatant cela).
Et comme le souligne Cheikh Mannâ' al-Qattân, le fait que les Etats du monde – dont les pays musulmans – ont signé des accords internationaux stipulant qu'ils ne se feront pas la guerre les uns les autres pour agrandir le territoire qu'ils contrôlent, fait donc que les pays non-musulmans sont aujourd'hui, dans les faits (bi-l-fi'l), des "cités Mu'âhida" (ou "Dâr ul-'ahd") par rapport aux pays de la Dâr ul-islâm ; seul un pays qui viole l'accord de non-agression devient "cité Muhâriba" (ou "Dâr ul-harb") (Iqâmat ul-muslim fî baladin ghayri islâmî, Mannâ' al-Qattân, pp. 20-23, 59).

Ce dernier point nous amène à la question suivante...

En quels cas un pays Mu'âhid (c'est-à-dire un pays avec qui il y avait jusqu'alors un traité de paix) peut-il devenir un pays Muhârib (c'est-à-dire un pays qui est en état de belligérance avec la Dâr ul-islâm) ?

D'après les ouvrages classiques du droit musulman, cela peut théoriquement se produire dans l'un des cas suivants :
a) le traité de paix était à durée déterminée, il est parvenu à son terme, et les deux pays – musulman d'un côté et non-musulman de l'autre – n'ont pas souhaité en renouveler la teneur (car en islam il est tout à fait possible de renouveler pareil traité) ;
b) le pays non-musulman a violé la clause du traité, par exemple en agressant le pays musulman ; c'est ce qu'on appelle "naqdh ul-'ahd" / "ghadr" ; ce pays non-musulman devient alors automatiquement "en état de Muhâraba" (il peut y avoir cependant signature d'un nouveau traité ; car, comme nous allons le voir plus bas, en 2, le fait qu'un pays jusqu'alors Mu'âhid viole le traité, cela n'implique pas que concrètement - bi-l-fi'l - il y ait une guerre contre lui) ;
c) le pays non-musulman décide, à cause de telle maslaha pour lui, de mettre fin au traité de paix avec le pays musulman ; il fait donc savoir (i'lâm) en toute loyauté à ce dernier qu'il met fin au traité de paix et que, à partir de telle date, tous deux seront de nouveau en état de belligérance ; c'est ce qu'on appelle "nabdh ul-'ahd" ;
d) le pays musulman décide, à cause de telle maslaha pour lui, de mettre fin au traité de paix avec le pays non-musulman ; il fait donc savoir (i'lâm) en toute loyauté à ce dernier qu'il met fin au traité de paix et que, à partir de telle date, tous deux seront de nouveau en état de belligérance ; c'est, de nouveau, du "nabdh ul-'ahd".

Les ouvrages classiques précisent que ce dernier cas de figure est envisageable s'il y a maslaha à le faire (Al-Hidâya, Radd ul-muhtâr, etc.). On note d'ailleurs ici que des commentateurs ont souligné qu'il s'agissait, pour résilier ainsi un traité de paix, qu'il y ait une vraie nécessité, que cela entre dans le cadre d'une cause reconnue comme étant valable pour déclarer l'état de belligérance ; c'est bien ce que le verset coranique qui parle de la résiliation du traité de paix dit : "Et si tu crains vraiment une traîtrise de la part d'un peuple, alors résilie (le traité) de façon équitable" : il faut, soulignent ces commentateurs, qu'il y ait des preuves que ce pays allait trahir le traité (voir Ahkâm ul-qur'ân 2/420, Tafsîr ul-Qurtubî 8/22) (voir également Al-'Alâqât ud-duwaliyya fi-l-islâm, Abû Zahra, p. 85 ; Al-'Alâqât ud-duwaliyya fi-l-islâm, Wahba az-Zuhaylî, p. 186 ; Al-Fiqh ul-islâmî wa adillatuh, 8/5874-5875).

Ici, quelqu'un pourrait à première vue penser que c'est la réalisation de n'importe laquelle des 4 dernières causes (B2, B3, B4 et B5) pouvant entraîner une entrée en état de belligérance, qui constitue la maslaha permettant de résilier un traité de paix.

Mais en réalité, il est certaines de ces causes qui sont d'"intensité inférieure" à celle d'un traité de paix, de sorte que la présence de cette cause ne soit pas suffisante – ou ne rende plus obligatoire – la résiliation du traité. Ainsi, un verset coranique dit des musulman qui n'ont pas émigré mais sont demeurés dans la Dâr ul-khawf : "Et s'ils vous demandent l'aide pour la cause de la religion, vous devez la leur apporter, sauf si c'est contre un peuple avec qui vous êtes liés par un pacte" (Coran 8/72).
– Al-Qurtubî est d'avis que si le pays musulman a conclu un traité de paix avec un pays non-musulman, l'oppression d'une minorité musulmane dans ce pays non-musulman n'est pas une raison autorisant le pays musulman à résilier le traité, et, en ayant informé au préalable le pays non-musulman, à entrer alors en belligérance avec lui (Tafsîr ul-Qurtubî, commentaire de ce verset) ; c'est aussi l'avis de Khâlid Saïfullâh (cf. Islâm aur jadîd ma'âshî massâ'ïl, p. 70).
– Ibn ul-'Arabî, lui, est d'un autre avis : pour lui, l'exception que formule ce verset ("sauf si c'est contre un peuple avec qui vous êtes liés par un pacte") signifie que si le pays non-musulman qui persécute sa minorité musulmane est lié au pays musulman par un traité de paix, alors le pays musulman n'est plus dans l'obligation de secourir cette minorité en pratiquant le droit d'ingérence militaire : il peut rester fidèle au traité de paix, comme il peut dire officiellement et en toute loyauté au pays non-musulman qu'il met fin au traité de paix parce qu'il a des preuves de la persécution de sa minorité musulmane, et que, à partir de telle date, tous deux seront de nouveau en état de belligérance (voir Ahkâm ul-qur'ân, tome 2 p. 439). Dans ce cas, le dirigeant de ce pays musulman peut établir une évaluation (muwâzana) entre la maslaha de rester en paix et celle de résilier le traité et d'intervenir.
On note d'ailleurs qu'en l'an 6 de l'hégire, le Prophète accepta à al-Hudaybiya que la cité de la Mecque soit Dâr ul-'ahd bien que continuant à persécuter les musulmans (qui d'ailleurs ne pourraient même pas être accueillis par Médine), et demeurant par là une Dâr ul-khawf : la maslaha d'être en paix avec la Mecque a donc été jugée supérieure à celle d'intervenir pour secourir les musulmans qui y étaient persécutés (nous allons voir plus bas en quoi, d'après des ulémas, cette maslaha consistait-elle).

Par ailleurs, d'après Ibn ul-'Arabî, le cas de figure d – c'est le pays musulman qui décide de résilier le traité et en informe donc loyalement le pays non-musulman – n'est possible que si ce n'est pas le pays musulman qui avait proposé la conclusion du traité. Car si c'est lui qui l'avait proposée, il doit y avoir accord des deux pays contractants pour que le traité soit résilié (Ahkâm ul-qur'ân 2/427). Ceci semble effectivement être la raison pour laquelle le Prophète n'a pas décidé de mettre fin au traité de al-Hudaybiya et d'en informer la Mecque – et ce malgré la maslaha évidente qui se dessinait alors – ; il a attendu que ce soient les Quraysh qui violent le traité.

-
2) Difâ' (défensif) et iqdâm (offensif) :

Rappelons tout d'abord que les ouvrages classiques du fiqh stipulent qu'il est deux cas (certains ouvrages mentionnent trois cas, nous y reviendrons plus bas) où le fait de se mobiliser pour l'effort militaire devient obligatoire sur le musulman concerné :
cas I) "فإن هجم العدو على بلد وجب على جميع الناس الدفع تخرج المرأة بغير إذن زوجها والعبد بغير إذن المولى لأنه صار فرض عين" : lorsque l'ennemi envahit la cité ;
cas II) "أن يكون النفير عاما: فحينئذ يصير من فروض الأعيان" : lorsque le chef (de la cité) appelle à la mobilisation.
Ces deux cas, tels que ici formulés, sont extraits de Al-Hidâya (1/539).
Dans Al-Mughnî (12/494), ces deux cas sont formulés ainsi : "إذا نزل الكفار ببلد، تعين على أهله قتالهم ودفعهم" et "إذا استنفر الإمام قوما لزمهم النفير معه".

Le cas II concerne les causes B2, B3, B4 et B5, le dirigeant de la cité ayant décidé de faire la iqdâm pour entreprendre un combat contre l'ennemi dans le cadre de l'une de ces causes, et appelant alors des gens (ou les gens) de sa cité à se mobiliser pour aller au combat. En fait, ce dirigeant, alors :
--- soit ne faisait qu'en appeler à des volontaires (comme ce fut le cas lors de la sortie qui allait conduire à la bataille de Badr, et il était alors fardh 'ala-l-kifâya de se joindre à la sortie) ;
--- soit désignait certaines personnes précises pour aller combattre l'ennemi (comme ce fut le cas pour Ussâma précisément, quand le Prophète le désigna chef d'un groupe quelques jours avant de mourir, et il était alors fardh ala-l-'ayn sur ces personnes nommées de partir, pour les autres cela restait facultatif) ;
--- soit mobilisait tous les réservistes de la cité (comme ce fut le cas pour le fait de partir à la Mecque en dhu-l-qa'da de l'an 6, et comme ce fut le cas pour la campagne de Tabûk : il était alors fardh ala-l-'ayn sur toutes ces personnes de partir, sauf bien sûr les personnes exceptées pour cause de maladie ou d'incapacité).

Il faut cependant rappeler que, pour entreprendre une iqdâm, il fallait qu'il y ait présomption de réussite dans l'entreprise, sinon il n'était pas permis [mashrû'] à ce dirigeant de faire cette iqdâm (Radd ul-muhtâr 6/199).

Quant au cas I (le premier des deux cas cités dans Al-Hidâya), il correspond à la cause B1, la difâ'. Ici, et contrairement au cas II que nous venons de voir, même en l'absence d'appel à la mobilisation (istinfâr) de la part du dirigeant, il devient obligatoire de se mobiliser pour repousser l'envahisseur. Ibn Qudâma écrit cependant que même en pareil cas (quand il y a invasion), il demeure nécessaire, avant d'aller combattre l'ennemi, de se ranger à l'avis du dirigeant [nous verrons plus bas pourquoi ; et puis, la défense sera coordonnée par ce dirigeant] ; c'est seulement au cas où l'ennemi arrive par surprise et qu'ils n'ont pas le temps de prévenir le dirigeant qu'ils défendront d'eux-mêmes la cité face à l'envahisseur (Al-Mughnî 12/526-527).

Il faut noter ici que, dans les cas autres que le B1, le fait qu'un pays auparavant Mu'âhid viole le traité, cela n'implique pas que concrètement (bi-l-fi'l) il y ait une guerre. En effet, tous les cas autres que le B1 relèvent d'une iqdâm ; or la iqdâm est conditionnée au fait qu'elle ne va pas entraîner, par rapport au pays ennemi, une mafsada plus grande encore que celle déjà existante.

Le fait est que,  selon qu'il s'agit ou non de considérer si elles risquent ou non d'engendrer une plus grande mafsada que celle existante et que l'on voulait faire disparaître, les règles présentes dans nos textes peuvent être classifiées en plusieurs catégories (nous en avions parlé dans un article précédent) :
-- A et B.a) il y a les règles à propos desquelles une telle considération n'a pas lieu d'être. Le fait est que depuis le moment où elles ont été instituées durant le vivant du Prophète jusqu'à la fin des temps, ces règles sont applicables (sous réserve que les autres conditions de leur applicabilités sont présentes) ; ces règles là comportent la maslaha en soi ;
--- B.b) et puis il y a d'autres règles qui ne sont pas instituées (ghayr mashrû') quand leur application risque d'entraîner une mafsada plus grande que celle déjà existante et que l'on voulait faire disparaître ; ces règles là ne sont instituées (mashrû') que lorsqu'il n'y a pas ce risque ; ensuite, au sein de cette catégorie :
----- B.b.a) il y a des règles à propos desquelles là où le risque d'entraîner une mafsada plus grande que celle existante et que l'on voulait faire disparaître est présent, ces lieux et ces temps ont déjà été stipulés ; la présence d'un tel lieu ou bien un tel temps entraîne donc systématiquement la non-applicabilité de la règle ; ainsi, comme l'a écrit Ibn Taymiyya, en Dâr ul-kufr, la sanction contre celui qui manque de respect à la mémoire du Prophète est inapplicable (son écrit sur le sujet est reproduit dans l'article) ;
----- B.b.b) et il y a d'autres de ces règles où l'évaluation de la domination de la maslaha sur la mafsada est laissée à l'appréciation des mujtahidûn (fût-ce des mujtahidûn fi-l-massâ'ïl) ; si c'est le risque de plus grande mafsada qui domine, alors la règle est inapplicable ; par contre, si la maslaha obtenue sera plus grande que la mafsada, alors la règle est applicable ; relève de cette sous-catégorie B.b.b le fait d'entreprendre le nay'h 'an il-munkar par tel moyen (autre que le coeur) (le propos de Ibn Taymiyya sur le sujet a également été reproduit dans l'article).

Or, certes, la règle d'obligation de faire face à l'envahisseur, que Ibn Taymiyya a citée, et qui concerne le cas de figure B1, relève de la catégorie B.a.

Par contre, le fait de s'en prendre à l'agresseur en l'attaquant sur son sol à lui (soit le cas de figure B2) – exactement comme lui attaque le musulman de la Dâr ul-islâm sur son sol à lui –, cela relève de la catégorie B.b.b : ce n'est pas systématiquement et perpétuellement que cette action est instituée (mashrû').

-
3) La preuve qu'il s'agit là de deux cas de figure différents :

Relevait du premier cas de figure – B1 – le fait de repousser les attaques des Mecquois lorsqu'ils arrivèrent à Médine en l'an 3, ce qui occasionna la bataille de Uhud, ainsi qu'en l'an 5 (d'après l'avis le plus connu) avec les autres coalisés (Ghatafân etc.), ce qui entraîna la bataille du Fossé. Il fallait alors se mobiliser immédiatement contre l'invasion, et le Coran a fait des reproches à ceux qui ont fait défection lors de Uhud (sourate 3) comme à ceux qui l'ont fait face aux Coalisés (sourate 33).

Par contre, relevait d'un cas de figure différent le fait d'aller attaquer les Mecquois chez eux, soit le cas B2.
En effet, un verset dit :
"وَقَاتِلُواْ فِي سَبِيلِ اللّهِ الَّذِينَ يُقَاتِلُونَكُمْ وَلاَ تَعْتَدُواْ إِنَّ اللّهَ لاَ يُحِبِّ الْمُعْتَدِينَ" : "Et combattez dans le chemin de Dieu ceux qui vous combattent. Et ne transgressez pas, Dieu n'aime pas ceux qui transgressent" (Coran 2/190). Si Ibn Abbâs (cf. Asbâb un-nuzûl, al-Wâhidî, p. 29) pense que les versets 190 à 194 de cette sourate 2 ont tous été révélés en l'an 7 à l'occasion de la 'umrat ul-qadhiyya (ce qui leur donne un sens particulier, adopté et développé par at-Thânwî dans Bayân ul-qur'ân), en revanche Qatâda mentionne cette circonstance de révélation à propos du verset 2/194 uniquement (Asbâb un-nuzûl, p. 30). Dès lors, le sens que Ibn Kathîr donne au verset 190 est tout à fait plausible : le verset 190 constitue bien une "تهييج وإغراء بالأعداء الذين همتهم قتال الإسلام وأهله، أي: كما يقاتلونكم فقاتلوهم أنتم" (Tafsîr Ibn Kathîr 1/198). L'impératif "وَقَاتِلُواْ فِي سَبِيلِ اللّهِ الَّذِينَ يُقَاتِلُونَكُمْ" : "Et combattez dans le chemin de Dieu ceux qui vous combattent" s'appliquait donc bien aux Mecquois, vu qu'ils avaient cherché à envahir Médine par deux fois et avaient combattu les musulmans d'autre fois encore ; il s'agissait donc du cas B2.
Par ailleurs, la Kaaba devait être rendue au culte de Dieu ; or cela n'était pas possible sans enlever le pouvoir des Quraysh polythéistes sur la Mecque, comme les événements l'avaient montré quand le Prophète (sur lui soit la paix) vivait à la Mecque ; Dieu a dit : "وَمَا لَهُمْ أَلاَّ يُعَذِّبَهُمُ اللّهُ وَهُمْ يَصُدُّونَ عَنِ الْمَسْجِدِ الْحَرَامِ وَمَا كَانُواْ أَوْلِيَاءهُ إِنْ أَوْلِيَآؤُهُ إِلاَّ الْمُتَّقُونَ وَلَكِنَّ أَكْثَرَهُمْ لاَ يَعْلَمُونَ" : "Qu'ont-ils à ce que Dieu ne les châtie pas alors qu'ils empêchent (les croyants de se rendre) au Sanctuaire Sacré alors qu'ils n'en sont pas les gardiens [méritants] ; ses gardiens [méritants] ne sont que les pieux. Mais la plupart d'entre eux ne savent pas" (Coran 8/34).
Troisièmement, il se trouvait à la Mecque des musulmans persécutés (parmi lesquels Abû Jandal, Abû Bassîr, etc.), ce qui faisait que, selon un autre verset coranique, il fallait leur apporter une aide : "وَمَا لَكُمْ لاَ تُقَاتِلُونَ فِي سَبِيلِ اللّهِ وَالْمُسْتَضْعَفِينَ مِنَ الرِّجَالِ وَالنِّسَاء وَالْوِلْدَانِ الَّذِينَ يَقُولُونَ رَبَّنَا أَخْرِجْنَا مِنْ هَذِهِ الْقَرْيَةِ الظَّالِمِ أَهْلُهَا وَاجْعَل لَّنَا مِن لَّدُنكَ وَلِيًّا وَاجْعَل لَّنَا مِن لَّدُنكَ نَصِيرًا" : "Et qu'avez-vous à ne pas combattre dans la voie de Dieu et pour (aider) ceux qui sont considérés comme faibles – hommes, femmes et enfants –, qui disent "Seigneur, fais-nous pouvoir quitter cette cité dont les gens sont injustes"" (Coran 4/75). "وَإِنِ اسْتَنصَرُوكُمْ فِي الدِّينِ فَعَلَيْكُمُ النَّصْرُ إِلاَّ عَلَى قَوْمٍ بَيْنَكُمْ وَبَيْنَهُم مِّيثَاقٌ" : "Et s'ils vous demandent l'aide pour la cause de la religion, vous devez la leur apporter, sauf si c'est contre un peuple avec qui vous êtes liés par un pacte" (Coran 8/72). Ceci constituait le cas B4 dans l'autre article. Après le départ des Coalisés en l'an 5, le Prophète (sur lui soit la paix) avait d'ailleurs annoncé : "الآن نغزوهم ولا يغزوننا، نحن نسير إليهم" : "Maintenant nous les attaquerons, ils ne nous attaqueront pas ; nous marcherons vers eux" (al-Bukhârî, 3884) (le Prophète voulait parler de les attaquer sur leur sol à eux, car la poursuite de leur caravane en l'an 2 relevait aussi d'une sorte de iqdâm à caractère défensif, suite à la révélation de "Udhina li-lladhîna yuqâtalûna bi annahum zulimû", mais en territoire "neutre" : ce n'était ni leur sol ni le sol de la Dâr ul-islâm ; ceci avait conduit à Badr ; nous en reparlerons plus bas).

Or, malgré ces 3 causes présentes chez les Quraysh (la première des trois formant la B2), le Prophète a, en l'an 6, à al-Hudaybiya, conclu avec eux un traité (mu'âhada) pour 10 ans, et fait alors de la Mecque une "Dâr ul-'ahd" par rapport à la Dâr ul-islâm ; ce faisant, il recherchait la réalisation d'une maslaha plus grande encore que la maslaha d'intervenir immédiatement contre la Mecque, dans le cadre des deux causes B2 et B4 présentes en eux (mettant alors fin à la mafsada que constituait la situation d'alors, et notamment l'oppression qui y régnait contre les musulmans, puisque le traité conclu revenait à ce qu'il ne puisse pas intervenir pour les libérer et qu'il ne les accueille même pas s'ils s'enfuyaient de l'antique Cité).

Si c'était la même règle que celle relative à Uhud et au Fossé (et que nous avons désigné comme étant B1) qui s'appliquait ici, et qu'il fallait simplement "y aller", le Prophète (sur lui soit la paix) n'aurait pas proposé de lui-même aux Quraysh de conclure une période de paix de 10 ans, alors même qu'il y avait chez eux les causes B2 et B4 – plus une spécifique à la Mecque, celle de libérer la Kaaba et de la rendre au culte de l'Unique –, et que, de surcroît, le Prophète (sur lui soit la paix) avait lui-même prédit que ce seraient maintenant les musulmans qui marcheraient vers les Mecquois et non plus l'inverse.

A al-Hudaybiya, le Prophète (sur lui soit la paix) employa même des arguments pour convaincre Budayl ibn Warqâ' de conclure cette trêve. Son échange avec celui-ci est visible dans Sahîh ul-Bukhârî (n° 2581-2582) ("فقال رسول الله صلى الله عليه وسلم: "إنا لم نجئ لقتال أحد، ولكنا جئنا معتمرين، وإن قريشا قد نهكتهم الحرب، وأضرت بهم، فإن شاءوا ماددتهم مدة ويخلوا بيني وبين الناس، فإن أظهر: فإن شاءوا أن يدخلوا فيما دخل فيه الناس فعلوا، وإلا فقد جموا، وإن هم أبوا، فوالذي نفسي بيده لأقاتلنهم على أمري هذا حتى تنفرد سالفتي، ولينفذن الله أمره"), avec Fat'h ul-bârî.
Ibn Hajar écrit que si la signature du traité de paix à al-Hudaybiya fut une "victoire" / "ouverture", "c'est à cause des retombées de ce traité qui engendra la sécurité et la cessation de la guerre, et que put entrer dans l'islam et venir à Médine celui qui craignait de le faire (...)". Puis il cite az-Zuhrî qui a dit : "Il n'y a pas eu en Islam d'ouverture plus grande avant celle de al-Hudaybiya. Le kufr ne demeurait que par rapport au combat ("innama-l-kufr haythu-l-qitâl") ; mais lorsque les gens furent tous en sécurité, ils se parlèrent les uns les autres et échangèrent ; et il ne resta pas une personne qui comprenne qui n'entra en islam ; y entrèrent ainsi pendant ces deux années autant, voire plus que ceux qui y étaient entrés jusque là" (Fat'h ul-bârî 7/550). D'après certains contemporains, la maslaha que le Prophète recherchait en signant le traité de paix était de rendre possible pour les Arabes une fréquentation des musulmans et une meilleure compréhension de l'islam, rendue difficile par ces années de guerre avec les Quraysh et les oppositions mentales que cela entraîne.

En tout état de cause, si le Prophète a conclu cette trêve avec les Quraysh alors même que 3 causes étaient réunies pour qu'il les attaque, c'est bien la preuve que aller attaquer les Quraysh sur leur terre à eux était différent de les repousser lors de leur tentative d'invasion de la terre d'islam à Uhud et au Fossé. Par rapport au cas B2, et étant donné que les Quraysh avaient jusque ici été agresseurs, il se serait agi d'une iqdâm, dans le sens où il s'agissait d'aller attaquer l'ennemi sur sa terre à lui (soit "طلب الصائل الظالم الكافر في بلاده", selon les termes de Ibn Taymiyya dans le passage en question de Al-Fatâwâ al-kub'râ, que nous allons citer plus bas). Par contre, quand il s'était agi de repousser l'ennemi de la terre musulmane qu'il voulait envahir, à Uhud et lors de bataille du Fossé, le Prophète n'a pas conclu de paix ; c'est cela qui constituait le cas B1 (soit "دفع الصائل الظالم الكافر" d'après les termes de Ibn Taymiyya).

Plus tard, quand les Mecquois violèrent le traité, la marche du Prophète contre leur cité releva de la cause B3.

-
4) Le propos de Ibn Taymiyya présent dans Al-Fatâwâ al-kub'râ concerne le cas B1, et non le cas B2 :

C'est dans le cas B1 que se mobiliser est obligatoire de façon inconditionnelle : il s'agit d'empêcher l'invasion. Ce n'est pas la même règle qui s'applique dans le cas B2.

On peut par ailleurs dire ici que ce cas B2 se ramifie en fait en deux cas de figure :
- "B2.a" désignerait le cas consistant à attaquer, sur un sol neutre, celui qui était déjà en état de belligérance, comme cela s'est passé à Badr ;
- et "B2.b" indiquerait le cas consistant à attaquer, sur son sol à lui, celui qui était déjà en état de belligérance, comme cela s'est passé à Khaybar.
Ces deux cas de figure sont distincts de la pure défense, désignée quant à elle par "B1", et évoquée dans le propos de Ibn Taymiyya.

Voici quelques éléments de réflexion que j'avais écrits dans un article précédent :

"As-Suyûtî écrit : "Ceci ne relève pas du registre de l'"abrogé" mais de celui du "reporté", dans le sens où chacune des règles ainsi dictées doit être pratiquée dans un contexte donné, par le moyen d'une cause ('illa) qui entraîne cette règle ; le changement de la cause entraîne que c'est l'autre règle qui sera applicable. Ceci n'est pas de l'abrogation, car cette dernière consiste en le fait de mettre fin à une règle précédente en sorte qu'il ne soit plus du tout possible de la pratiquer" (Al-Itqân, pp. 703-704). Ibn Taymiyya a écrit en substance la même chose (cf. As-Sârim, p. 359).
(...)

Pour ce qui est de la Dâr ul-islâm, je ne crois pas que les ulémas ont dit que dans le cas d'une invasion armée de cette Dâr ul-islâm (cas B1), le devoir de résistance armé est, dans telle ou telle situation, inapplicable ; je crois qu'au contraire, à l'unanimité (ijmâ'), ils ont dit que, alors, ce devoir s'applique obligatoirement sur chaque musulman habitant cette Dâr ul-islâm ('ala-l-'ayn) ; certes, ici aussi la prise en compte des capacités entre en jeu, mais uniquement pour déterminer la nature et l'ampleur de la résistance à promouvoir.

Par contre, et ce conformément aux avis de as-Suyûtî et de Ibn Taymiyya que nous avons cités plus haut, les autres cas (B2, B3, B4 et B5) sont liés aux différentes situations qu'ont connues les musulmans vivant avec le Prophète à Médine :
– quand les musulmans se trouvent dans une situation semblable à celle que le Prophète et ses Compagnons ont connue lorsque leur émigration à Médine était récente – vivre dans une société fondée sur les enseignements de l'islam mais être en état de faiblesse –, c'est la règle de la patience qui est applicable (tant qu'il n'y a pas invasion armée – cas B1 –, comme nous venons de le dire) ;
– quand les musulmans se trouvent dans une situation semblable à celle que le Prophète et ses Compagnons ont connue ensuite, alors face à un cas de belligérance de type B2, B3 ou B4, c'est la règle du devoir de résistance qui est applicable ;
le cas B5 est applicable si la raison qui la commande se trouve présente (voir
notre article "La paix est ce que nous souhaitons" pour découvrir que des ulémas pensent qu'il y a ici un objectif qui peut être atteint par d'autres moyens), et si les musulmans se trouvent dans une situation semblable à celle du Prophète quand celui-ci a été institué (situation 3.3 dans l'autre article) ;
le cas B6 est spécifique à l'Arabie ou au Hedjaz, comme démontré dans
l'article "Les versets appelant à tuer les polythéistes : couper un texte de son contexte ?" ; et la demande que le Prophète fit dans ses derniers jours n'est applicable que quand les musulmans se trouvent dans une situation telle que celle que le Prophète a connue alors (elle n'a d'ailleurs pu être appliquée que par Omar ibn ul-Khattâb) ; enfin, ce sont aux autorités et non à n'importe quel citoyen de prendre la décision de son application (c'est Omar qui l'a appliquée pendant son califat).
Il faut rappeler ici que, au moins d'après une lecture des versets relatifs au sujet, le principe premier reste la paix, avec la directive d'"incliner vers la paix s'ils inclinent vers elle"
.

-
5) Analyse de l'ensemble du passage de Al-Fatâwâ al-kub'râ :

Dans ce passage de Al-Fatâwâ al-kub'râ, ce que Ibn Taymiyya exprime est que le cas où l'ennemi envahit la cité ne fait l'objet d'aucune divergence quant au caractère obligatoire de la mobilisation face à lui ; et que par contre, dans tous les autres cas – qu'il y ait mobilisation (le combat devenant alors également obligatoire sur l'individu) ou non (le combat n'étant alors pas obligatoire individuellement) – il y a des avis divergents sur certains points, mais celui auquel il donne, lui, préférence, est tel et tel avis.

Ainsi, il commence par ceci : "ومن عجز عن الجهاد ببدنه وقدر على الجهاد بماله وجب عليه الجهاد بماله وهو نص أحمد في رواية أبي الحكم وهو الذي قطع به القاضي في أحكام القرآن في سورة براءة عند قوله: {انفروا خفافا وثقالا} [التوبة: 41] فيجب على الموسرين النفقة في سبيل الله وعلى هذا فيجب على النساء الجهاد في أموالهن إن كان فيها فضل وكذلك في أموال الصغار وإذا احتيج إليها كما تجب النفقات والزكاة وينبغي أن يكون محل الروايتين في واجب الكفاية فأما إذا هجم العدو فلا يبقى للخلاف وجه فإن دفع ضررهم عن الدين والنفس والحرمة واجب إجماعا."
Ici Ibn Taymiyya affirme qu' il existe 2 avis relatés de Ahmad ibn Hanbal à propos de la nécessité ou non de participer financièrement à l'effort militaire pour celui qui ne peut pas y participer physiquement. Ibn Taymiyya donne préférence, lui, à celle des deux relations qui le rend nécessaire. Mais ensuite il précise que cette divergence d'avis à propos de la participation financière n'est possible que dans les cas autres que celui où l'ennemi attaque (la cité) (c'est-à-dire les cas autres que B1), car dans ce cas B1, il n'y a plus de raison de diverger : "Quant au cas où l'ennemi attaque, il ne reste alors plus de raison de diverger, car repousser leur tort du dîn, de la vie et de la hurma est nécessaire par consensus" (Al-Fatâwâ al-kub'râ, 4/607).

Ibn Taymiyya poursuit ainsi : "سئلت عمن عليه دين وله ما يوفيه وقد تعين الجهاد فقلت من الواجبات ما يقدم على وفاء الدين كنفقة النفس والزوجة والولد الفقير ومنها ما يقدم وفاء الدين عليه كالعبادات من الحج والكفارات، ومنها ما يقدم عليه إلا إذا طولب به كصدقة الفطر، فإن كان الجهاد المتعين لدفع الضرر كما إذا حضره العدو أو حضر الصف قدم على وفاء الدين كالنفقة وأولى وإن كان استنفار فقضاء الدين أولى إذ الإمام لا ينبغي له استنفار المدين مع الاستغناء عنه ولذلك قلت لو ضاق المال عن إطعام جياع والجهاد الذي يتضرر بتركه قدمنا الجهاد وإن مات الجياع كما في مسألة التترس وأولى فإن هناك نقتلهم بفعلنا وهنا يموتون بفعل الله.
وقلت أيضا: إذا كان الغرماء يجاهدون بالمال الذي يستوفونه فالواجب وفاؤهم لتحصيل المصلحتين
الوفاء والجهاد. ونصوص الإمام أحمد توافق ما كتبته وقد ذكرها الخلال".
Ici Ibn Taymiyya parle de celui qui a des dettes et possède de l'argent suffisant pour les rembourser, mais par rapport à qui le devoir d'aller combattre s'est présenté : cet homme doit-il utiliser l'argent qu'il possède pour rembourser ses dettes, ou bien doit-il le dépenser pour aller combattre ? Ibn Taymiyya est d'avis que si le caractère obligatoire de partir combattre est dû à une mobilisation par le dirigeant, il vaut mieux consacrer cet argent à rembourser ses dettes, et le dirigeant ne devrait pas mobiliser ce genre de personnes tant que leur présence n'est pas nécessaire. Par contre, si le devoir de combattre est dû à l'invasion ennemie [cas B1 d'après notre classification], alors il vaut mieux consacrer la somme d'argent que l'on possède à aller combattre l'ennemi ; mais si on sait que les créanciers vont affecter l'argent leur étant remis à combattre l'ennemi, il vaut mieux le leur remettre, car alors les deux objectifs seront atteints (Al-Fatâwâ al-kub'râ, 4/607-608).

Ibn Taymiyya écrit ensuite : "قال القاضي إذا تعين فرض الجهاد على أهل بلد وكان على مسافة يقصر فيها الصلاة فمن شرط وجوبه الزاد والراحلة كالحج وما قاله القاضي من القياس على الحج لم ينقل عن أحمد وهو ضعيف فإن وجوب الجهاد قد يكون لدفع ضرر العدو فيكون أوجب من الهجرة ثم الهجرة لا تعتبر فيها الراحلة فبعض الجهاد أولى.
وثبت في الصحيح من حديث عبادة بن الصامت عن النبي - صلى الله عليه وسلم - أنه قال: "على المرء المسلم السمع والطاعة في عسره ويسره ومنشطه ومكرهه وأثرة عليه" فأوجب الطاعة التي عمادها الاستنفار في العسر واليسر وهنا نص في وجوبه مع الإعسار بخلاف الحج. هذا كله في قتال الطلب.
وأما قتال الدفع فهو أشد أنواع دفع الصائل عن الحرمة والدين فواجب إجماعا؛ فالعدو الصائل الذي يفسد الدين والدنيا لا شيء أوجب بعد الإيمان من دفعه؛ فلا يشترط له شرط بل يدفع بحسب الإمكان.
وقد نص على ذلك العلماء أصحابنا وغيرهم.
فيجب التفريق بين دفع الصائل الظالم الكافر وبين طلبه في بلاده"

Dans ce passage, Ibn Taymiyya relate que al-Qâdhî (Abû Ya'lâ) a écrit que dans le cas où combattre est obligatoire sur les gens d'une cité [cas I ou cas II] mais que le combat se déroule à une distance reconnue comme "voyage" et permettant de raccourcir les prières, aller combattre n'est alors obligatoire que sur la personne qui possède provisions et monture [Ibn Qudâma est du même avis : cf. Al-Mughnî 12/496], comme c'est le cas pour le pèlerinage.

Ibn Taymiyya exprime son désaccord avec cette analogie faite par Abû Ya'lâ [et Ibn Qudâma] à propos de ce point précis, entre le pèlerinage et le combat ; il préfère pour sa part fonder son avis sur une lecture "large" de ce que dit un hadîth. Le fait est que, nous l'avons vu plus haut, lorsqu'il s'agit d'aller attaquer l'ennemi sur son territoire à lui, le combat devient obligatoire quand il y a eu mobilisation de la part du dirigeant ; or, répondre à l'appel à la mobilisation, c'est obéir ; et un hadîth dit qu'il s'agit d'obéir au dirigeant "lorsqu'on est en situation d'aisance comme lorsqu'on est en situation de difficulté" (hadîth de 'Ubâda ibn us-Sâmit, rapporté par al-Bukhârî et Muslim). Pour Ibn Taymiyya, cette règle d'obligation s'applique donc également face à la mobilisation, même si on est dépourvu de moyen de locomotion [il faut nécessairement faire de cet avis une exception, que nous allons évoquer plus bas]. Immédiatement après, Ibn Taymiyya précise : "Tout ceci [cette non-condition de posséder provisions et monture] concerne le combat offensif [soit le cas II, qui revient à l'un des cas B2, B3, B4 ou B5]. Quant au combat pour repousser [soit le cas I, c'est-à-dire B1], il est le plus fort des types de (la catégorie) "repousser celui qui agresse ("as-sâ'ïl"), loin de la chose sacrée et du dîn" ; il est obligatoire par consensus. L'ennemi agresseur ("as-sâ'ïl"), qui gâche le dîn et le dunyâ, rien n'est, après la foi, aussi obligatoire que de le repousser. Il n'y a donc aucune condition pour cela [et posséder provisions et monture ne peut donc a fortiori pas être une condition ici], et il sera repoussé selon la possibilité. Les ulémas – les nôtres [= les hanbalites] et d'autres qu'eux – ont écrit cela. Il est donc nécessaire de faire la distinction entre repousser l'agresseur ("as-sâ'ïl") injuste kâfir, et l'attaquer dans son pays à lui" (Al-Fatâwâ al-kubrâ, 4/608).

On ne peut cependant que remarquer une nécessaire exception à ce que Ibn Taymiyya a écrit là à propos de l'obligation de partir suite à la mobilisation effectuée par le dirigeant : peut-être le savant damascain voulait-il simplement exprimer son désaccord avec le fait que Abû Ya'lâ ait fait de la possession de provisions et d'une monture une condition pour l'obligation de répondre à la mobilisation (cas II), dès que la distance permet de raccourcir les prières. Mais en tous cas, quand la distance est longue et les conditions éprouvantes, ne pas disposer de monture ou de provisions est bien (comme l'a dit Abû Ya'lâ) une cause entraînant la non-obligation de partir et de répondre à la mobilisation. Le fait est que, lors de la mobilisation pour la campagne de Tabûk, certains médinois étaient dans ce cas, et Dieu a explicitement dit qu'aucun reproche ne leur était fait : "لَّيْسَ عَلَى الضُّعَفَاء وَلاَ عَلَى الْمَرْضَى وَلاَ عَلَى الَّذِينَ لاَ يَجِدُونَ مَا يُنفِقُونَ حَرَجٌ إِذَا نَصَحُواْ لِلّهِ وَرَسُولِهِ مَا عَلَى الْمُحْسِنِينَ مِن سَبِيلٍ وَاللّهُ غَفُورٌ رَّحِيمٌ {9/91} وَلاَ عَلَى الَّذِينَ إِذَا مَا أَتَوْكَ لِتَحْمِلَهُمْ قُلْتَ لاَ أَجِدُ مَا أَحْمِلُكُمْ عَلَيْهِ تَوَلَّواْ وَّأَعْيُنُهُمْ تَفِيضُ مِنَ الدَّمْعِ حَزَنًا أَلاَّ يَجِدُواْ مَا يُنفِقُونَ {9/92} ( الجزء الحادي عشر )  إِنَّمَا السَّبِيلُ عَلَى الَّذِينَ يَسْتَأْذِنُونَكَ وَهُمْ أَغْنِيَاء رَضُواْ بِأَن يَكُونُواْ مَعَ الْخَوَالِفِ وَطَبَعَ اللّهُ عَلَى قُلُوبِهِمْ فَهُمْ لاَ يَعْلَمُونَ {9/93" (Coran 9/91-93).

En tous cas, on comprend mieux maintenant que quand Ibn Taymiyya, parlant de l'envahisseur ennemi, dit "فلا يشترط له شرط بل يدفع بحسب الإمكان" ("il n'y a donc aucune condition pour cela, et il sera repoussé selon la possibilité"), il ne veut pas dire que de n'importe quelle façon que ce soit il faut infliger des pertes à cet envahisseur, fût-ce sur le territoire de ce dernier. Ibn Taymiyya veut parler, ici, de "az-zâd wa-r-râhila", c'est-à-dire de la condition de provisions et de monture qu'il a relaté de al-Qâdhî Abû Ya'lâ et dont il veut se démarquer. On le comprend d'autant mieux que, immédiatement après, il dit : "فيجب التفريق بين دفع الصائل الظالم الكافر وبين طلبه في بلاده" : "Il est donc nécessaire de faire la distinction entre repousser l'agresseur ("as-sâ'ïl") injuste kâfir, et l'attaquer dans son pays à lui".

Par ailleurs, Ibn Taymiyya a lui-même écrit que, plutôt que combattre [hors cas B1], "la maslaha shar'iyya se trouve à des moments dans le fait de gagner les coeurs par les biens matériels, par le fait de signer un traité, comme le Prophète l'a fait plus d'une fois" (Majmû' ul-fatâwâ 4/442).

-
Conclusion :

Dans le passage suscité de Al-Fatâwâ al-kub'râ, Ibn Taymiyya a seulement voulu dire que, face à une tentative d'invasion de la Dâr ul-islâm, il est obligatoire de repousser l'ennemi envahisseur, et cela doit se faire par les moyens possibles. Mais il y a explicitement fait la distinction entre ces deux cas de figure que constituent le fait de repousser l'envahisseur du sol du pays musulman qu'il convoite, et le fait d'attaquer l'ennemi sur son sol à lui.

Un premier problème avec certains coreligionnaires est, comme nous l'avions écrit dans un autre article, déjà évoqué, le fait qu'ils ne comprennent pas qu'un certain nombre de règles islamiques ne sont légales (mashrû') que lorsque ce que leur application va entraîner ne va pas constituer une mafsada plus grande que la mafsada déjà existante ; comme Ibn Taymiyya l'a écrit, toutes les actions appartenant à la catégorie "nah'y 'an il-munkar" relèvent de ce principe (et il a compté l'application des peines, ainsi que le combat, parmi ces actions : cf. Al-Istiqâma, 2/208-220 ; ou, d'après une autre pagination, pp. 171-174). Ignorant ce principe, et refusant d'écouter les ulémas qui le rappellent, ces coreligionnaires, croyant bien faire, entreprennent des actions qui ne sont pas instituées dans le contexte actuel, et provoquent alors pour l'Islam des problèmes (mafsada) plus grands encore que ceux qu'ils voulaient réparer. (Voir également l'emploi, par Muftî Taqî Uthmânî, des termes "'adam ul-mashrû'iyya" dans ce cas, in Taqrîr-é Tirmidhî, 2/208.)

Un second problème réside dans leur manque de compréhension des nuances et, partant, leurs raisonnements simplificateurs et leurs dénigrements vis-à-vis de tous ceux qui ne partagent pas leur avis ou leur vision du monde. Ainsi, si un musulman dit qu'il est opposé au fait que des personnes attaquent tel pays non-musulman sur son sol (et on parle bien d'attaquer les combattants de ce pays, pas ses non-combattants), les voilà qui crient : "S'il désapprouve qu'on attaque tel pays non-musulman, alors il approuve que ce pays non-musulman agresse tel pays musulman !" Voyez la flagrante lacune dans la compréhension des nuances.

Aujourd'hui, c'est un fait qu'une puissance comme les Etats-Unis d'Amérique envahit certains pays en violant de façon flagrante les accords internationaux de non-agression, et en se basant sur la seule loi du plus fort. Et cela ne peut que causer de la douleur chez tout musulman de la terre, ainsi que chez toute personne impartiale, et ce vu l'existence de ces accords. Mais je maintiens que s'il faut bien que sur le sol du pays qui subit la tentative d'invasion il y ait résistance à cette tentative (avec les nuances que nous verrons dans l'article dont le lien est donné plus bas), il ne faut pas, cela n'étant pas mashrû', attaquer la puissance envahissante sur son sol à elle (et je parle bien des institutions qui sont les centres de décision et d'action militaires, et non pas des non-combattants et des lieux où ce sont ceux-ci qui se trouvent). Cela n'apporterait rien d'autre qu'aggraver encore plus la situation : le problème existait déjà pour certains pays musulmans, il ne ferait qu'empirer, pour ces pays ainsi que pour d'autres.

Suite de cet article : Quelques précisions et nuances à propos du combat défensif (2/3)

Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).

Print Friendly, PDF & Email